44 - Les écarts


J'étais vide et froid, là, maintenant, tout de suite. J'étais incapable de dire à Ilya que c'était partagé, que c'était impossible. Et comme j'y songeais, je l'aperçu justement un peu plus loin. Elle était devant un étal marchand de tissus, regardant avec une extrême attention et concentration la liste des objets en vente.

Cela me fit l'effet d'un coup de couteau. J'avais mal à en vomir.

Je ne pus que la regarder clore ses achats et reprendre sa joyeuse déambulation, dans ma direction. Mais je n'étais qu'un bloc de glace dangereux sur son chemin. Pourtant, je ne parvenais pas à m'éloigner, à fuir.

Lorsqu'elle m'aperçut à son tour, son visage s'illumina d'un sourire, comme toujours. Je sentis la glace de mon cœur se fendiller dans un bruit de verre brisé.

— Lyall ! Qu'est-ce que tu fais ici ? Je croyais que tu voulais te forger une nouvelle claymore. En tout cas, l'épée que tu m'as faite est fantastique !

Parler me semblait impossible, sur le moment. Mais les mots vinrent d'eux-mêmes, justes, vrais :

— Il me manque quelques matériaux. De la matière blanche entre autres, répondis-je.

— Vraiment ?

Elle fronça les sourcils, comprenant ce que je ne lui disais pas :

— Tu ne comptes pas y aller seul, quand même ?

Elle savait pertinemment que si et soupira :

— Très bien, je t'accompagne !

Elle m'adressa un sourire éblouissant, à faire fondre la glace qui me retenait.

— Ilya..., commençais-je avec hésitation. Je suis un idiot. Je ne sais pas comment te le dire... Tu comptes beaucoup pour moi, et...

Je la vis se figer brusquement, retenir son souffle. Si elle avait eu quelque chose dans les mains, l'aurait-elle lâché ?

Étais-je capable de le lui dire ? Qu'étais-je en train de faire, au juste ?!

— Ilya, j'ai...

Mais je n'ajoutais rien, les épaules basses. Je n'étais pas doué pour les mots et je n'arriverais pas à lui expliquer le dilemme qui me déchirait en deux, entre les sentiments que j'éprouvais pour elle et le fait que l'aimer ne lui causerait que du mal à cause de la réalité de laquelle je m'étais échappé. Mais peut-être était-ce plus simple de suivre les conseils d'Aramise, de lâcher prise. Nous n'avions aucune garantie de nous en sortir vivants, après tout.

Alors, au lieu de poursuivre avec des mots, je l'attirais à moi pour la serrer dans mes bras comme jamais avant, contre mon cœur gelé qu'elle seule pouvait faire fondre. Je la sentis me rendre mon étreinte et cacher son visage dans mon épaule dans un geste instinctif et naturel.

Elle ne demandait pas plus pour le moment que de savoir que je regardais enfin les choses en face. Pour le moment, elle voulait seulement que j'accepte ses sentiments pour ce qu'ils étaient, et que j'admette les miens pour ce qu'ils étaient eux aussi. La vérité.

J'avais enfin compris. Admis. Les choses allaient évoluer, à présent, mais de quelle façon ? Je ne voulais pas y songer. Je voulais seulement vivre l'instant présent. D'où m'étaient venus ces mots et ce courage ? Étais-je capable de l'aimer malgré mon passé ? Pourquoi ne pourrais-je pas, au même titre que les autres, comme Iriko et Aramise ?

— Tu comprends, maintenant ? murmura Ilya doucement, ses yeux brillants comme des étoiles, témoins d'un bonheur que je ne pouvais pas imaginer plus grand.

— Il y a longtemps que j'ai compris, avouais-je. Seulement, je ne voulais pas voir.

Elle fit un pas en arrière pour me regarder en face. Elle semblait vraiment heureuse, et moi aussi, par extension. C'était fou comme sa seule présence et son bonheur pouvaient autant jouer sur mon humeur, déteindre sur moi.

— On y va ? proposais-je, un peu embarrassé.

Elle sourit et acquiesça. J'étais si stupide...

Je lui pris gauchement la main et nous nous éloignâmes.

Une nouvelle vie commençait à Vanaheim. Comme sur chaque monde. Mais c'était un nouveau départ pour nous tous, pour chacun de nous.

Iriko avait raison. Ici, les mobs étaient d'un tout autre niveau. Si avant j'avais trouvé cela difficile, à présent c'était du suicide. J'avais donc redoublé d'efforts durant la nuit, m'acharnant, m'échinant, m'escrimant. Je devais tout donner pour rattraper mon retard et être capable de faire face à mes amis sans m'en remettre uniquement à eux. Ilya m'accompagnait toujours, fidèle à elle-même.

Finalement, nous ne nous couchions même plus, partant discrètement le soir pour ne revenir qu'à l'aube. Bien sûr cela avait un impact direct sur nous, car nous étions toujours fatigués et notre jeu s'en trouvait amoindrit. Mais nous avions des amis, et nous comptions beaucoup sur eux.


9 Juin 2052
Trois semaines plus tard

Nous revenions d'une nuit de chasse intense comme on appelait ça, et j'étais particulièrement exténué. Je n'avais pas dormis depuis plus d'une semaine, et ma dernière période de repos ne devait pas compter plus de trois ou quatre heures de sommeil. Ilya était elle aussi fatiguée, je le voyais sur son visage, mais comme toujours elle ne disait rien. Nous aimions ces instants partagés dans l'intimité, seulement entre nous.

En regagnant l'appartement d'Argoat, nous retrouvâmes comme à notre habitude le reste de la guilde, prêt pour une nouvelle journée d'exploration. Mais leurs regards inquiets m'obligèrent à me demander à quoi je pouvais bien ressembler en ce moment. Avais-je une tête plus déplorable que ce que j'avais pensé ? Avais-je seulement l'air de ce à quoi je ressemblais vraiment ? Ou alors étais-je comme ces avatars de jeux vidéo, immuable ?

Shaïn se porta à ma rencontre, en porte-parole de l'inquiétude de tous les autres :

— Lyall, écoute...

J'eus beau me focaliser sur ce qu'il voulait me dire, il n'y avait plus rien. Plus aucun son ne me parvenait, et bientôt se fut le noir complet. J'étais pourtant certain d'avoir tous mes PV... C'était juste... le néant.


12 Juin 2052
Trois jours après

Je clignais des yeux. Je me sentais bizarre. C'était comme avoir le goût de la cendre sur la langue après un incendie, comme un réveil à l'hôpital après une anesthésie générale. Je ne me sentais ni bien ni mal, seulement engourdi. Bizarre.

— Lyall !

Je tournais la tête pour découvrir Aramise à mon chevet. A regarder l'expression de son visage, on aurait dit que je revenais d'entre les morts.

— Shaïn ! Shaïn !

Elle se mit à courir dans tout l'appartement et revint vers moi quelques secondes plus tard pour se jeter à mon cou en pleurant.

— J'ai eu peur ! J'ai eu si peur !

Peur de quoi ? Ah oui, ça me revenait. J'avais dû perdre conscience au matin en revenant de ma chasse nocturne avec Ilya.

Je me redressais dans le lit :

— Ça va, Ara. Je suis désolé. Ce n'est qu'un petit évanouissement.

Elle s'assit, les sourcils froncés, en colère :

— Un petit évanouissement ? T'as dormi trois jours !

— Trois jours ? Qu'est-ce que tu racontes ?

Elle me désigna l'horloge dans son menu qui affichait la date du 12 Juin. Je portais une main à mon front. J'avais bel et bien dormi trois jours !

— A cause de la fatigue ? murmurais-je à voix haute.

— Que veux-tu que ce soit d'autre ? Une déconnexion sauvage ? Valhalla veille au grain, et si tu avais été vraiment déconnecté tu ne serais plus là. On a cru... on pensait...

Elle craqua à nouveau.

— J'ai eu si peur pour vous deux...

— Nous deux ? répétais-je sans comprendre.

Elle acquiesça et je songeais aussitôt à Ilya qui m'accompagnait comme mon ombre. Qu'avais-je fais ? Qu'avais-je failli lui faire ?

— Ou est-elle ? Comment va-t-elle ? m'affolais-je aussitôt en saisissant Aramise par les épaules.

— Je vais bien, ne t'en fait pas.

Je levais les yeux. Elle était juste là, tranquillement debout devant moi, au côté de Shaïn. Comme un automate, je me levais et la serrais contre moi, horrifié par les évènements. A cause de moi, elle aurait pu mourir. J'aurais pu la perdre.

— Je suis désolé, Ilya. Tout est de ma faute.

Je sentis sa surprise, sincère. Je ne voulus que la serrer davantage.

— Tu n'as pas à t'excuser de quoi que ce soit, je fais ça de mon plein gré. Et puis, je vais bien, non ? Alors tout est bien.

Non, c'était faux. Elle n'allait pas bien. Rien n'allait bien. Je bousillais mon cerveau et je n'avais aucune alarme de sécurité pour me prévenir lorsque je franchissais une ligne de plus de non-retour vers le stade de légume. Par extension, j'entraînais Ilya sur la même pente mortelle.

En la relâchant, je croisais le regard de Shaïn qui affichait une expression très grave que je lui connaissais peu malgré le soulagement certain que je lisais dans ses yeux. Que s'était-il passé exactement pendant mon sommeil ?

— Ou sont les autres ? m'inquiétais-je.

— Tous partis chasser avec Iriko, répondit mon ami. C'est à toi que je veux sérieusement parler.

Aussitôt, je rentrais la tête dans les épaules. Je pressentais déjà la confrontation, me préparant à essuyer un violent orage.

— Je t'écoute, dis-je prudemment.

— Tu fais tout ça pour garder la tête hors de l'eau. Au détriment de ta santé et de celle d'Ilya. Il est de ma responsabilité de maître de guilde – et mon devoir en tant qu'ami – de faire quelque chose pour t'aider.

Curieusement, même s'il disait me proposer son aide, je doutais d'apprécier ses moyens.

— Donc j'ai décidé de tous vous envoyer à Damaa pour un temps indéterminé. Tu es interdit de sortie au-delà de vingt-deux heures ; toi, et Ilya. Tu vas en profiter pour dormir, la nuit, et tes journées tu en feras bien ce que tu voudras. Officiellement, se seront des vacances. Le reste dépend de toi.

Il fit une pause avant de poursuivre, pour être sûr que je comprenais bien ce qu'il me disait :

— Fait ce que tu as à faire, Lyall. On a jamais été obligés d'aller si vite. Je ne veux pas te laisser trainer derrière. Nous reprendrons la route lorsque tu seras prêt.

J'avais dit que je me sentais bizarre ? Correction. Je me sentais mal, à présent. Coupable, même. Honteux. Bref, je ne me sentais pas bien du tout et tout était de ma faute. J'étais le boulet qu'ils trainaient, qui s'alourdissait à mesure que le temps passait.

Mais au lieu de se débarrasser du boulet, ou de le laisser traîner derrière eux, mes amis venaient le porter à bras-le-corps. Pourtant, qui étais-je pour eux ?

Je savais ce que je devais dire, là, maintenant, au lieu de m'excuser une énième fois. Un mot :

— Merci.

Je ne devais pas me répandre en excuses ou en arguments, ou quoi que ce soit d'autre. Je devais seulement accepter le geste de Shaïn, le reconnaître pour ce que c'était – de la gentillesse –, le remercier, et en profiter au maximum. C'était une solution comme une autre, après tout. Pendant que mes amis allaient batifoler dans le lac, j'allais donner tout ce que j'avais, une fois de plus.


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Ça y est, Lyall commence à toucher du doigt ses propres limites ! A user et abuser de son cerveau, il risque la mort... A votre avis, tiendra-t-il le coup pour sortir vivant de SE ? Au moins il a reconnu ses sentiments envers Ilya. ENFIN me direz-vous. Eh oui, notre pauvre ami avait besoin d'un coup de pouce :)

Après la guimauve, le sel !

Mais je ne vous dis rien... A suivre dans le prochain chapitre ;)

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