40 - Le labyrinthe
2 Janvier 2052
Quatre mois plus tard
Nous venions tout juste d'entrer dans le donjon de Jötunheim, et ce qui nous y attendait était des plus insolites. L'Icarus avait fait une excellente description du lieu, mais nous étions loin de supposer que ce serait dans de telles proportions. Des proportions... titanesques.
Le labyrinthe... des géants.
Nous ne risquions pas de tricher.
Je me souvenais, petit, m'être amusé de n'importe quel labyrinthe, même mal fait. Puis, en grandissant j'ai commencé à m'ennuyer de pouvoir voir par-dessus, les trouvant trop petits et trop faciles. Celui-ci, en revanche, aurait arrêté même un géant. Je ne risquais pas de le considérer comme les labyrinthes de mon enfance.
C'étaient des murs de glace d'une hauteur vertigineuse et d'une épaisseur d'au moins deux mètres. Peut-être ces murs faisaient-ils une dizaine de mètres de haut. Peut-être plus. Mais ils brillaient tous comme des miroirs, se reflétant tous les uns les autres, projetant nos reflets un peu partout.
Wayann siffla, estomaqué :
— J'en reviens pas... Ce n'est pas un donjon, c'est un casse-tête chinois !
— Avec des mobs prêts à te bouffer en supplément, lui rappela Eléa, maussade.
Les « mobs » était un autre terme du jargon pour désigner les monstres et créatures que nous anéantissions au quotidien et qui représentaient potentiellement un danger pour nous.
— Restez groupés et tout ira bien, nous encouragea Shaïn. L'Icarus donne presque l'itinéraire à suivre jusqu'au boss. Y'a plus qu'a.
Iriko toussa légèrement pour attirer l'attention :
— Tu oublies la partie ou le labyrinthe s'ouvre et se ferme à sa guise, ce qui signifie qu'il peut nous couper le chemin et nous séparer à tout moment.
Rien de mieux pour nous motiver...
J'ouvris ma carte et fis face aux autres :
— Je suppose – non, je sais – que nous n'avons pas le choix. Nous ne pouvons pas reculer, alors nous allons avancer.
Nous nous mîmes donc en route.
Tout d'abord, pendant les deux premiers jours, nous ne vîmes personne. Nous nous perdîmes souvent, aussi. La situation changea le troisième jour, lorsque les premiers mobs firent leur apparition. Nous cessâmes de rire en désignant nos reflets déformés par la glace.
Au bout de deux semaines, le labyrinthe – qui était un jeu amusant, à l'origine – commença à nous agacer et saper doucement notre moral. Nous tournions en rond, nous heurtions à des culs-de-sac et des mobs à l'infini.
Les indications de l'itinéraire à suivre dans l'Icarus étaient impossibles à appliquer, mais au moins nous étions toujours ensemble.
18 Janvier 2052
Quinze jours après
— Là, à gauche ! indiqua Sohona. On dirait un passage, non ?
— Tu crois ? demanda Azril, maussade.
Ce jeu de cache-cache ne l'amusait plus et il trainait les pieds dans la neige, tel un grand-père fatigué.
— Je vais voir, décida Iriko.
Il suivit Sohna au pas de course pour la rattraper.
— Iriko, Sohona, attendez ! criais-je pour les retenir.
Ils se retournèrent tous les deux, s'attendant à ce que je les rejoigne, mais là n'était pas mon intention. Sous nos yeux, un mur de glace se dressa entre nous, les enfermant dans l'étroit passage qui nous aurait peut-être permis d'aller plus avant dans le labyrinthe, au lieu d'en faire inlassablement le tour.
Tout le monde, ou presque, cria en même temps :
— Iriko ! Sohona !
Aramise se rua la première sur le mur gelé et le martela en hurlant de ses petits poings, les joues baignées de larmes, en proie à une sorte de folie. Tout le monde l'imita.
— IRIKO ! hurla Aramise.
— SOHONA ! cria Azril, brusquement très alerte, en cognant lui aussi de toutes ses forces, sans résultat.
J'envoyais aussitôt un message à Iriko pour leur demander s'ils allaient bien. La réponse ne fut pas longue et positive, mais c'était une piètre consolation.
Sur ma carte, les deux points représentant nos amis étaient en déplacement vers le nord. Cela confirmait donc la fin du message d'Iriko : « Nous allons chercher un moyen de vous rejoindre, même si cela doit nous prendre des jours. Nous nous retrouverons au moins pour le boss final. »
— Et maintenant ? demanda Eléa, effrayée. Que faisons-nous ?
Shaïn n'eut même pas le temps d'ouvrir la bouche.
— Nous continuons, répondis-je fermement en faisant demi-tour. Nous nous retrouverons. Ils s'en sortiront ; après tout, il s'agit d'Iriko. Valhalla nous divise ; il peut tout aussi bien nous unir.
— Elle est bien bonne, ta philosophie, mais dans les faits ? s'enquit Wayann en m'emboîtant le pas.
Je me tournais vers lui pour le regarder dans les yeux :
— On fait ce que l'on a toujours fait : on avance, on survit, on espère et on croit.
Dit comme ça, je paraissais très sûr de moi. Ce qui n'était absolument pas le cas. Comme on dit, c'est l'équipage qui fait le navire. Si l'équipage sombrait, le navire allait couler. Or, il nous fallait à tout prix éviter les naufrages. Je n'étais certainement pas le seul à m'en rendre compte.
Nous nous remîmes en marche, plus vigilants et plus inquiets, les uns serrés contre les autres. Valhalla voulait nous séparer car il savait que notre force résidait là, dans notre union. Seuls, nous n'étions rien. Ensemble, nous pouvions reverser des dieux. Justement, n'était-ce pas le but de Skyline Emrys ? Les PNJ comptaient sur nous pour renverser ces dieux de la mythologie nordique, ces Asgardiens, les Ases. Nous, nous comptions sur toute notre communauté pour renverser l'intelligence artificielle qui se prenait pour un dieu. Le dieu.
Le labyrinthe était conçu de façon étrange et très recherchée en même temps. S'y repérer était un véritable casse-tête et les murs de glace, polis et miroitants, rendaient le repérage encore plus difficile.
Survivre, dans cet univers, relevait du miracle. Un peu comme à Niflheim mais en pire, dans le sens où nous nous faisions des frayeurs tous seuls. Au matin, nous étions aussi fatigués que dans la journée et tremblants de froid. Seul le soleil et le ciel partiellement dégagé marquaient le temps qui passait et nous aidait à ne pas baisser les bras.
Surtout, nous n'étions pas seuls dans ce donjon.
Doucement, sûrement, malgré nos précautions, on nous sépara les uns des autres. Ne resta plus que Shaïn, Wayann, Ilya et moi, et nous étions tous morts de peur pour nous, mais surtout pour nos amis. En particulier pour Aramise qui était seule avec son petit dragon Fafnír et son phénix comme seuls compagnons, Azril ayant été pris avec Eléa. Cependant, ils furent séparés peu de temps après.
18 Avril 2052
Trois mois plus tard
Là, devant, il y avait un espace dégagé et plus large que les couloirs que nous arpentions sans fin – tout ce que nous redoutions. Nous en avions déjà croisés et toutes sortes de pièges nous y attendaient.
— Attention, nous mis en garde Shaïn, malgré tout.
On est jamais trop prudent. On est toujours trop peu prudent.
Néanmoins, rien de dangereux n'était visible à l'horizon, et il n'y avait pas un mob aux alentours. C'était l'une des particularités du donjon de Jötunheim : mis à part le boss, il n'y avait presque pas un chat à battre. Presque. Si bien qu'ils nous surprenaient toujours lorsqu'ils nous tombaient dessus.
— Restez groupés, insistais-je. La chambre du boss n'est pas loin. Qui sait ce que Valhalla nous réserve ici...
Nous savions que nos amis n'étaient pas très loin, puisque nous suivions avec attention chacun de leurs déplacements. Cependant, il était difficile d'estimer quand nous les retrouverions enfin.
— Vous croyez que c'est quoi, cette fois ? s'enquit Wayann en tenant fermement de ses deux mains la hampe de son marteau.
Parce qu'entre ces quatre murs de glace, à par un espace aussi grand que la place centrale de Damaa, il n'y avait rien. Et rien, c'était mauvais signe, parce qu'il y avait toujours quelque chose.
— Une mauvaise surprise, souffla Ilya en se collant presque à nous.
J'étais bien d'accord.
C'est donc comme un bloc, en rangs serrés, que nous approchâmes avec crainte. Or, dès que nous posâmes le pied sur la place et quittâmes le couloir, nous fûmes perdus.
A la réflexion, avec du recul sur les évènements, je dirais que nous n'avions pas eu le choix, que nous n'étions pas surpris, que savoir à l'avance ce qui nous attendait n'aurait rien changé. Ces évènements allaient revêtir une importance capitale par la suite. Je l'avouais ensuite, mais quelque chose comme « l'avenir » était réellement en jeu, pour moi, cette fois-là.
Les quatre passages menant à cette esplanade furent bloqués en même temps par des murs de glace plus épais que mon bras n'était long. Peut-être même plus épais que ma claymore n'était longue. Puis, la température chuta considérablement, nous infligeant une altération d'état appelée givre, des dégâts de froid qui ralentissaient nos mouvements et nous faisait perdre des PV toutes les trois secondes.
— Ça ne me plait pas, marmonnais-je entre mes dents serrées.
A peine eu-je fermé la bouche que le centre de l'espace s'effondra pour ramener à la surface une créature hideuse à trois têtes : une hydre des glaces.
L'hydre était une sorte de cousine des dragons, sans ailes, au corps couvert d'écailles, au profil reptilien et à la tête rectangulaire. En l'occurrence, elle en avait trois. Elle avait également des yeux rouges et des bouches garnies de crocs acérés qui crachaient de la glace.
— Maintenant ! cria Shaïn. A l'attaque !
En grands bourrins que sont la plupart des hommes dans les jeux vidéo, et parce que cela ne nous aurait pas franchement aidé de réfléchir sur le coup, nous trois nous jetâmes sur l'hydre, laissant Ilya derrière, perplexe et effarée à la fois.
Erreur de débutant ? Non. Même un idiot l'aurait su.
— Mais qu'est-ce que vous faites ?! hurla-t-elle avec épouvante.
De quoi parlait-elle ?
Comme la créature gémissait de douleur, nous accordant un court répit, je me tournais vers elle.
— Quoi ?
Elle était verte d'horreur... ou rouge de colère, difficile à dire. Mais une chose était sûre : ça n'allait pas du tout.
— L'hydre de Lerne, ça ne vous dit rien ?! cria-t-elle.
Shaïn recula, le regard brillant :
— Si si !
— Bah alors ?!
— Quoi ?
Elle s'énerva franchement :
— Une tête coupée de l'hydre de Lerne, c'est deux autres qui repoussent, sombres idiots !
Je savais bien que j'aurais dû réfléchir, que quelque chose clochait... Maintenant il était trop tard pour regretter.
— On en a coupées combien ? m'alarmais-je en me tournant vers l'hydre qui se redressait de toute sa hauteur.
— Je vous déteste, voulu presque pleurer de rage Ilya en fixant le nombre infini de têtes qui jaillissaient.
De fait, il y avait de quoi.
Il fallait réfléchir, vite et bien cette fois.
— L'hydre de Lerne crachait du poison donc il fallait un antidote, peut-être, souffla Shaïn. On dit aussi qu'elle crachait du feu, et qu'il fallait lui opposer l'eau. Donc de la glace...
— ... il faut du feu, oui oui ! le coupa Wayann. Mais Sohona n'est pas là !
La force et la faiblesse de notre guilde des Fils de la Lumière, c'était notre diversité. Eléa maîtrisait les soins, Sohona les éléments, Aramise misait tout sur sa furtivité et sa compétence de dresseuse de bêtes, et Ilya était devenue experte en illusions. Iriko était notre atout en terme de dps – dégâts par seconde – Azril se focalisait sur la défense, et Wayann excellait dans les interruptions. Shaïn, lui, se trouvait quelque part entre Iriko et Azril. Quant à moi... j'avais un bon dps mais surtout sur les attaques de zone, c'est-à-dire quand il y avait plusieurs ennemis.
Seuls, nos faiblesses pouvaient nous êtres mortelles. Nous ne savions rien faire d'autre que ce que nous avions toujours fait au sein des Fils de la Lumière.
— Va falloir trouver une solution rapidement, marmonnais-je.
Cette hydre avait... quoi ? ... 13, 14, 15 têtes ?
— Il faut couper la tête, rappela Ilya en effleurant la lame de son épée. Celle qui pense, celle qui est intelligente.
Shaïn fronça les sourcils.
— Oui mais Héraclès a fait appel à un ami pour cautériser les têtes coupées, dans la légende...
— Et tu cautérises comment de la glace, toi ? demanda Wayann, paniqué. On a même pas de feu !
Un point pour Wayann.
— C'est laquelle, la tête pensante, déjà ? demandais-je en esquivant un souffle de glace potentiellement mortel.
— C'est celle qui ne se dédouble pas, répondit Ilya en créant un double d'elle-même qui lui servirait de bouclier défensif.
Sa réponse me stoppa net :
— Tu plaisantes ? On va pas s'amuser à couper toutes les têtes pour voir laquelle va juste vouloir nous bouffer !
— Elles le veulent toutes ! répliqua Wayann en hurlant et en broyant un crâne sous son marteau.
Il y eut un moment de flottement comme rien ne se produisait. Le cou pendait, inerte, la tête en bouillie. L'espoir monta, soufflé bien vite. Car la tête – la vraie – pouvait lui rendre vie à tout moment.
Wayann se tourna vers nous :
— A défaut de les couper... je dois les écraser ?
C'était la meilleure solution que nous ayons, à défaut de mieux. Mais comment étions-nous sensés distraire une douzaine de têtes sans risquer d'y laisser notre peau ? C'était une particularité de Skyline Emrys : le risque faisait partie du quotidien et il nous fallait vivre avec.
Trouver la tête nous prit du temps, nous causa des dommages et des frayeurs. Néanmoins, nous la trouvâmes, légèrement plus sur la gauche.
— Et maintenant ? demanda Wayann.
L'hydre était immobile pour le moment, sonnée, mais bientôt elle se redresserait, plus furieuse que jamais, pour nous attaquer. Il fallait frapper maintenant.
Shaïn s'élança. Il fallait couper la tête et pour se faire, s'acharner durement. Étant immortelle, il faudrait en faire quelque chose lorsque nous l'aurions coupée.
Alors que Shaïn y arrivait, le corps eut un sursaut. Wayann réagit instinctivement et abattit son marteau sur la tête. Deux fois, pour être sûr. De notre côté, Ilya et moi nous précipitâmes pour prêter main forte à notre chef de guilde.
— Allez, détache-toi ! grogna Shaïn en donnant un ultime et sauvage coup d'épée en faisant appel à toute la force brute de ses statistiques.
L'épée brilla et tomba sur le cou comme le couperet de la guillotine qui avait décapité Louis XVI de France. La tête céda, en rouvrant les yeux, poussant un hurlement aigu à déchirer les tympans.
Wayann fit un bond en arrière.
— Woah, la vache !
— Qu'est-ce qu'on en fait, maintenant ? demandais-je en la regardant siffler de fureur, gesticulant dans tous les sens.
— Elle va retourner à son corps si on ne fait rien, fit remarquer Ilya, elle aussi hypnotisée par la tête coupée.
Shaïn, nullement impressionné, se tourna vers Wayann. Il rengaina son épée et tendit la main vers lui, paume vers le ciel.
— Ton marteau, s'il te plait.
Les objets tels que les armes et les armures étant liées à chacun des personnages qui l'utilisaient. Wayann dû déséquiper son marteau de combat avant que notre ami puisse s'en saisir.
Shaïn avait le regard dur et déterminé mais il demeurait impassible et concentré. Il était vraiment effrayant avec un marteau de guerre.
— Maintenant, on joue au golf !
Et il donna un violent coup de marteau sur le côté de la tête qui vola dans les airs comme un boulet de canon et heurta un mur de glace de plein fouet.
— Oups... Je visais le couloir !
En bon golfeur skylinien – de Skyline Emrys – il se reprit et poursuivit son jeu jusqu'à l'envoyer bien loin de nous et de son corps, hors de notre vue. Avec un peu de chance, un mur de glace allait se dresser entre la tête et le corps, les séparant pour un bon moment.
— Et voilà, en trois coups ! se félicita Shaïn avec un grand sourire satisfait.
— Pas mal. Maintenant, rends-moi mon marteau, s'impatienta Wayann.
Je comprenais sa nervosité. Se retrouver ainsi désarmé, dans un lieu tel qu'un donjon, pouvait se révéler mortel.
Shaïn lui rendit donc le marteau pour se concentrer sur la suite tandis que Wayann rééquipait son arme avec soulagement. Il y avait quatre passages qui s'offraient à nous, dont celui d'où nous venions. Il fallait donc choisir entre les trois autres.
— Au pif ? suggéra-t-il.
A cet instant, quatre immenses murs de glace émergèrent du sol en le faisant trembler, nous renversant au passage. Ils se dressèrent entre chacun de nous, nous séparant définitivement les uns des autres. Même notre voix ne portait au-delà de ces murs ; ne nous restait plus pour communiquer que les mp – les messages privés.
Depuis ledébut du jeu, c'était la toute première fois que je me retrouvais seul, sanspossibilité d'appeler à l'aide. Seul, dans un donjon, plus vulnérable quejamais. A présent, je n'avais plus le choix du passage. Et j'avais, bien sûr,hérité de celui dont nous venions. Je devais donc rebrousser chemin, retournersur mes pas, et trouver une autre issue pour rejoindre mes amis.
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