37 - Le chalet au bord du lac
Ils manifestèrent le même émerveillement que moi lorsque j'avais découvert cet endroit quelques heures avant eux, à grands renforts de « Ah ! » et de « Oh ! ».
Mais rien ne pouvait les préparer à ce qu'ils découvrirent ensuite en voyant la maison, au loin, au bord du lac. Cela ressemblait à un noël avant l'heure. Iriko pouvait être fier de lui ; ce qu'il nous avait trouvé là était une perle rare qui nous aurait été inaccessible sans lui.
La réflexion d'Ilya lorsqu'elle entra à son tour dans le chalet me fit éclater de rire malgré moi :
— Y'a pas de meubles ? Mais... On va les acheter avec quoi ?
— On dirait Lyall, se moqua Iriko.
Puis il haussa les épaules :
— Il va falloir faire sans, pour le moment.
Shaïn se tenait le front à deux mains, debout au milieu de la terrasse, stupéfait, le regard partout où ses yeux pouvaient se poser, répétant les mêmes phrases en boucle, suivant des variantes sensiblement différentes :
— Vous êtes fous. Vous êtes malades. Vous êtes timbrés.
Sohona sourit en s'accoudant à la balustrade, le regard posé sur les reflets chatoyants du lac.
— Ce n'est qu'un jeu, Shaïn. L'argent n'a pas de valeur, ici. Personnellement, je préfère la mer à la montagne, mais... cet endroit est vraiment magnifique.
— Y'a plus qu'à prier pour que les Titans Ecarlates, ou une autre guilde de players killer, ne viennent pas s'installer à côté et qu'ils ne deviennent pas nos voisins, marmonna Azril que la perspective horrifiait.
Ilya ouvrit son menu en marchant sur le quai qui menait au lac, là ou Iriko projetait d'amarrer son futur bateau. Elle déséquipait son armure, pièce par pièce, pour ne laisser qu'un maillot de bain qu'elle enfila en un clic, devant nous tous qui la regardions, bouche bée. Son maillot était bleu à pois blancs. Allez savoir pourquoi ce détail, particulièrement, retint mon attention...
— Je suis contente qu'il me serve enfin ! s'exclama-t-elle joyeusement. J'allais finir par croire que la possibilité pour les tailleurs de faire des maillots de bain n'était qu'une arnaque sans utilité.
Cela pouvait également être un achat compulsif dans l'une des nombreuses boutiques d'Argoat qui vendaient un tas d'objet quasi inutiles : en effet, un maillot de bain n'était utilisable que dans des endroits tels que celui-ci ; endroits plutôt rares, par ailleurs. Et puis, ce n'était pas comme si nous n'avions rien d'autre à faire que de nous amuser à barboter dans l'eau, hein...
Mais, de nous tous, Ilya était la seule à en avoir un. C'était vraiment une fille !
— Ah oui, bonne idée ! s'exclama Aramise en l'imitant aussitôt.
Sauf qu'Aramise aussi avait un maillot de bain, et il était rayé rouge et blanc.
Les deux filles se sourirent mutuellement avec complicité. Je jetais un coup d'œil aux autres, pour voir s'ils étaient aussi hébétés que moi. Mais ce qui me surprit tout autant, ce fut de constater qu'Eléa et Sohona ne les rejoignaient pas.
— Bah alors les filles, vous avez oublié vos maillots de bain ? les taquina Wayann.
Avant que l'une d'entre elles n'ait le temps de répondre, Shaïn passa devant moi comme une flèche :
— On s'en fout des maillots de bain. A poil, les mecs !
Et, joignant le geste à la parole, il sauta dans le lac.
Il ne parlait pas littéralement de se mettre tout nu, bien sûr, car sous l'armure nous avions tous les mêmes sous-vêtements prédéfinis imposés par le jeu. Il était donc impossible de se retrouver strictement nu dans Skyline Emrys.
Tiens oui, d'ailleurs, pourquoi acheter un maillot de bain alors que nous avions les sous-vêtements de base du jeu ? Encore un truc de filles...
J'imitais Shaïn sans trop de scrupules et les rejoignis sur la jetée. Mon meilleur-ami tentait de se prendre pour un poisson, et les filles s'étaient assises sur les planches de la jetée pour se contenter de tremper leurs pieds dans l'eau.
— Alors, elle est bonne ? m'enquis-je en m'asseyant à côté d'Aramise, tout en regardant Shaïn faire des figures étranges dans l'eau.
Il avait les sourcils froncés et semblait indécis :
— C'est très étrange, en fait, admit-il. Je n'en sais strictement rien.
Je le fixais, perplexe :
— Comment ça, tu n'en sais rien ?
— Essaye, tu verras toi-même, m'enjoignit-il.
J'obtempérais et me glissais dans l'eau sans problème. En effet, il m'était impossible de dire si elle était chaude ou froide.
Le système du jeu nous faisait ressentir la douleur, les sentiments, le trop chaud et le trop froid. Mais pour tout ce qui était moyen, rien. La palette des nuances était quasi nulle. On passait d'un extrême à l'autre : c'était tout, ou rien.
— Effectivement, c'est une étrange impression..., avouais-je.
— On s'en fout ! s'écria Wayann en fonçant sur la jetée en caleçon.
Il prit son élan et sauta dans l'eau pour exploser comme une bombe en faisant le plus de vagues possible. Il fut bientôt suivi d'Azril, Iriko, Eléa et Sohona.
Comme des gamins, nous jouâmes, oubliant rapidement tout le reste. C'était la première fois que nous touchions vraiment de l'eau pour en jouer, depuis Bellal. Car si les fontaines et les rivières existaient, elles ne permettaient pas une immersion complète, et les rivières et autres fleuves étaient toujours dans des zones ou la possibilité de rencontrer un monstre était non négligeable. De plus, les douches, les bains et les piscines n'existaient pas.
Lorsque la nuit drapa Midgard de son manteau piqueté de diamants et que la lune argentée et lumineuse chassa le soleil et sa lumière impassible, nous avions déjà tous regagné notre nouvelle demeure. Nous étions fatigués sans avoir rien fait, c'est pourquoi nous nous regroupâmes dans le grand salon vide de meubles pour dormir tous ensemble, à même le sol.
Les bras croisés sur mon ventre, je les vis s'endormir un à un. Pour moi, en revanche, impossible de fermer l'œil. Je dû me lever et gagner la terrasse pour y chercher une brise qui me changerait les idées, en vain.
— Tu as l'intention de sortir ?
J'aurai reconnu cette voix entre toutes.
Je me retournais. Ilya était là, face à moi, sous le clair de lune, droite et impassible. Mais elle était bien là, réelle. Elle n'était pas qu'un simple avatar numérique. J'aurai presque senti son esprit se tendre vers le mien, ou qu'elle fut en ce monde.
Ses intonations n'étaient pas froides, ni sèches, ni rien... C'était une simple demande, sans reproches. Elle savait que je savais ce qu'elle pensait. Nous en avions parlé cent fois.
— Je ne pense pas, avouais-je en toute franchise.
Elle se rapprocha d'un pas léger pour s'accouder à la balustrade de la terrasse afin de mieux admirer le cadre qui nous entourait – un lac scintillant sous un ciel étoilé, encadré par une forêt de sapins bruissants sous le vent, et une plaine fleurie et colorée – sans dire un mot.
— Je ne veux pas t'empêcher de sortir si c'est ce que tu veux faire, tu sais, s'expliqua-t-elle en s'adressant à mon reflet dans l'eau du lac. Je m'inquiète, c'est tout. C'est dans ma nature. Je n'ai jamais eu beaucoup d'amis alors je ne veux pas perdre ceux que j'ai. Alors si tu sors, laisse-moi simplement t'accompagner.
Elle fit une pause et reprit, comme je ne disais rien :
— Tu n'as pas besoin de me parler si c'est ce qui te gêne. Je veux juste être là, avec toi.
— Je t'en parlerai si l'envie me prends de sortir, promis-je finalement. Mais pas ce soir.
Curieusement, ce soir, je n'avais aucune envie de sortir. Cet endroit exerçait une influence relaxante et apaisante sur moi qui me laissait détendu et libre de ce sentiment d'urgence qui m'oppressait au quotidien. J'étais bien, en cet instant, et je ne voulais que rien au monde ne vienne troubler cette paix intérieure qu'il m'avait été si difficile de trouver ces derniers mois.
Accoudé à la balustrade moi aussi, je m'abîmais dans mes réflexions. Ilya m'en tira au bout d'un moment. Elle était tellement discrète que j'en avais oublié sa présence.
— A quoi penses-tu ?
Je souris, amusé :
— A un tas de trucs très étranges.
— Aussi étranges que toi ?
— Plus étranges encore.
Elle sourit à son tour :
— Qu'est-ce que c'est ?
Je fronçais les sourcils, redevenant sérieux. Cette histoire de maillot de bain avait fait remonter à la surface une question que je m'étais posée longtemps auparavant.
— Je me demande si chaque joueur est sincère sur... Non. La bonne question est : combien de joueurs de SE ont changé de sexe, dans le jeu ? Ce que je veux dire, c'est que je suis un mec, et je joue avec un avatar masculin. Mais qu'en est-il des autres ?
Ilya eut un grand sourire énigmatique, comme si elle gardait pour elle un très grand secret.
— En effet. Et qu'est-ce qui me prouve que même si tu me dis être de sexe masculin, tu l'es vraiment ?
Je soupirais de dépit. Ces questions ne menaient à rien.
— Rien, répondis-je. Rien ne peut te prouver que ce que je dis est vrai.
— Tu te trompes.
Je levais les yeux vers elle. Sa voix s'était à la fois adoucie et faite plus sérieuse. Je la questionnais du regard.
— La confiance. Si nous ne pouvons pas nous fier aux autres, nous pouvons compter sur l'honnêteté des Fils de la Lumière. Cela dit, poser la question serait mal venu, tu ne crois pas ?
J'acquiesçais. Ce n'était pas comme si être un homme ou une femme changeait quoi que ce soit dans notre rapport au jeu ou notre amitié.
— Mais si tu me le demande, sache que je suis une fille, acheva Ilya en retournant à sa contemplation du lac.
Sur ses mots, le silence nous enveloppa de nouveau.
Après un moment, je décidais de m'allonger là, sur la terrasse, les bras sous ma tête en guise d'oreiller, et les yeux rivés au ciel brillant d'étoiles. Elles étaient plus nombreuses et plus lumineuses que dans mon souvenir du vrai ciel nocturne. Curieuse, Ilya se coucha à côté de moi.
Plus le temps passait, plus j'apprenais à la connaitre et à l'apprécier. Je m'habituais à sa présence et découvrais chaque jour un nouveau fragment de sa personnalité. A l'instar de Shaïn, elle était devenue, depuis longtemps maintenant, une véritable amie. Peut-être même était-elle devenue plus que cela, avec le temps.
L'instant aurait pu être magique, mémorable, si entre temps le présent ne m'avait pas rappelé à l'ordre. Jötunheim, son donjon et sa statue nous attendaient, comme une épine plantée dans le talon de notre futur. D'autant plus que j'étais toujours comme un boulet à la cheville de notre guilde, les ralentissant et les contraignant toujours un peu plus.
Pourtant,plus que jamais, j'étais déterminé à me donner à fond, à les accompagnerjusqu'au bout malgré mon choix de lâcher prise. Ce n'était pas vieux, maisc'était déjà du passé. Abandonner n'était pas une option.
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