18 - Les Filles du Gel


29 Septembre 2050
Dix-huit jours plus tard

— C'est pas possible, craqua Aramise. Ou sont-elles, à la fin ?

Elle était à deux doigts de craquer, et j'en aurais fait autant à sa place, si j'avais été une fille et que mes amis demeuraient introuvables. Si tant est qu'il m'était possible de m'imaginer dans la peau d'une fille.

Aramise s'arrêta, vaincue et découragée. Iriko posa une main sur son épaule en guise de réconfort. Nous n'avions aucun mot pour la réconforter. Mentir n'aurait servi à rien ni à personne. Dans cet univers hostile, elle savait très bien que la vie et la mort se jouaient à peu de choses.

— Eh, venez voir ça, murmura Wayann, penché au-dessus d'une falaise enneigée.

Je le rejoignis. En contre-bas, il y avait des joueurs qui se retrouvaient acculés contre le flanc de la montagne par des espèces de yétis des neiges.

Je ne remarquais la présence d'Ilya à côté de moi que lorsque ses longs cheveux glissèrent de ses épaules comme elle se penchait à son tour.

— Mais... ce sont Sohona, Eléa et Emy !

Aramise accouru aussitôt.

— Ou est Teyla ?

De fait, elles n'étaient plus que trois.

Sans se concerter, Ilya et Aramise dévalèrent la pente beaucoup trop abrupte. Du moins en eurent-elles l'intention. Au lieu de quoi elles se heurtèrent à un mur invisible sur lequel elles tambourinèrent rageusement et inutilement.

— Non ! écuma Ilya. Non, non, non !

Azril tendit la main, la retrouva à plat sur la barrière invisible.

Je tapais à mon tour du poing avec violence, mais rien n'y fit. Nos yeux pouvaient voir à travers cette barrière, mais dans le programme du jeu, c'était un mur infranchissable. Je levais les yeux vers ce faux ciel gris d'où tombaient quelques flocons légers.

— VALHALLA !

Du coin de l'œil, j'aperçu Iriko me faisant signe et je m'élançais à sa suite, les autres sur nos talons.

Il ne semblait exister aucun chemin pour les rejoindre directement. Arriverait-on à temps ? La peur faisait danser des fourmis dans mon ventre et ma gorge était serrée d'appréhension.

Faites que l'on y arrive à temps !

Après un temps qui nous parut interminable, nous dénichâmes un chemin qui redescendait, probablement vers le plateau sur lequel elles étaient coincées. Coupant à travers champ, je me laissais glisser sur une petite couche neigeuse qui m'amena en trois secondes quatre mètres plus bas.

Sans réfléchir, nous nous dirigeâmes aussitôt sur les trois grands yétis qui faisaient au moins deux fois notre taille. Nous nous jetâmes sur eux avec toute la colère que nous avions contre le serveur et administrateur de Skyline Emrys, contre toute l'injustice des morts inutiles et stupides, contre toute la tristesse et le désespoir des pertes que cela nous apportait régulièrement, comme un coup de massue.

Je ne voyais plus qu'à travers un rideau rouge, incapable d'entendre raison. Je voulais évacuer quelque part l'amertume que je nourrissais envers cet affreux système. J'usais et abusais de mon épée comme d'un hachoir de boucher, sans réfléchir, le cœur en proie à la tourmente et à la rage, incapable de pardonner.

Autour de moi, je savais mes amis pris de la même frénésie. Ils attaquaient sans discernement, aveuglés par les mêmes sentiments qui me révoltaient, par le même ressentiment que je nourrissais à l'encontre de celui qui nous avait fait prisonnier dans ce piège et qui se complaisait à présent à nous regarder mourir.

Nous virevoltions dans tous les sens aux pieds de ces demi-géants qui se trouvaient lents à réagir mais dangereux lors de leurs attaques. Malgré ça, en cet instant, nous n'étions plus soucieux de nos vies ; n'importait plus que la destruction de ces créatures numériques sans existence propre, jusqu'à ce que le dernier tombe, nous laissant pantelants et insatisfaits.

Aramise et Ilya se jetèrent dans les bras de leurs amies, émues jusqu'aux larmes, balbutiant toutes en même temps des bribes de mots incompréhensibles mais qui exprimaient certainement le même soulagement.

— Emy !

Ce cri déchirant que poussa Aramise attira l'attention générale sur elle alors que nous essayons de retrouver notre souffle.

La fille en question, Emy, venait de s'écrouler dans la mélasse de neige fondue qui nous entourait. Sa jauge de PV était vide et clignotait pour signaler sa prochaine disparition. Je crispais ma mâchoire à en avoir mal. J'aurai avoir mal. Mais rien ne vint et j'assistais impuissant au drame qui allait suivre.

— Emy..., murmura la joueuse comme pour entendre encore une fois son prénom. Non... Je m'appelle María.

L'instant d'après, elle s'évapora en milliers de pixels dont nous ne pûmes retenir aucun fragment.

— María, répéta Aramise, en larmes, agenouillée par terre devant l'emplacement où se trouvait sa compagne de jeu encore quelques instant auparavant, sa tête dans ses mains. Je ne veux pas... Je ne veux plus ! Je n'aurais jamais dû faire ça, je n'aurais jamais dû désobéir et me connecter à ce maudit jeu ! Je n'en serais pas là. Nous n'en serions pas là !

Comme elle commençait sérieusement à dérailler, je vis Shaïn franchir à grandes enjambées l'espace qui les séparait et, médusé, le regardais lui mettre une claque magistrale qui fit taire tous les bruits à la ronde, même les sanglots de ce qu'il restait des Filles du Gel.

Il y eut un moment de flottement.

Shaïn et Aramise se fixaient sans ciller, le premier avec une dureté intolérante que je ne lui connaissais pas ; et la seconde avec une incrédulité stupéfaite, se tenant la joue.

— Le passé n'existe pas, dans Skyline Emrys, alors rien ne sert de se morfondre sur des choses sur lesquelles on ne peut plus influer. Seul l'avenir et le présent comptent, ici. Car c'est avec le second que l'on détermine le premier.

Il leva les yeux ensuite pour nous toiser un par un.

— Cela vaut pour tout le monde ici. Notre avenir, pour le moment, c'est le boss. Le présent, le donjon, notre survie. Soyez créatifs !

J'aurai voulu sourire, parce qu'une pensée me traversait l'esprit, mais ce n'était certainement pas le moment. Shaïn avait les capacités et les qualités d'un grand chef ; il tenait très bien son rôle de maître de guilde et personne ne l'assumerait mieux que lui. Il était fait pour mener les hommes, les pousser à se dépasser, leur donner du courage et de l'espoir, même lorsque lui n'en avait plus. Et moi, je l'admirais.

Le silence se prolongea, interrompu seulement par le mugissement du vent dans les montagnes et les sapins dans les cimes. Nous ne savions pas comment nous devions réagir et les filles devaient déjà surmonter la perte et le choc qu'elles venaient de subir de plein fouet. Et nous étions là, neuf joueurs se dévisageant, convaincus d'injustice sous le regard indifférent d'une intelligence artificielle retorse.

Soudain, le visage indéchiffrable, Ilya ouvrit son menu, sélectionna l'onglet de guilde et appuya sur un bouton qui fit apparaitre un écran devant elle que tout le monde pu voir, par transparence.

« Êtes-vous sûre de vouloir quitter les Filles du Gel ? »

« Oui. »

Aramise la fixa, horrifiée et perplexe, comme si plus rien n'avait de sens. Sohona et Eléa, les deux autres survivantes, la fixaient elles aussi avec le même regard incrédule.

— Ilya, qu'est-ce que tu fais ? s'enquit Eléa d'une voix rendue aigue par trop d'émotions fortes, rompant enfin le silence pesant qui nous emprisonnait depuis que Shaïn avait achevé sa tirade enflammée.

Pour toute réponse, Ilya se tourna vers notre maître de guilde et se porta à sa rencontre. Il la regarda venir à lui sans comprendre, tout aussi perplexe que nous l'étions tous.

— Je voudrais intégrer les Fils de la Lumière.

La requête en laissa plus d'un bouche bée. Moi pas. La logique d'Ilya commençait à m'être familière, à présent. Elle était tout simplement lucide et réfléchie : leur guilde ayant été décimée, et n'étant plus que quatre membres en vie, elles avaient tout intérêt, pour leur survie dans ce jeu, à rejoindre une autre guilde. Un petit groupe, dans SE, ne pouvait pas durer. Surtout à quatre.

J'aurai pu me charger moi-même de lui envoyer une invitation de guilde. En tant que bras-droit, j'en avais le pouvoir et les droits. Mais je n'en fis rien. Je savais que s'était à Shaïn seul de prendre cette décision.

Mon ami opina finalement avec un sourire un brin désolé pour la tragédie qui la poussait à agir de la sorte.

— Tu es la bienvenue, Ilya.

Et il lui envoya l'invitation qu'elle accepta aussitôt.

Je me tournais vers Aramise. Tout ce que je souhaitais, c'était qu'elle nous rejoigne elle aussi, afin que nous puissions la protéger et veiller sur elle. Mais Aramise fixait ses deux autres amies, prise dans un dilemme, évaluant le pour et le contre.

— Il y a bien assez de place pour vous toutes si vous souhaitez vous joindre aux Fils de la Lumière, fit remarquer Iriko en croisant les bras, comme il comprenait le dilemme qui déchirait notre amie.

— Et on est pas misogynes, assura Wayann avec un clin d'œil.

Azril sourit.

— On a passé de bons moments ensemble, et jusque-là on s'en est plutôt bien sortis tous ensemble, non ?

C'était clair, à présent. Nous étions tous d'accord, nous, les Fils de la Lumière, pour prendre ce qu'il restait des Filles du Gel avec nous.

Oui, cela impliquait qu'elles renoncent à leur nom, mais elles pourraient demeurer ensemble et en vie, et nous aurions ainsi tous le bénéfice du nombre.

Je pris les devants et envoyais une invitation aux trois filles restantes. Quand elle apparut devant Aramise, elle se tourna vers moi, me montrant toute sa détresse et à quel point elle se sentait perdue. J'opinais pour l'encourager. D'une main tremblante, elle accepta enfin, suivie de Sohona et Eléa.

La guilde des Filles du Gel disparu dans le néant, comme si elle n'avait jamais existé.

— Le Filles du Gel sont mortes à Malka, ce jour-là, murmura Ilya en se frottant les bras comme pour se réchauffer. Shaïn a raison, nous ne pouvons pas vivre du passé. Il faut aller de l'avant, sans l'oublier.

— Qu'est-ce que tu dis ? souffla Eléa en commençant à trembler. Elles sont... mortes ?

Ses jambes vacillèrent et elle tomba à genoux, par terre, à côté d'Aramise, sans rien à quoi s'ancrer.

— Je crois qu'on va camper ici, proposais-je.

Nous avions tous besoin de repos et de nous remettre de nos émotions. Avancer, dans ces conditions, n'aurait servi à rien.

Nous nous regroupâmes dans un lieu relativement épargné par les monstres de la zone et nous entreprîmes d'expliquer aux deux nouvelles le sort subit par leurs amies lors de l'évènement particulier qui avait vu Malka investie d'un indestructible élémentaire de feu venu de Muspelheim.

Le choc de la nouvelle, additionné avec la perte toute récente d'Emy – María – vint achever leur moral déjà au plus bas. Le seul réconfort que nous pouvions leur prodiguer était celui de notre présence. Elles n'étaient pas en sécurité, pas plus que nous, mais à présent nous ferions face aux difficultés ensemble.

— Nous croyions... nous pensions..., murmura Sohona, au bord de la nausée et qui aurait vomit si cela avait été possible. Nous pensions... qu'elles étaient... qu'elles avaient quitté la guilde.

— Toutes, comme ça, sans prévenir ? s'enquit Wayann, les sourcils froncés. C'est impossible que vous y ayez cru. C'était trop suspect.

Mais devant leur mine atterrée et effondrée, il n'ajouta rien. Il leur faudrait du temps pour faire leur deuil.

— Pourquoi êtes-vous entré dans le donjon ? demanda Iriko, interdit, les bras croisés, assit le dos contre une formation rocheuse. A présent que je vous vois, je constate que vous n'avez pas plus le niveau que nous. Qu'est-ce qui vous à décidées à vous lancer dans une expédition aussi suicidaire ?

Le regard de Sohona s'assombrit.

— Nous avons été dupées.

L'attention générale lui fut aussitôt acquise. Réunis autour d'un feu magique que je venais de sortir de mon inventaire, nous nous tournâmes vers la jeune femme dont le regard était, lui, perdu dans les flammes bleues du feu.

— Nous avons croisé trois joueurs au nord de Malka qui cherchaient un groupe de débutants pour les aider à passer le donjon. Nous n'étions tout d'abord pas intéressées, et puis ils nous ont fait valoir que puisqu'ils l'avaient déjà fait cela ne prendrait pas longtemps et que nous saurions ensuite quoi faire pour le refaire avec nos amis et les aider. Nous n'avons pas longtemps réfléchis et nous nous sommes rendu tous les huit là-bas dans la foulée. Seulement, au moment de franchir la porte, ils se sont éclipsés. Et nous, il était déjà trop tard pour faire demi-tour. Ils ne sont jamais venus.

Il y eut des murmures désapprobateurs et horrifiés. Ilya et Aramise en discutèrent entre elles tandis que je serrais les poings. Un tel comportement était insensé, aberrant. Déjà qu'il n'était pas aisé de survivre, mais si en plus des joueurs rusaient pour en éliminer d'autres...

— Du free killing, en quelque sorte, gronda Iriko, mécontent. Dans SE, les joueurs ne peuvent pas s'entre-tuer – heureusement – mais dans certains jeux en ligne c'est tout à fait possible. Ces joueurs pratiquent le free killing. Ils y excellent, en général, et s'en font une spécialité. C'est-à-dire qu'au lieu de se concentrer sur l'histoire du jeu et son avancement, l'assassinat d'autres joueurs est leur passe-temps favori.

— C'est monstrueux, souffla Aramise en frissonnant.

Shaïn se tourna vers Sohona et Eléa, très sérieux.

— Etaient-ils dans la même guilde ?

Elles acquiescèrent.

— Loki Inheritance.

Azril plissa tout d'abord les yeux puis se rembrunit. Rien que le nom de la guilde, déjà, indiquait qu'il ne fallait surtout pas leur faire confiance. Dans la mythologie nordique, Loki était un dieu malin et mauvais, notamment père de Fenrir le Destructeur et de Hel la déesse des Morts.

— Il va falloir être prudents alors, marmonna Wayann.

Iriko intervint à nouveau. Aujourd'hui, il était particulièrement loquace.

— Oui. Je surveillais cette guilde et ce depuis des mois. Avant de vous rencontrer, ils m'intriguaient et j'ai bien peur que ce fut pour les mauvaises raisons.

— Ils ne sont certainement pas les seuls, murmura Eléa, le regard dans le vague. Il y en a peut-être même ici, dans le donjon, avec nous.

Moi, ce que je savais, c'était que nous avions tous besoin de dormir car nous avions eut notre dose d'émotions pour la journée. Surtout que dormir ici, dans ce donjon, relevait de l'exploit tant nous étions sur le qui-vive. Tout, comme y survivre d'ailleurs, relevait de l'exploit.

— Je prends le premier tour de garde, les informais-je en m'éloignant un peu en tirant ma claymore pour être prêt à parer à toute éventualité.

La lumière tombait à peine sur les montagnes. Il n'était pas tard. Il descendait à l'Ouest en se voilant de nuages.

Je m'assis dans la neige, face aux paysages magnifiques, sans craindre d'être mouillé. A l'instar de la saleté, de l'absence de toilettes ou de quoi que ce soit pour se laver, nous ne ressentions pas l'humidité. Nager dans un lac ? Nous en ressortions secs comme si de rien n'était.

— Je peux m'asseoir à côté de toi ? demanda Ilya en me rejoignant.

J'opinais. Elle me tendit une couverture qu'elle avait certainement faite elle-même. Nous ne ressentions pas l'humidité, mais pour ce qui était de la douleur, de la chaleur et du froid... Je la remerciais avec gratitude.

— Je suis désolé, pour tes amies.

Elle passa une couverture sur ses propres épaules. Celle-là aussi, elle avait dû la faire elle-même.

— Tu n'y pouvais rien. Personne ne le pouvait. Ce qui est fait est fait, n'est-ce pas ? Allons plutôt de l'avant. Il faut trouver le boss, à présent, et gagner notre clé pour Niflheim afin d'explorer le monde de la glace et des brumes pour y trouver les artefacts dont nous avons besoin. Lorsque ce sera fait, nous reviendrons anéantir l'élémentaire de Malka. Alors, la mort de mes amies sera vengée. En quelque sorte.

Son projet de vengeance était donc encore bien ancré dans ses pensées et elle prévoyait toujours de se venger, d'une façon ou d'une autre. Quant au boss du donjon...

Il nous fallut plus de deux mois avant de le trouver.


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