45 - La vibration du ciel


11 Août 2052
Deux mois plus tard

— Tu crois qu'on peut voler, à Vanaheim, comme les navires ? demanda Ilya.

Nous étions un dimanche après-midi et je m'autorisais ma première vraie journée de vacance.

En chassant à Vanaheim deux semaines plus tôt, nous avions découvert un lieu insolite fait des ruines d'un panthéon oublié en pleine forêt et recouvert de mousse, avec des statues de dieux parfois à moitié effondrées. Des monstres patrouillaient autour mais aucun, jusqu'à présent, n'était entré, nous fournissant en ces lieux une sécurité relative.

Vu d'ici, le ciel était bleu et le cadre reposant. La vie avait un sens certain. Surtout avec Ilya pelotonnée contre moi dans l'herbe sauvage du temple.

Si on pouvait voler dans Skyline Emrys ?

— Tu sais ce que je pense ? répondis-je enfin.

— Non, mais tu vas me le dire, sourit-elle.

— Que voler est l'un des rêves de l'Humanité depuis toujours.

— Rien de neuf sous le soleil de ce côté-là.

— Ce que je voulais dire c'est que l'Homme a toujours voulu voler parce que cela lui était impossible. Ne voudrait-il mieux pas que cela reste un rêve, justement ?

— Peut-être...

Je souris. Je n'avais pas répondu à sa question, mais ce n'était pas comme si je devais vraiment y répondre. Voler ou non n'avait pas d'importance. Un autre sujet me préoccupait bien plus.

— Tu as déjà songé à rester ici ? soufflais-je tout bas comme si je craignais qu'elle ne m'entende. Comme tant d'autres ont décidé de le faire, de vivre ici...

Elle se redressa, m'observa en silence comme pour jauger de ma sincérité. Puis elle fixa le bout de ses bottes tandis qu'elle agitait nerveusement les pieds.

— J'y ai songé, avoua-t-elle tout bas elle aussi. J'y songe.

Elle se tourna vers moi avec une expression farouche :

— Mais ce n'est pas vivre ce que nous faisons ici. C'est de la survie. Nous ne sommes pas libres ; nous jouons dans une arène selon les règles d'une machine qui ne mesure même pas ce que représente la vie.

Son point de vue n'était pas faux. Pour dire vrai, elle avait une vision des choses tout à fait exacte.

— Le petit incident qui nous est arrivé à tous les deux il y a deux mois m'a beaucoup fait réfléchir...

Je me redressais à mon tour. La conversation prenait une toute autre tournure qui n'admettait pas la plaisanterie. D'ailleurs, il n'y avait plus l'ombre d'un sourire sur son visage ni le mien. Elle voulait aborder un sujet très sérieux qui nous préoccupait tous sans que nous n'osions jamais en parler.

— Lyall, t'es-tu demandé dans quel état nous sommes ? Je veux dire, l'état de notre corps, de notre cerveau... Nous sommes connectés depuis maintenant deux ans et quatre mois. Et ce sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Alors je m'interroge sur le temps qu'il nous reste, le temps où je serai encore capable de tenir la cadence. J'ai peur de m'endormir le soir et de ne plus jamais pouvoir me réveiller...

Cela me rappelait les échos d'une conversation que nous avions eue, deux ans auparavant. Mais nos préoccupations d'aujourd'hui avaient bien plus de sens qu'alors. Que le temps passait...

Ilya avait raison.

— Si nos corps finissent en si mauvais état, pourquoi ne pas finir notre vie ici, dans cet environnement, à profiter d'un corps robuste et puissant, capable de tout, auprès de nos amis qui partagent notre sort, en nous battant ? répondis-je avec sincérité.

Elle me fixa, hébétée. Elle n'envisageait pas les choses sous cet angle. Quitte à mourir, qui aurait voulu finir comme un légume sur un lit d'hôpital alors que cet univers plein de promesses et de merveilles nous tendait les bras ?

Ilya détourna les yeux. Elle semblait partagée et je l'étais aussi, même si ma préférence était claire. Mais je pouvais la comprendre. Vivre, dans tous les cas, était le maître mot. Nous avions chacun nos raisons en achetant le jeu, et nous devions respecter cela. J'étais particulièrement bien placé pour savoir que tous les joueurs de SE n'avaient pas plongé dans cet univers avec comme seule raison le jeu lui-même. Ce n'était pas mon cas non plus. Pour autant, nous n'abordions jamais ce sujet personnel qui nous rattachait tous trop au passé et à la réalité. Car la réalité était plutôt devenue un songe flou pour nous, à présent. Elle se délitait. Nous la perdions.

Je me levais et tendis une main à Ilya pour l'aider à se relever elle aussi :

— Penser à ces choses ne sert à rien, c'est pour cela que nous ne devons pas en parler. Nous vivons, ici et maintenant. C'est le plus important.

Elle secoua la tête, visiblement en désaccord :

— Non, tu te trompes. Se préoccuper de ce que nous sommes en dehors d'ici est primordial. C'est le seul lien qui nous rattache à la réalité. Sinon, cela veut dire que nous nous sommes perdus nous-mêmes.

Je fronçais les sourcils sans quitter du regard ses yeux verts :

— Et si moi je ne veux pas ? Et si je voulais me perdre ?

Son expression se modifia perceptiblement. J'étais bien en peine de dire si elle était énervée ou contrariée.

— Alors cela fait de toi ton propre assassin. Tu ne vaux pas mieux que les players killer, lâcha-t-elle d'une voix sèche.

Furieuse, elle tourna les talons avec rage et s'éloigna à grands pas, sans m'attendre.

Je n'en croyais pas mes oreilles. Pensait-elle vraiment ce qu'elle venait de dire ? En tout cas, je ne pouvais pas lui donner complètement tort. Après tout, j'avais causé la mort de quelqu'un, même si c'était involontaire et représentait de la légitime défense. Je ne valais pas mieux que ces assassins.

Après un dernier regard aux statues oubliées et rongées par la mousse, je m'élançais à la poursuite d'Ilya, courant pour la rattraper. Je ne dirais pas que la réalité lui manquait, mais il était évident qu'elle ne voulait ni l'oublier ni s'en séparer.

A peine la rejoignais-je que le sol se mit à trembler, nous projetant à quatre pattes l'un contre l'autre.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda Ilya, inquiète, les yeux écarquillés.

Trop d'anomalies avaient déjà perturbé le jeu depuis son lancement. Nous vivions continuellement dans la peur que survienne un évènement mortel tel que celui de Malka qui faucherait sans raison des centaines de milliers de vies innocentes.

— Peut-être que Valhalla va faire une annonce, répondis-je sans grande conviction.

La terre cessa de trembler. C'était étrange de se dire que même ces cailloux flottants pouvaient être ébranlés.

— On dirait plutôt que c'est le ciel qui vibre, murmura Ilya comme si elle lisait dans mes pensées.

Voilà autre chose ! Le ciel qui vibrait...

Nous nous relevâmes et évitâmes les différents mobs qui ne semblaient pas avoir été affectés par cette anomalie. Puis, nous nous hâtâmes de regagner Ynglingar.

En ville, c'était le chaos et la débandade. Les joueurs comme les PNJ courraient dans tous les sens. C'était la preuve que les joueurs n'étaient pas les seuls à être affectés, mais que c'était la structure même de Skyline Emrys qui en faisait les frais.

Les PNJ répétaient tous la même chose, en boucle :

— Ce sont les Ases ! Asgard est sur nous ! Ils nous punissent pour héberger des Midgardiens !

C'était assez clair à présent pour me faire croire avec assurance au même genre de mauvaise blague que l'incident de Malka. Cela faisait-il partie du scénario initial ou était-ce un ajout de Valhalla ? Depuis son coup d'Etat, la frontière entre les deux était incertaine.

Dans la pagaille, quelqu'un percuta Ilya avec force, manquant la renverser sauvagement. Je le rattrapais in extremis :

— Eh ! Vous pourriez faire attention ! m'énervais-je.

— Kallaan ? murmura Ilya, perplexe, en reconnaissant l'individu.

L'autre se tourna vers nous, tout aussi surpris de nous trouver là :

— Désolé, Ilya. Je ne voulais pas te renverser comme ça, s'excusa-t-il, réellement penaud.

— Si c'est toi, je te pardonne, l'excusa-t-elle d'un sourire. Lyall était là pour me rattraper de toute façon. Mais si ça n'avait pas été toi... je pense qu'il aurait tué quelqu'un, aujourd'hui.

Kallaan reporta son attention sur moi et je tournais ostensiblement la tête d'un air boudeur. C'était certainement vrai. J'aurais peut-être voulu tuer celui qui avait bousculé Ilya de la sorte si cela n'avait pas été Kallaan, un ami.

Le Dragon du Ciel eut un sourire goguenard :

— Mira m'a dit que vous étiez en couple, tous les deux.

Dans mon esprit, le mot « couple » sonna étrangement, me prenant au dépourvu. Bien que nous faisions effectivement des progrès pour aller l'un vers l'autre, je n'avais jamais considéré notre relation en ces termes.

— Comment va-t-elle ? s'enquit Ilya qui aimait beaucoup le bras droit de Kallaan – certainement parce qu'elle était une fille, comme elle.

— Bien, répondit Kallaan un peu hâtivement. Mais sans vouloir vous vexer, ce n'est pas trop le moment pour avoir ce genre de conversation.

Nous étions au moins d'accord sur ce point. Nous n'étions en sécurité nulle part ici.

— Les Ases attaquent réellement Vanaheim ? demandais-je tandis que nous nous éloignions tous les trois. Ils sont censés être de niveau 90 à 100 !

— Va savoir, grogna Kallaan en nous ouvrant la voie. L'Élémentaire de Malka n'aurait jamais dû se trouver là non plus. Valhalla joue avec ses règles ; il n'y a aucune pitié ni aucune justice à attendre de lui.

Autour de nous, les joueurs et les PNJ s'affolaient. Mais tandis que les premiers courraient vers le portail de téléportation pour se mettre à l'abri dans un autre monde, les deuxièmes se contentaient d'afficher un air affolé.

Malka avait été une douloureuse et tragique blessure, une brûlure à vif dans nos esprits, une plaie infectée dans notre âme. Même le temps n'effacerait jamais son souvenir cuisant. Si bien qu'à présent, notre instinct de survie nous poussait à fuir précipitamment ces évènements hors normes qui n'apportaient que la désolation et la ruine.

Les joueurs se massaient de plus en plus au pied du portail, mais personne ne voyageait. Bien entendu, le portail avait été désactivé. C'était prévisible. C'eut été trop simple, autrement. Pas assez de danger. Comme si nos vies n'étaient pas suffisamment menacées le reste du temps.

— Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Ilya avec un sang-froid étonnant. On ne peut pas rester là et attendre qu'ils nous tombent dessus !

Je me tournais vers notre ami :

— Tu es tout seul ici ?

C'était très rare de trouver un Dragon du Ciel seul. C'était même impossible, surtout avec le rang que Kallaan occupait. Pourtant, il opina sans hésiter :

— La guilde est passée sur Svartalfheim maintenant. Je suis à Vanaheim pour des raisons personnelles. Guilan a besoin de matière blanche et je lui ai promis de lui en ramener.

Ce que cela sous-entendait, c'était que mon confrère des Dragons du Ciel n'était pas assez fort pour y aller lui-même, encore moins que moi. Cela me faisait penser qu'il me faudrait prendre le temps, prochainement, pour passer le voir et prendre de ses nouvelles, discuter avec lui.

Kallaan vérifia la liste des membres de la guilde. Ils étaient plusieurs centaines. Il voulait s'assurer qu'aucun Dragon du Ciel ne se trouvait à Vanaheim hormis lui-même. A son soupir léger et discret, je devinais que c'était bien le cas.

— Il n'y a que moi, confirma-t-il. Et vous ? Ou sont les autres ?

Dans notre cas, il était beaucoup moins probable de nous trouver seuls dans la mesure où nous n'étions qu'une toute petite guilde, et que nous n'avions toujours pas fait le donjon de ce monde, faisant de Vanaheim notre centre de gravité du moment. Néanmoins, Kallaan devait savoir que Shaïn avait déclaré que nous étions en « vacances » et donc que notre guilde devait passer le plus clair de son temps à s'amuser, à Damaa ou ailleurs.

Ilya vérifia tout de même sa liste avant de répondre :

— Nous sommes seuls.

— Alors faisons équipe un moment, proposa le Dragon du Ciel.

Au moins nous serions trois à faire face à cet évènement qui n'en était pas vraiment un.

En effet, lorsque nous entrions dans le périmètre d'un évènement – un event, dans le jargon courant – nous étions notifié sur notre interface. Un petit symbole apparaissait en haut à droite. Or là, il n'y avait rien. Et pas un Asgardien à l'horizon malgré les affirmations des PNJ.

— C'est un vrai merdier cette connerie, cracha Kallaan.

Il enfila son heaume à tête de dragon. Si l'apparence semblait identique à celle que nous lui avions toujours connue, la matière était différente. Auparavant en cristal de glace il était à présent en matière blanche. C'était très certainement l'œuvre de Guilan. Du très bel ouvrage.

Notre ami jeta un furtif coup d'œil à Ilya. Cela suffit à me faire froncer les sourcils instinctivement, et à enflammer mes nerfs sans raison.

— Quoi ? demanda-t-elle, interloquée.

Il lui répondit sans la regarder, les yeux rivés vers le ciel.

— Tu portes une armure de catégorie 1, c'est-à-dire la plus légère. Mais c'est aussi celle qui représente le plus de faiblesses en termes de protection. A l'origine du jeu, ça n'avait pas vraiment d'importance ; maintenant si. Comment as-tu fais pour ne pas mourir jusqu'ici ?

Kallaan et moi étions équipés en catégorie 3, le plus lourd et le plus protecteur. Mais Ilya ne se laissa pas impressionner :

— Je te remercie de te soucier de moi, mais j'ai – en effet – survécu jusqu'ici dans cet accoutrement. Je vais bien survivre au reste. Et tu ne nieras pas que vos armures pèsent une tonne et vous ralentissent considérablement !

Il haussa les épaules :

— Ce n'est qu'une question de statistiques et de force mentale.

— Je suis pourtant convaincue que mon cerveau est plus musclé que le tien, répliqua Ilya d'un haussement d'épaules.

Kallaan allait répliquer, mais je m'immisçais entre eux deux et coupais net la conversation :

— On a d'autres chats à fouetter pour le moment.

Et un point pour Lyall.

Nous échangeâmes un regard entendu puis nous tournâmes vers tous les horizons. Mais il n'y avait rien. Nous étions presque tout simplement coincés ici. Mais le danger rôdait, planait au-dessus de nous tel une épée de Damoclès dont on ignorait le moment exact de la chute. Malgré ça, nous étions conscients de ce danger tapi dans l'ombre à nous guetter. Il me hérissait les cheveux sur ma nuque et me donnait des frissons désagréables, preuve que j'avais une conscience aigüe de sa présence.

— C'est n'importe quoi, reprit Kallaan, las.

Il nous fit signe de le suivre et nous quittâmes la ville pour sillonner les environs. Nous avions plus de chance d'y rencontrer l'ennemi, s'il existait vraiment.

Pourquoi aller au-devant du danger quand on risque notre vie comme nous le faisions ? Parce que lorsque vous n'avez pas la possibilité de fuir mais que vous êtes dans l'attente, cette insupportable attente, finalement vous n'avez qu'une hâte : y mettre un terme. Même si cela signifie effectivement d'aller à la rencontre du danger.


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