38 - Tricheur


Jötunheim était un peu à l'échelle de Niflheim. Froid, gelé, fait de glace et de neige. A la différence près qu'ici, à Jötunheim, il n'y avait pas ce brouillard incessant, et qu'il y neigeait, sous un ciel nuageux d'où perçait le soleil par endroits.

La population locale était composée de géants des glaces, les Jötuns. Ils faisaient entre trois et cinq mètres de haut, avaient une peau lisse et bleue, et des yeux jaunes à la pupille verticale. On en trouvait dans les villes, tenant des commerces... mais également en dehors, aussi dangereux qu'ils en avaient l'air pour ceux qui venaient de tribus belliqueuses.

Comme tout un chacun dans ce jeu, nous faisions notre chemin et notre place dans ce monde. Le soir, nous rentrions à Argoat pour dormir en sécurité. Depuis plusieurs nuits, je sortais pour m'entrainer, inlassablement, entrainant Ilya dans mon sillage. Elle m'accompagnait toujours sans jamais se plaindre, et je commençais à craindre pour elle ce qu'elle avait toujours craint pour moi : que le cerveau supporte mal la surcharge électrique due à l'utilisation intensive de l'Infinity Drive.

Mais d'autres soucis plus préoccupants allaient bientôt nous inquiéter.

30 Août 2051
Onze jours plus tard

— Tu es sûr qu'on peut le faire ? demanda Azril, tendu, la main crispée sur son épée.

Shaïn acquiesça sans même se retourner vers lui.

Nous étions non loin d'un repère de Jötuns pas très amicaux, prêts à leur donner l'assaut. Ou presque. Nous ne savions pas combien ils étaient exactement et nous avions tout juste leur niveau. Rectification : ils avaient leur niveau et moi, pour changer, j'étais à la traine. Et c'était une différence de taille.

Pourtant, mon meilleur-ami et chef de guilde était confiant :

— On peut le faire. On attaque d'abord les gardes sur les côtés, puis je vais foncer dans le tas pour les attirer plus loin. En général, plus on s'éloigne de leur emplacement d'origine, plus ils abandonnent.

Néanmoins, j'avais la désagréable impression que nous ne devions surtout pas mettre les pieds dans ce véritable nid de frelons. Car les frelons piquaient et pouvaient faire très mal. Nous pouvions même en mourir. Pour ces Jötuns, ça me semblait être strictement la même chose.

Bref, je ne le sentais pas du tout.

— On ferait mieux de faire demi-tour, suggérais-je, l'air de rien.

J'avais l'air d'un trouillard, et j'en étais peut-être un, mais ces Jötuns ne me disaient rien qui vaille. Je sentais comme des regards braqués sur nous qui me faisaient froid dans le dos et hérisser mes cheveux sur ma nuque. C'était comme si ces Jötuns eux-mêmes nous avaient tendus un piège, attendant que nous mordions à l'hameçon. Or, Valhalla était tout à fait capable d'avoir organisé cette embuscade farfelue.

Plusieurs approuvèrent ma suggestion, mais Shaïn semblait hypnotisé. A côté de lui, Iriko avait la mine sombre des mauvais jours, ce qui ne présageait rien de bon. Il se tourna vers notre maître de guilde.

— Shaïn, dis-moi franchement, qu'attends-tu de cette attaque pour faire prendre un aussi grand risque à la guilde ?

L'intéressé ne se tourna même pas pour répondre, encore une fois.

— Il y a... un coffre... d'après la rumeur non officielle – c'est-à-dire qu'elle ne figure pas sur l'Icarus et qu'elle est seulement colportée de joueur en joueur. Un coffre à la récompense assez conséquente.

Je ne pus dissimuler ma surprise. Je ne pensais pas le moins du monde que Shaïn puisse être quelqu'un de cupide. Par conséquent, je ne comprenais pas ce qui le motivait tant à vouloir s'emparer de ce coffre.

Iriko en venait à la même conclusion :

— Pourquoi prendre le risque de mettre notre vie en danger pour un coffre qui n'existe que dans les rumeurs et qui n'a pas d'existence officielle ? L'argent n'intéresse aucun de nous.

Curieusement, je senti à sa voix qu'il en savait plus qu'il ne voulait en dire à ce sujet.

Cette fois, Shaïn se retourna vers nous, mais c'est à moi qu'il s'adressa en particulier lorsqu'il répondit :

— Parce que, dans ce coffre, il y a un parchemin consommable qui permet de gagner dix niveaux de façon instantanée. C'est ce qu'il faut à Lyall.

La surprise fut de taille, et nous prit tous au dépourvu, moi le premier. Au premier abord, son attention pour moi me toucha, mais la détermination qui brûlait dans son regard presque fiévreux me donna la chair de poule. Parce qu'il était prêt à mettre en danger toute la guilde pour me permettre de consommer ce parchemin, tout en sachant que jamais je ne consentirais à faire courir un tel risque à mes amis pour mon seul bénéfice.

Iriko voulu protester, mais Aramise ne lui en laissa pas le temps :

— Eh bien, qu'est-ce qu'on attend, dans ce cas ?

Pouvais-je seulement empêcher l'inévitable qui s'annonçait ?

— Ce n'est pas un jeu, intervins-je sèchement. Ces monstres vont nous faire la peau et Valhalla va réduire notre cerveau en bouillie. Nos vies sont en jeu et je refuse que vous les gaspilliez pour une idiotie pareille.

Iriko acquiesça avec un demi-soupir soulagé. Nous étions du même avis mais semblions être les deux seuls opposés au projet, à présent. Même les autres, bien que peu rassurés, semblaient plus déterminés qu'avant.

Je ne pouvais pas les laisser faire. Pas en sachant qu'ils faisaient cela pour moi. Impossible de les laisser se sacrifier stupidement, et encore moins pour moi. S'il leur arrivait quoi que ce soit, je ne me le pardonnerais jamais. Je l'aurais toute ma vie sur la conscience, et je n'étais pas assez solide pour vivre avec ça.

— On va tous se faire massacrer, marmonna Iriko, les dents serrées.

— Bien sûr que non, contra Ilya en tirant son épée et en rejoignant Aramise et Shaïn. Tu es là, et Shaïn aussi, et tout le monde. En les tombant un à un, c'est faisable.

Pourquoi était-elle toujours aussi confiante ? Pourquoi ne cessait-elle jamais d'aller de l'avant quand les autres hésitaient à avancer ou préféraient se retourner pour regarder en arrière ?

Puis Shaïn s'engagea, les autres à sa suite, signifiant que la discussion était close. Mais ce qui me stupéfia le plus, ce fut ce moment ou Iriko dégaina sa deuxième épée, celle que j'avais réparée, celle qu'il ne sortait que lorsqu'il n'était pas certain à cent pour cent d'y arriver.

— Tu ne vas quand même pas les encourager ! m'étranglais-je.

— A défaut de ça, je vais faire ce que je peux pour que ces idiots ne meurent pas, corrigea-t-il, visiblement énervé.

J'étais abasourdi. Je pouvais comprendre ses motivations. En revanche, je ne pouvais pas comprendre son comportement.

J'étais encore planté là, dans la neige, tout seul comme un idiot, quand je vis des ombres s'élancer et barrer le chemin à mes amis. Aussitôt, je bondis pour les rejoindre, tous mes sens en alerte. Ils étaient une quinzaine, et nous n'étions que neuf. Était-ce une guilde de players killers ?

— Lyall.

Je tournais la tête. Un homme se tenait là, à ma gauche, encapuchonné.

— Koram ! m'exclamais-je avec surprise en le reconnaissant. Qu'est-ce que tu fais là ?

Il s'agissait donc des Lithium. Ouf...

— Je vous empêche de commettre un suicide collectif.

J'aurais presque soupiré en disant « A qui le dis-tu ! » face à cet appui inattendu, si je n'avais pas aperçu sa mine sombre et les coups d'œil aux aguets de ses coéquipiers.

Shaïn interrogea l'officier des Lithium qui menait ce petit groupe, irrité :

— Que se passe-t-il ?

L'homme, un dénommé Danthem, répondit comme s'il s'agissait d'une banalité :

— Il semblerait que vous attiriez les Titans Ecarlates comme la viande avariée attire les mouches.

Charmante comparaison dans la bouche d'un homme tout aussi charmant. Je ne fus pas le seul à peu apprécier le jeu de mots, et Iriko alla jusqu'à répliquer sèchement, agacé :

— Et les Lithium se trouvent toujours à proximité des charniers, comme les charognards se repaissent de chairs mortes. Curieusement, vous apparaissez toujours juste avant ou après un massacre.

La tension monta d'un cran. Aramise me jeta un coup d'œil inquisiteur, mais Shaïn intervint avant que je ne fasse quoi que ce soit :

— On se calme, tout le monde. Danthem, pourquoi tiens-tu de tels propos à notre sujet ?

L'intéressé fusilla Iriko du regard puis décida de faire comme s'il n'existait pas. Il se tourna vers mon meilleur-ami pour lui répondre :

— Deux jours après votre passage du portail de Jötunheim, les Titans Écarlates en faisaient autant. Après quoi, ils ont simplement... disparus.

Koram prit la suite :

— Hier, nous avons enfin retrouvé leur trace, ici même, tandis qu'à l'auberge d'Utgard on parlait de la disparition suspecte d'un groupe de joueurs. Nous avons remonté leur piste jusqu'ici, et vous voilà, vous.

Son supérieur ne lui laissa pas le temps de finir :

— Les Titans Écarlates ne sont pas loin, embusqués. Ils ont répandu la rumeur d'un trésor caché ici pour attirer les joueurs dans un piège et les précipiter vers une mort certaine.

Toute mort est certaine, pensais-je avec amertume.

Shaïn, lui, en revanche, semblait tomber des nues, comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête. Les Lithium venaient de nous faire une grande révélation et, bien entendu, il ne s'attendait pas à être tombé dans le piège aussi facilement.

— Tout ça c'est... faux ?

On aurait dit qu'un rideau venait de se lever sur toute sa vie et qu'il cessait enfin de voir le monde avec des œillères. Il était facile d'oublier les dangers qui nous guettaient dans cet univers enchanteur mais traitre.

Mais alors que Danthem allait lui répondre, Iriko se mit à parler le premier. Dans une guilde, même le plus petit mot, la plus petite pensée émise contre la guilde en question n'était pas toléré. S'il y avait des remarques à faire, elles devaient simplement être fondées avant d'être exprimées. Sinon, c'était la guerre contre ceux qui les avaient insultés, et les membres de la guilde offensée, même s'ils n'étaient pas personnellement pris à partie, défendant farouchement leur guilde.

Iriko en particulier, tout mystérieux qu'il était, ne supportait pas que l'on s'en prenne à nous.

— Ce coffre existe vraiment, Shaïn, expliqua-t-il avec sérieux. Peut-être que les Titans Écarlates, eux, n'y ont pas cru, mais ce n'est pas une rumeur. Il existe bel et bien.

Tout le monde se tourna vers lui, stupéfié.

— Il existe vraiment ?!

Iriko répéta, au lieu d'opiner comme à son habitude :

— Ce coffre existe vraiment. Je dirais même qu'il ne s'ouvrira qu'une seule fois dans le jeu, pour celui ou celle qui aura l'audace, la force et le courage d'aller le chercher.

— Comment le sais-tu ? demanda un Lithium, suspicieux.

— Je le sais, c'est tout.

Danthem se tourna vers Shaïn, l'air mitigé et un peu embêté :

— Sais-tu qu'il existe des tricheurs dans Skyline Emrys, comme dans tous les jeux ?

Mon meilleur-ami cligna des yeux avec la même surprise que nous dans le regard.

— De quoi sommes-nous en train de parler, exactement ?

Wayann s'en mêla, refusant de se taire plus longtemps :

— Tu insinues qu'Iriko est l'un de ces tricheurs, c'est ça ?

Pourquoi étais-je surpris que cette idée me révulse autant ? Iriko était notre ami. Il était inconcevable qu'il nous ait caché une chose pareille depuis tout ce temps. Nous n'avions rien remarqué de suspect. Pourtant, en y repensant...

Danthem se tourna vers Iriko et le désigna de la main :

— Demandez-le-lui, pour commencer.

Les regards convergèrent vers notre ami. Aramise se rapprocha de lui, un doute malsain lui enserrant déjà le cœur, lui faisant mal à la poitrine.

— Tu n'es pas un tricheur, n'est-ce pas ?

L'intéressé secoua la tête, l'expression de son visage aussi froide que la neige et la glace qui nous entouraient.

— Je ne suis pas un tricheur. Et peu importe ce que j'étais ; ce qui importe c'est qui je suis aujourd'hui, non ?

Tout simplement.

Cette simple réponse suffit à elle seule à dissiper le malaise qui nous avait tous saisis et nous nous contentâmes de cela comme nous l'avions toujours fait, parce que nous avions confiance en lui. Pourtant, je ne devais jamais oublier ce moment particulier, comme s'il devait me rester pour me mettre en garde de quelque chose d'incertain, comme je le soupçonnais déjà depuis longtemps.

Danthem fit signe à ses hommes de se disperser et ils disparurent aussitôt, Koram avec eux.

— Je ne prétends pas que vous abritez un ou des tricheurs, mais méfiez-vous d'eux. Et des Titans Écarlates. C'est, par moment, la même chose. Et ceux-là ne sont pas loin.

— Non, en effet, marmonna Eléa en se rapprochant d'Azril.

Me tournant dans la direction qu'elle fuyait, j'aperçu ce qu'elle avait vu : des scintillements sanglants dans la lumière du soleil, tels des étoiles de sang dans la neige.

Les Titans Écarlates.

Comme s'ils avaient aussitôt été rappelés par leur supérieur, les Lithium réapparurent. L'un d'eux rendit compte à son officier dont la mine s'assombrit aussitôt. Il fit un signe de tête à Iriko :

— Ton stratagème semble avoir été efficace.

— Il semblerait, confirma Iriko.

— Quel stratagème ? s'enquit Sohona, perplexe.

Dans ma tête, ça tournait à plein régime. Qu'avait fait Iriko pour débusquer les Titans Écarlates là où les Lithium avaient échoués ? Était-ce à cause de cette histoire de tricheur ? Non, c'était autre chose. Était-ce... le coffre ? Iriko avait affirmé qu'il existait et je le croyais sur parole. Un coffre qui ne s'ouvrirait qu'une seule fois dans le jeu, pour la première personne qui le toucherait... Était-ce donc l'appât du gain qui les avait fait venir ? Se jetteraient-ils eux-mêmes dans le piège qu'ils avaient tendu ?

Quelle que soit la raison qui les avait tirés de leur cachette, ils avaient l'air déterminés en marchant vers nous... et ils étaient drôlement nombreux. Drôle, non, ça n'avait rien de drôle. Nombreux ? Une litote. Un quart que la guilde était probablement là, soit une vingtaine de joueurs.

Je déglutis avec difficulté, sentant ma claymore dans mon dos plus lourde que jamais. Mais Ilya posa une main rassurante sur la mienne, prête à réagir au moindre mouvement. Nous étions neuf et les Lithium une douzaine. Les forces devaient être équilibrées, non ? J'oubliais cependant un détail : leur fourberie.


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On redémarre sur les chapeaux de roues ! Après avoir parlé des Titans Écarlates en toile de fond pendant si longtemps, voici le premier face à face avec ces meurtriers !

Lyall et ses amis s'en sortiront-ils tous indemnes... ?

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