22 -Blason de guilde

24 Décembre 2050
Le même jour

J'étais tant absorbé par mon travail que lorsque j'émergeais parce qu'il me manquait quelques matériaux pour finir, je constatais qu'Ilya s'était simplement mise à son aise dans la forge. Elle devait avoir sa table de couture dans son inventaire, toujours avec elle. Aussi s'était-elle tout simplement installée là. Ce qui était certain, c'était que son activité était moins encombrante que la mienne.

Elle aussi était concentrée sur son œuvre. Seule une catastrophe aurait pu la faire sortir de sa bulle.

Sans faire de bruit ni de mouvements brusques qui auraient pu attirer son attention et briser sa concentration, je quittais la pièce et rééquipais mon armure et mon arme dans le hall. Les autres n'étaient pas encore rentrés. Il me fallait sortir en ville pour me procurer les dernières bricoles qui me manquaient.

A me promener tranquillement dans les rues d'Argoat, avec tous ces visages insouciants, le chant des oiseaux et ce beau soleil dans un ciel d'un bleu limpide, j'avais du mal à croire que quelques temps plus tôt nous étions à l'article de la mort, tellement usés par la fatigue que nous avions dormis bien plus que d'ordinaire, vaincus par des restes de stress et de peur dont nous nous étions imprégnés durant les trois mois que nous avions passé dans le donjon. Autant dire qu'à notre retour, traumatisés et déroutés, nous n'avions pas fait grand-chose pour nous mettre en danger.

Nous ignorions encore ce qui nous attendait à Niflheim et ne savions même pas à quoi ressemblait ce monde qui nous semblait, de nom, hostile.

Je passais à la banque vérifier mon coffre et retirer quelques pièces d'argent. Une pièce d'or même, peut-être. Puis je parcouru les centaines de rues qui composaient la capitale midgardienne, à la recherche de mes composants manquants... ainsi que de cadeaux de Noël. Après tout, nous étions le 24 Décembre ! J'avais du mal à réaliser, mais je doutais que Valhalla ait un quelconque intérêt à nous mentir sur la date.

Après avoir vagabondé dans toutes les rues, avoir arpenté la cité en long, en large et en travers, je redescendis vers le dernier palier de la cité, le plus bas, le plus vaste, le plus peuplé, mais surtout celui qui coûtait le moins cher dans cette capitale de la démesure.

Lorsque je franchis le seuil de notre nouvel appartement, une étrange émotion m'assailli et je me figeais dans le vaste hall, planté sur l'immense et imposante rose des vents à huit branches en marbre dont était fait le sol de l'entrée.

Ils semblaient tous être rentrés et je les voyais s'affairer un peu partout, le nez dans les différents onglets de leur menu, de toute évidence concentrés sur la disposition des meubles. Ça s'interpellait d'une pièce à l'autre, se chamaillait pour des questions d'emplacements... mais tout ça dans la joie et la bonne humeur. Cela nous donnait un air de famille, d'unité ; quelque chose que je ne connaissais pas vraiment. Il flottait dans l'air un sentiment de bien-être et de respect mutuel, de confiance. Car nous étions les uns pour les autres ce que nous étions réellement, au fond de nous-même, plus sincères derrière nos corps numériques qui nous dissimulaient que nous ne l'avions jamais été dans la vraie vie. Du moins était-ce mon cas.

Avec un sourire, je me glissais furtivement dans ma forge. Elle était vide. Ilya avait disparu. Je refermais donc soigneusement la porte derrière moi et me remis à l'ouvrage.

Deux heures s'étaient écoulées lorsque Sohona vint frapper à la porte et passa la tête dans l'entrebâillement.

— Lyall, tu viens ?

Je consultais l'heure. Il était vingt heures bien tassées.

— J'arrive.

Je rangeais mon équipement et la suivi dans le hall.

La transfiguration était ahurissante, raison pour laquelle je m'arrêtais net. Meublé, l'appartement n'avait plus rien à voir. Il avait été aménagé avec goût et on sentait bien que c'était là une touche féminine. Nous autres n'aurions pas porté tant d'attention aux détails et nous serions certainement contentés des meubles d'usage et aurions sautés l'étape « décoration ». Du moins, c'est ce que j'aurais fait.

M'avançant plus avant dans le hall, je constatais qu'ils étaient presque tous réunis dans le salon attenant. Au fond de la pièce, devant les grandes baies vitrées qui n'auraient dû donner sur rien, et qui pourtant déversaient les lumières jaunes des torches allumées dans la rue, un sapin de Noël trônait fièrement, décoré de la tête aux pieds.

Incrédule, je les rejoignis.

— Incroyable... Ou l'avez-vous trouvé ?

— Je l'ai acheté à un PNJ déguisé en Père Noël sur la place principale au dernier palier, en haut, expliqua Eléa, fière d'elle-même. Aramise était avec moi.

L'intéressée acquiesça vivement et se tourna vers Iriko :

— Iriko était d'accord, lui aussi.

Il semblait surtout embarrassé, actuellement. Il haussa les épaules – encore :

— Ça n'a pas vraiment d'importance là d'où je viens.

Personne ne releva. Nous avions décidé depuis un moment déjà que nous ne nous étendrions pas sur nos vies respectives dans la réalité car nous avions suffisamment à faire dans celle-ci, la réalité numérique de Skyline Emrys.

— Ou est Sohona ? s'enquit Wayann en posant l'Icarus sur la table basse.

Nous étions à présent presque tous assis dans le salon. Presque.

Je fronçais les sourcils.

— Et Shaïn et Ilya ?

— Sohona et Ilya sont en cuisine, répondit Iriko, les bras croisés. Shaïn, en revanche...

Je me levais pour me diriger vers la cuisine. Au passage, je retrouvais ledit Shaïn en train de se rincer l'œil par l'entrebâillement de la porte.

— Mais qu'est-ce que tu fais ?

Il ne bougea pas d'un cil.

— Chut !

Curieux, je l'imitais, me callant juste au-dessus de lui qui s'était accroupi par terre. On entendait bien ce qui se disait dans la cuisine. La vue était moins nette, cependant.

— Je ne pensais pas que le voyeurisme aurait une vie dans les jeux vidéo..., avouais-je en me redressant, désintéressé.

— Chuuuuuuut !

Mais à peine s'était-il tut qu'il tenta précipitamment de se relever tout en reculant. Pas assez rapidement néanmoins, car il se prit la porte en plein visage. Sohona se tenait sur le seuil, très mécontente :

— Non mais qu'est-ce que c'est que ça ? Shaïn, Lyall ?

Elle semblait sincèrement surprise, comme si elle ne s'attendait honnêtement pas à nous trouver là, nous.

J'agitais les mains pour me défendre, embarrassé par ce qu'elle pouvait penser de nous – de moi, surtout :

— Non non, ce n'est pas du tout ce que tu penses, Sohona !

Shaïn se tourna vers moi avec surprise. Il n'avait pas la marque de la porte au milieu du front car ce genre de marque n'existait pas ici, mais je pouvais la deviner comme si nous étions dans la réalité.

— Qu'est-ce que tu racontes, Lyall ? Tu m'as fait venir pour ça, non ? C'était ce que tu voulais me montrer.

— Hein ? balbutiais-je bêtement, n'y comprenant rien.

Il semblait tellement sérieux et surpris que j'aurais moi-même pu le croire si je n'avais pas pertinemment su qu'il mentait. C'était un excellent comédien. Peut-être était-il acteur...

— Voilà autre chose, soupira Ilya en apparaissant à son tour. Je te laisse régler ça, Sohona ; je vais dire aux autres de passer à table.

J'ouvris de grands yeux surpris – une surprise parfaitement authentique.

— Comment ça, passer à table ?

N'ayant pas besoin de nous nourrir, nous ne consommions des aliments du jeu que pour booster nos compétences et nos caractéristiques afin d'avoir des statistiques optimales, pour un temps. Ou nous buvions quelques verres, parfois, pour avoir l'illusion de fêter un grand moment ou pour garder une routine en parallèle avec notre vie. Pour certain, c'était un repère qui leur permettait de tenir le cap et de s'accrocher.

Ce repas que les filles avaient préparé était donc pour le moins curieux, d'autant plus que cela faisait des mois que nous ne ressentions plus du tout la faim, contrairement au début du jeu. C'était survenu dans la semaine suivant notre emprisonnement ; nous avions dû être transféré dans des hôpitaux et mis sous perfusion, raison pour laquelle nous ne ressentions plus rien.

Shaïn opina vigoureusement.

— Sohona est une véritable perle de la cuisine. Elle a pris des leçons auprès d'un grand chef cuisinier français.

Les deux filles échangèrent un sourire entendu et, sans prévenir, Sohona plongea sur Shaïn pour lui attraper sauvagement l'oreille.

— Lyall le voyeur, hein ? Menteur, va ! J'en parlais avec Ilya un peu plus tôt. Je suppose très raisonnablement que c'était toi surtout qui écoutais aux portes !

Ilya me prit ensuite par le bras pour m'éloigner. Je jetais malgré tout un regard derrière moi.

— Tu es sûre que ça va aller ?

— Mais oui, ce sera vite réglé, m'assura-t-elle.

En effet, nous étions à peine assis dans la salle à manger qu'ils nous rejoignirent à leur tour, Shaïn s'étant brusquement changé en serveur du dimanche.

Sohona avait cuisiné des plats de tous les horizons. Elle semblait avoir essayé la cuisine du monde entier. Malgré l'aspect virtuel de cette nourriture, nous pouvions tout de même goûter de nouveaux plats, tester de nouvelles saveurs, et nous souvenirs de cette expérience inédite et pratiquement aussi authentique qu'une véritable découverte culinaire.

Si nous n'avions pas faim du fait de notre corps réel alimenté par un liquide qui nous apportait tous les nutriments dont nous avions besoin, manger beaucoup ou peu avait exactement le même effet, c'est-à-dire aucun. N'ayant pas d'organes ni de consistance dans cet univers, notre estomac n'avait pas de limites.

Ce fut donc un repas pour le moins incongru, mais aussi proche qu'il était possible de l'être dans ce jeu d'un repas de Noël en famille ou entre amis, supposais-je. C'était un repas comme nous n'en avions pas pris depuis notre entrée dans le jeu. Ce fut un moment de partage, de découverte, de détente et de simplicité, ou nous laissâmes derrière nous tous les fantômes que nous trainions chacun derrière nous et qui nous entravaient au quotidien ; un merveilleux moment.

Jamais un Noël n'avait ressemblé à ça, chez moi. Pas avec les parents que j'avais. J'avais longtemps souhaité, pour Lucas et Kyle, que nos Noëls ressemblent plus à celui-ci, mais la vie en avait décidé autrement.

— Bon, tout le monde passe de l'autre côté, maintenant, nous enjoignit Shaïn tandis que nous bavardions avec animation autour des plats vides que Sohona nous avait préparé pour fêter le meilleur réveillon de Noël que j'eus jamais connu.

Nous étions tellement gavés de nourriture et de leurs propriétés boostant nos capacités que nous aurions carrément pu nous propulser directement au boss de Niflheim.

Je me tournais vers mon meilleur-ami, comme tous les autres un peu surpris. Assit en bout de table il se leva solennellement et ouvrit son menu.

00h03.

Il haussa les épaules.

— Eh bien quoi ? Le Père Noël à un cadeau pour vous.

Nous y étions. Le 25 décembre 2050. Noël.

Nous gagnâmes donc tous le salon et Shaïn se planta devant le sapin avant de nous envoyer à chacun une lettre contenant son cadeau. Lorsque nous le reçûmes, il était même emballé. Il fallut le déballer avant de voir ce que c'était. D'ailleurs, même déballé nous mîmes du temps à comprendre à quoi il servait. A l'instar des autres, je le sorti de mon inventaire pour l'inspecter en mains propres.

C'était un écusson de la taille d'une paume de main. Il était rond et entouré d'un cercle doré. Au centre, sur fond blanc, trois rais dorés symbolisaient la lumière et, entre les rais de lumières, dans les deux interstices, une goutte d'eau d'un bleu très pâle presque blanc. Ce symbole n'était pas sans rappeler la fusion des Fils de la Lumière avec les Filles du Gel. Et tout le monde en avait pleinement conscience.

— Après tout, précisa Shaïn en croisant les mains derrière sa tête, c'est ce que nous sommes ; un peu des deux à la fois. Et avec la lumière et le gel, on obtient plutôt de bonnes choses, dans les deux sens du terme. C'est de là que viennent les arcs-en-ciel.

Il eut à peine le temps de finir sa phrase qu'Aramise lui sauta dessus pour le remercier avec une effusion de larmes.

Ce que notre ami voulait dire, c'était qu'il n'oubliait pas. Nous n'oublions pas ce que nous étions, notre métissage : pour moitié Fils de la Lumière, pour moitié Filles du Gel. Même avec le temps, ce drame ne s'effacerait pas. Il faisait partie de notre histoire, à présent, indélébile.

Iriko écarquilla les yeux, penché sur son écusson, impressionné :

— Tu as pris le premium ?

— Hein ? souffla l'intéressé en se tournant vers lui, à moitié étouffé par Aramise pour peu que la strangulation soit possible dans ce jeu.

Notre encyclopédie vivante de Skyline Emrys nous donna ses explications.

— Ces blasons sont réutilisables à l'infini et peuvent s'appliquer à n'importe quelle arme ou pièce d'armure. La version classique s'applique une seule fois et sur la pièce maîtresse de l'armure, le plastron.

— Oui, je me suis dit que ce serait mieux parce que, puisque nous allons devenir de plus en plus forts, nous allons continuer à changer d'armes et d'armures régulièrement. Il aurait donc fallut en racheter à chaque fois. Voilà, comme ça c'est un cadeau spécial.

Eléa, qui tenait elle aussi son écusson dans les mains, le caressa doucement, presque avec tendresse.

— Maintenant, nous avons un nom et une image.

— Ça a du coûter une fortune ! s'épouvanta Wayann. Je croyais que tu étais fauché !

— J'ai mentis. Pour vous acheter ces écussons il me fallait donner un peu moins pour l'appartement. Maintenant, oui, je suis fauché.

En définitive, il avait donné plus que nous tous, mais surtout, ce qu'il nous avait donné n'avait pas de prix. Car c'était notre identité, le symbole de notre unité et de notre amitié. C'étaient des sentiments et des émotions que personne ne pouvait acheter, dans cette vie ou dans l'autre.

Après ça, chacun distribua aux autres ces cadeaux pour Noël. Moi également. J'avais réparé l'épée d'Iriko et je savais que cela lui suffisait. Il n'y avait rien que je puisse lui offrir qui vaille la peine qu'il ne possédait déjà. Et puis, je savais qu'il appréciait mon travail et s'en contenterait. Aux filles j'offris des bijoux que j'avais achetés à un joueur joaillier et qui boostaient certaines caractéristiques de façon permanente, et à Ilya je donnais l'épée qu'elle m'avait demandée. J'avais essayé de la rendre jolie, autant que j'avais pu le paramétrer et d'après mes goûts quelque peu douteux. Pourtant, elle parut plus que satisfaite et ne se plaignit aucunement de son apparence. Tout comme Iriko m'avait donné une rune de la nuit pour son épée le jour de notre rencontre, j'avais décidé d'ajouter à l'épée d'Ilya, et sans lui en parler, la rune du soleil que j'avais gagnée suite à notre combat contre Baldr. Quant aux garçons, je leur promettais simplement de leur forger l'arme ou la pièce d'armure de leur choix, plus tard, à mes frais.

Cesoir-là, je m'endormis aussitôt, heureux comme je l'avais rarement été danstoute ma vie. J'étais certes prisonnier du jeu, mais j'y avais une famillesincère que j'appréciais plus que tout ; un groupe d'amis soudés à quij'aurai confié ma vie les yeux fermés. Ils étaient des personnes sur lesquellesje pourrais toujours compter.

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JOYEUX NOËL ! :D

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