21 -Le QG
24 Décembre 2050
Dix-huit jours plus tard
J'inspirais un grand coup et sortis la clé de mon inventaire, conscient de tous les regards braqués sur moi. Ça m'était insupportable. Au dernier moment, je me ravisais et me tournais vers la guilde au complet, agglutinée dans mon dos, prête à bondir.
— Pourquoi ça devrait être moi ? soupirais-je.
— Pourquoi, pourquoi... Fais-le, c'est tout ! répondit Shaïn en gesticulant dans tous les sens, impatient.
Derrière, Iriko opina avec un sourire encourageant.
Mouais...
— Bon, tu te dépêches, à la fin ? J'en peu plus, là ! supplia Wayann. Je suis au supplice !
— Genre t'as très envie d'aller aux toilettes ? s'enquit Azril.
— Tout comme ! Maintenant, Lyall, ouvre cette foutue porte ou je vais vous faire un AVC de frustration et de surtension mélangés !
J'ouvris la bouche pour dire quelque chose mais me ravisais. Haussant les épaules, je renonçais et utilisais enfin la clé pour entrer.
La porte s'ouvrit et ils me poussèrent à l'intérieur, se déversant comme un raz-de-marée dans le QG tout neuf des Fils de la Lumière. Sans véritable raison, leur enthousiasme me fit plaisir et chaud au cœur.
Aramise nous siffla tous dans le hall et nous nous regroupâmes.
— Comme ce sont Shaïn et Ilya qui ont pris soin de nous acheter cet appartement, on va les laisser nous présenter les lieux.
Shaïn secoua les mains et la tête, embarrassé.
— Ça c'est un truc de fille, je ne comprendrais jamais. C'est un appartement, point à la ligne.
— Bon, alors je vais vous expliquer dans les grandes lignes, s'y colla Ilya, de toute évidence ravie. Nous avons un grand hall, un salon, une salle à manger et une cuisine.
— Et les chambres ? l'interrompit pratiquement Azril.
Après tout, l'intérêt premier de ces appartements n'était pas leur salon ou la décoration dans le hall, ni même la cuisine, c'était bel et bien les lits et le repos tranquille et sans frais qu'ils nous garantissaient.
— Il n'y en a pas. C'est un dortoir. Je vous rappelle que nous sommes à Argoat et que le prix du loyer est juste démentiel. Nous n'avons pas encore assez d'argent pour pouvoir nous offrir un manoir dans une zone résidentielle hors de la ville.
Les zones résidentielles n'étaient pas résidentielles au sens strict du terme. C'était des zones séparées dans lesquelles on ne pouvait – normalement – rencontrer aucun ennemi, et dans lesquelles se trouvaient souvent quelques habitations éparpillées dans toute la zone, implantées loin les unes des autres. Elles permettaient surtout – indépendamment de ceux qui avaient les moyens de s'offrir ce genre de villa de campagne – de venir se prélasser dans de grands espaces sans avoir à craindre l'arrivée d'un ennemi ou l'apparition d'un évènement. On y allait généralement pour se détendre et passer un bon moment loin des villes encombrées.
— Et cette porte, elle ouvre sur quoi ? demandais-je en désignant la seule porte en bois qui donnait directement sur le grand hall, en face de la porte d'entrée.
Tous les regards se tournèrent vers moi au lieu de se tourner vers la porte en question, signe évident qu'ils savaient tous ce qu'elle cachait. J'avais conscience qu'ils me cachaient quelque chose. A présent, j'avais peur de comprendre de quoi il était question.
Peur ? Non. Était-ce plutôt de l'impatience ? En tout cas, j'avais peur de croire que ce que je pensais était vrai.
— T'as qu'à aller voir, proposa Shaïn, les poings sur les hanches, avec un sourire énigmatique.
Mes soupçons se renforcèrent et mon cœur se mit inévitablement à battre plus fort.
Jamais bouger ne m'avait paru si difficile. Mais j'y parvins, à ouvrir cette fichue porte, et mes doutes se confirmèrent en une fraction de seconde, me laissant muet et stupéfait sur le seuil.
Derrière moi, les autres se dispersèrent afin de partir à la découverte de l'appartement que seuls Shaïn et Ilya connaissaient déjà, comme s'ils voulaient me laisser un peu d'intimité pour ce moment particulier.
Ilya fut la seule à oser venir troubler ma stupéfaction.
— Alors, qu'est-ce que tu en pense ? Nous avons tous un peu mit de côté pour pouvoir nous offrir un appartement qui en aurait une.
Une forge. Ma forge. Je n'avais rien forgé depuis des mois – depuis notre départ de Bellal et l'apparition de l'élémentaire à Malka. D'autant plus que lorsque nous étions rentrés du donjon, notre priorité avait été de nous remettre de nos émotions, de trouver un nouveau QG, et de nous réhabituer à vivre dans Skyline Emrys tel que nous l'avions toujours connu – vivre dans un donjon était complètement différent, partagé entre l'insécurité constante, la pression de la réussite, et une immense solitude du fait que nous ne pouvions voir aucun autres joueurs en dehors de ceux qui se trouvaient également dans le donjon avec nous.
Pour résumer, j'avais été bien occupé, et je n'avais donc pas eu le temps de trop y penser jusque-là. De plus, nous avions fait la une de l'Icarus, car si d'autres avant nous avaient triomphé de Baldr le Courageux, en revanche nous étions les premiers à l'avoir fait avec la guilde au complet et dont tous les membres avaient donc à présent la clé.
Je ne prenais qu'à présent la mesure de la chose : forger m'avait beaucoup manqué et j'allais pouvoir de nouveau y consacrer du temps, améliorer les armes et les armures de mes amis, et...
Je fronçais les sourcils et me tournais vers Ilya avec un regard suspicieux.
— Je me trompe ou c'était ton idée ?
Elle parut surprise que je le devine si facilement.
— Oui, c'est vrai. Mais tout le monde était d'accord. J'ai seulement été la première à y penser.
— Hmm... Pour me tenir occupé et m'éviter de trop sortir.
Elle cligna des yeux, interloquée.
— Pour... Quoi ? Lyall, je ne comprends rien. Pourquoi t'empêcherais-je de sortir... ?
A peine eu-t-elle fini sa phrase qu'elle comprit et son regard s'illumina.
— Ah ! Je vois.
Son regard se fit plus dur.
— Je ne t'empêcherai pas de sortir, je vais t'empêcher de faire le mur.
— Comme c'est original...
Je rentrais dans la forge et passais une main sur l'enclume. Elle était froide, dure et lisse sous mes doigts. Mon cerveau était convaincu qu'elle était réelle. Si je n'avais pas su que j'étais dans un jeu, j'aurai pu croire à son existence sans me douter de la vérité.
Ilya entra à ma suite et poursuivit sur sa lancée, sur un sujet dont je ne voulais pas parler :
— Tu es le bras-droit de cette guilde, Lyall. Tu en es le cœur, comme chacun de nous. Mais je ne peux m'empêcher de penser que tu n'as toujours eut que du mépris pour ta vie et cela me terrifie. Ta vie n'a peut-être pas été facile tous les jours, mais la mienne non plus, figure-toi. Peut-être pas de la même façon, mais difficile également. On ignore tous tout de la vie que chacun menait avant de se retrouver coincé ici, alors mets y du tien. Maintenant, nous sommes une famille. Personne ne te laissera mourir de surmenage sous prétexte de nous défendre ou de vouloir nous protéger.
Malgré moi, cette remarque me mis en colère. Pourtant, jusqu'ici, jamais je n'avais haussé la voix sur qui que ce soit, et encore moins sur Ilya.
— Justement, Ilya. Nous sommes une famille. Je ne pourrais pas rester l'éternel dernier, laisser les autres me protéger et toujours dépendre de vous. Je veux devenir fort pour vous protéger, moi aussi !
Son expression se radoucit. Elle me sourit, même si je venais de lui crier dessus mon mécontentement face à sa remarque.
— Je sais. C'est notre vœu à tous. Mais tu n'es pas faible, Lyall. Nous voulons seulement que tu fasses attention à toi. Valhalla joue selon ses propres règles. Il existe des limites que nous pouvons atteindre et franchir sans en être averti. Alors, il est trop tard...
Je savais qu'elle faisait référence à mes diverses crises qui avaient pu survenir depuis que je l'avais rencontrée, depuis que je privilégiais l'exploration et l'XP au détriment du sommeil et de ma santé.
— Si seulement on pouvait gagner de l'XP en forgeant, grommelais-je pour me tempérer.
— Ce serait bien, en effet, acquiesça-t-elle.
Elle se tut un moment puis sembla hésiter à me dire quelque chose d'autre. Je haussais un sourcil interrogateur et finalement, elle se lança :
— Je sais que c'est un peu soudain et direct, que tu n'as pas eu le temps de te poser ni de découvrir l'appartement, mais je voulais te demander... Tu pourrais forger une nouvelle épée pour moi, s'il te plait ?
Son regard un peu embarrassé acheva de faire fondre ma mauvaise humeur et mon ressentiment. Je ne pus m'empêcher de rire. Elle ne s'en vexa pas pour autant, s'excusa simplement pour sa franchise :
— Désolée.
— Non non, ne le sois pas ! Ça fait tellement longtemps que je rêvais de pouvoir retourner à la forge, prendre des commandes, rendre service, me rendre utile...
Cela faisait des mois que je rêvais de pouvoir offrir à mes compagnons d'aventure un meilleur équipement qui pourrait – éventuellement – faire toute la différence en cas de situation extrême, ou dans leur quotidien.
J'ouvris mon menu, retirais mon armure et ma claymore pour équiper mon tablier et mon marteau de forgeron. De fait, je me sentais vraiment heureux.
— Et puis, je peux bien te faire ça, repris-je avec un sourire. Comme cadeau de Noël.
Elle rit.
— Bon alors, si tu prends déjà des commandes, je te confie ça, moi, nous interrompit Iriko en faisant irruption dans la pièce.
Il me tendait son épée que j'avais déjà eu l'occasion de réparer par le passé et qui s'était fissurée lors de notre combat contre Baldr. Je ne comprenais pas pourquoi il la conservait et l'utilisait toujours alors qu'il pouvait trouver meilleur équipement auprès des marchands PNJ, mais je n'étais pas forgeron pour discuter du pourquoi et du comment des bizarreries d'Iriko. Aussi la rangeais-je dans mon inventaire en lui promettant de m'en occuper une fois la commande d'Ilya réalisée. Il acquiesça mais ne quitta pas la pièce pour autant.
Il fit une grimace qui me laissa supposer qu'il avait autre chose à nous dire :
— Les filles veulent aller acheter des meubles. Vous venez ?
Voilà un détail que je n'avais pas remarqué : l'absence de meubles.
— Je vais rester ici, dis-je aussitôt.
Faire les magasins, très peu pour moi.
— On y va tous, insista mon ami avec un regard que j'interprétais comme une supplique pour le retenir à tout prix afin qu'il puisse y échapper.
Aramise entra à son tour, heureuse comme tout. Elle avait l'air de se porter comme un charme.
— Lyall, Ilya, vous venez ?
Je lui désignais mon marteau pour réponse, et elle se tourna vers son amie.
— Si ça ne te dérange pas, Lyall, je vais rester ici avec toi. J'ai moi aussi des bricoles à faire.
Elle me regardait avec interrogation. Elle s'en moquait probablement d'aller acheter des meubles ou non. Pour le moment, en tout cas, elle voulait rester. Je haussais les épaules.
— Si tu veux.
Satisfaite, elle me sourit.
Aramise attrapa donc Iriko par le bras et l'entraina avec elle vers la porte avec un clin d'œil dans notre direction :
— Comme vous voudrez. A plus tard ! cria-t-elle avant de refermer la porte sur eux.
Je posais mon marteau sur l'enclume et interrogeais Ilya sur le type d'arme qu'elle voulait, quels genres de statistiques l'intéressaient... Je notais mentalement les infos tandis qu'elle m'expliquait ce qu'elle voulait, puis me préparais à commencer.
— Tiens, utilise ça. Je l'avais mis de côté pour le jour où je trouverai un forgeron talentueux qui pourrait me forger une épée telle que je la conçois.
Elle me donna donc du minerai en quantité largement suffisante, et je commençais mon ouvrage, faisant abstraction de tout le reste, plus concentré que jamais.
La chaleur du feu et du métal me réchauffa jusqu'à la moelle, jusqu'à l'âme. Le bruit du marteau sonna comme une mélodie chaleureuse et familière à mes oreilles. Tout cela m'était naturel, à présent. Ça m'avait tant manqué...
Chauffer le métal. Frapper. Lui donner forme et âme. Chauffer. Frapper. Elle se formait d'elle-même sous mes coups sans que j'aie à y penser ou à lui donner forme. J'avais fait les réglages nécessaires aux prérequis pour obtenir l'arme qu'Ilya m'avait commandée. Je n'avais plus que trois choses à faire : chauffer, frapper, et assembler les différentes pièces.
A chaque coup de marteau que je donnais, un mauvais souvenir s'envolait. Il ne disparaissait pas, mais il se retirait pour alléger le poids de ma conscience. Bientôt, je n'aurais plus de cauchemars. Car si nous ne pouvions faire ni rêves ni cauchemars en dormant, nous avions rebaptisés nos bons et mauvais souvenirs selon ces deux catégories.
Que pouvais-je faire pour les Fils de la Lumière sinon être leur forgeron ?
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Vous remarquerez, la date est une pure coïncidence dans le sens ou je n'avais pas spécifiquement prévu de publier ce chapitre la semaine de Noël précisément. Si je trouve le temps, je vous posterai peut-être même le chapitre 21 du 25 Décembre pour le jour de Noël justement :p
Sinon, je vous souhaite un bon réveillon et un très joyeux Noël ! :D
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