15 -Projet de vengeance
5 Septembre 2050
Le même jour
Je chassais chaque créature des alentours depuis un bon moment lorsque le jeu m'indiqua un évènement tout proche. Or, les évènements étaient toujours synonymes d'XP et d'or, d'objets plus rares, mais aussi de risques. Néanmoins, j'avais appris à les chercher et à en apprécier les récompenses, mêmes si certains d'entre eux ne causaient que ruines et désespoirs à des joueurs comme moi.
Je me dirigeais donc vers cette colline aux flancs raides et escarpés pour me rendre sur les lieux de l'évènement, c'est-à-dire juste de l'autre côté. Mais une fois en haut, je me figeais. Cet évènement était une escorte. Il fallait accompagner un noble en partance de Nyp, la ville ou nous nous étions réfugiés, jusqu'à Malka, la ville ou nous ne pouvions plus aller.
Malka.
La simple mention de ce nom me faisait à présent frissonner. Y penser me terrifiait.
J'étais sur le point de rebrousser chemin lorsque je constatais qu'un joueur s'était impliqué dans l'évènement malgré le danger évident qu'il impliquait à cause de la destination du PNJ. Il marchait tranquillement à côté de ce-dernier, monté à cheval.
Je dévalais aussitôt la colline dans sa direction pour le mettre en garde. Après tout, peut-être ne lisait-il pas l'Icarus, n'avait-il pas d'amis avec qui partager des informations sur le jeu, et ne savait-il donc pas ce qui s'était produit à Malka. Et puis, j'avais promis à Aramise de sauver ceux que je pourrais.
Néanmoins, arrivé en bas, devant le PNJ et le joueur, je me figeais sur place, stupéfait de surprise.
— Ilya ?
— Lyall ! Je suis contente de te revoir, me salua-t-elle avec son éternel sourire.
Sans faire cas de nous, le cheval et le PNJ poursuivirent leur marche lente sur la route à travers les collines.
— Qu'est-ce que tu fais ? m'enquis-je plus sèchement que je ne l'aurais voulu.
Elle ne répondit pas immédiatement, me contournant pour suivre l'animal et son propriétaire.
— Je participe à un évènement.
A peine eu-t-elle fini de le dire qu'une horde de loups dévala une colline sur notre gauche pour venir à notre rencontre.
Le cheval s'arrêta, le PNJ sur son dos se prit la tête entre les mains avec une expression terrifiée, criant que c'était la fin du monde. J'avais envie de lui dire qu'il n'était qu'un programme et que sa mort ne changerait strictement rien du tout, contrairement à la mort de l'un d'entre nous, que son monde ne prendrait pas fin pour si peu, contrairement au notre.
Ilya et moi tirâmes nos lames respectives, elle son épée et moi ma claymore, prêts à nous défendre.
— Ils sont si nombreux, souffla-t-elle, sa main tremblant légèrement sous l'effet de la surprise.
Nous ne pouvions pas oublier – nous n'oublions jamais – que nos vies étaient sans cesse en jeu.
Je lui donnais un léger coup d'épaule pour lui rappeler qu'elle n'était pas seule, et que notre meilleur atout restait notre duo. Elle se tourna légèrement vers moi, ses yeux d'émeraude emplis de questions.
— Tu es une Fille du Gel, non ? Et je suis un Fils de la Lumière. Nous avons tous les deux vu notre QG réduit en cendres à Malka et nous nous sommes battus contre un élémentaire de Muspelheim. Ce ne sont pas ces canidés qui aboient plus fort qu'ils ne mordent qui vont nous enterrer ici.
Je le pensais sincèrement.
Elle me sourit largement et se tourna vers la meute de loups enragés qui nous encerclait à présent, nous épiant avec attention de leurs yeux jaunes.
— A celui qui en tuera le plus, dit-elle. Si je gagne, nous finissons l'évènement, ensemble. Si tu gagnes... eh bien, nous rebrousserons chemin ensemble.
Après une grimace et un instant d'hésitation, je fini par accepter, acquiesçant en resserrant mes mains sur la longue poignée de ma claymore, prêt à faire un carnage. L'épée que je maniais était une longue épée à deux mains peu utilisées par nos ancêtres et je savais pourquoi. C'était une arme qui faisait nettement perdre de la précision et de la vitesse en comparaison d'une épée ordinaire. Elle n'était pas non plus conçue pour défendre mais pour attaquer, et son avantage était d'infliger de lourds dégâts.
Jamais je n'avais vu une meute de loups aussi fournie en individus. C'était comme si tous les loups du jeu s'étaient rassemblés pour cet évènement précis. Nous venions de parier sur le nombre d'entre eux que nous allions éradiquer, comme si nous allions gagner de toute évidence. Ce qui n'était pas si évident, tout à coup.
Les loups bondirent sur nous.
Je fis siffler ma claymore autour de moi dans un mouvement circulaire répété des milliers de fois et défini par mes caractéristiques d'attaque. Elle était si lourde que, emporté par mon élan, je fis plusieurs fois le tour de moi-même avant de m'arrêter, fauchant plusieurs loups au passage. Taillant ensuite quelques coups dans le tas, cinq loups s'effondrèrent à mes pieds. Je me retournais vers Ilya pour voir comment elle s'en sortait.
A l'inverse de moi, elle attaquait ses ennemis un à un, avec une épée qui semblait légère comme une plume. De ce fait, elle avait l'avantage de la vitesse qui compensait une force de frappe moins brute que la mienne. Elle laissait les loups attaquer sans s'en défendre, utilisant sa rapidité comme atout pour esquiver, tout simplement, afin de mieux leur retourner la politesse de leur attaque. Concentrée. Précise. Efficace. Et gracieuse, par-dessus le marché. On aurait dit qu'elle répétait un ballet aérien.
J'étais tellement absorbé par sa danse fluide et légère qu'il me fallut la morsure d'une gueule garnie de crocs à hauteur de mon mollet pour me ramener au propre combat que je menais.
Trois vagues de loups successives nous attaquèrent, mais finalement le PNJ reprit lentement sa route, signifiant qu'il n'y avait plus rien à craindre pour le moment. Reprenant donc la route avec lui, nous fîmes nos comptes.
— Vingt-trois, annonça modestement Ilya en rengainant son épée.
Je fronçais les sourcils.
— Dix-sept.
Elle me sourit comme une enfant de cinq ans, ravie, en continuant à marcher en sifflotant sa victoire.
— J'ai gagné.
Elle semblait sincèrement et simplement heureuse. Comme quoi, il ne fallait pas grand-chose dans cette vie pour la faire sourire.
Je lui emboitais le pas en trainant les pieds, mécontent. Ce n'était pas que je ne voulais pas l'accompagner, ni que je ne souhaitais pas achever cet évènement. Seulement... je ne comprenais pas sa démarche d'aller jusqu'à Malka malgré ce qu'elle savait qui s'y passait.
Elle dû comprendre mon incrédulité muette car, tout à coup, elle se tourna vers moi, plus sérieuse. Son visage avait un peu perdu de cette légèreté qui la caractérisait si bien.
— Je sais qu'il vaut mieux se tenir éloigné de Malka, et que plus personne n'ose s'y rendre. Néanmoins, ce n'est pas à la première chute, pas au premier accident, qu'il faut baisser les bras. La vie continue et il faut faire avec.
Ce qu'elle voulait dire, je le comprenais. Cela avait du sens. C'était même logique. Dans notre vie réelle, il nous fallait surmonter le moindre obstacle : un échec, un décès, un accident, une déception... une erreur.
Mais il s'agissait de nos vies.
Elle me gratifia d'un sourire grand comme le monde et lumineux comme les astres.
— Ne t'en fais pas, va. L'escorte s'arrête à l'entrée de la ville. Il ne s'agit pas d'y pénétrer.
C'était relativement rassurant, d'un certain côté. De l'autre, je ne pouvais pas m'empêcher d'être sur mes gardes, de sentir une méfiance terrible me retenir, me pousser à faire demi-tour. Pourtant, je restais là. Parce qu'Ilya avait gagné notre petite compétition, parce que j'avais promis de sauver tout le monde au péril de ma vie et que cela commençait par elle.
Nous étions enfin en vue de Malka, après un voyage sans incidents mais ponctués d'échauffourées, lorsque mes cauchemars prirent vie soudainement. La ville était inaccessible à cause de la présence de l'élémentaire à l'intérieur des murs, mais ses répliques miniatures faisaient également le guet tout autour de la ville.
Je me figeais aussitôt, blême.
— C'est trop dangereux, nous ne passerons pas.
Ilya marqua un instant d'hésitation, preuve qu'elle n'était pas complètement folle ni complètement suicidaire.
— On arrête les conneries et on fait demi-tour, ordonnais-je en me tournant vers elle.
Mais la Fille du Gel ne bougea pas d'un pouce.
— C'est bête, tout de même... Nous sommes presque arrivés.
Je secouais la tête, voyant déjà ou elle voulait en venir. Qu'elle était têtue !
— Non Ilya, n'y pense même pas !
— Tu as raison, je ne vais pas y penser, je vais le faire !
Et elle s'avança d'un pas décidé à la suite du cheval et du PNJ. Je la rattrapais par le bras sans cacher ma colère.
— Arrête ça tout de suite ! Tu n'y songes pas vraiment, tout de même ? Nous allons être massacrés !
Elle fit la grimace.
— Mais non, voyons. J'ai confiance en toi.
Et comme elle détournait la tête de moi pour reprendre sa route, ses longs cheveux châtains me fouettèrent le visage.
Sa remarque me stupéfiait. Qu'elle m'accorde autant de confiance me perturba profondément et me révulsa tout autant. Non pas qu'elle ait confiance, mais que de ce fait je puisse la trahir, même par inadvertance. Si elle comptait vraiment sur moi, nous allions tout simplement mourir tous les deux.
Pourtant, ma réponse à sa remarque ne refléta pas du tout mon sentiment de panique, et je m'entendis prononcer des mots qui n'avaient aucun sens au vu de la situation.
— Alors ne t'éloigne pas de moi.
Elle acquiesça avec sérieux, tout sourire envolé.
Eh, elles sortaient d'où ces conneries ?!
Je me figeais en réalisant ce que je venais de dire, et elle se retourna vers moi avec un regard interrogateur. Mais je me ressaisi et lui emboîtais le pas. Le tout était de ne surtout pas nous séparer, ou nous allions assurément mourir tous les deux.
— On boucle cet évènement et on fout le camp d'ici, grondais-je en grinçant des dents.
De fait, j'avais moins peur de mourir que de la perdre. Je ne supporterais de perdre aucuns de mes amis ; et si Ilya était celle que je connaissais le moins, elle demeurait de ceux que j'admirais le plus. Elle faisait partie de mes amis, et comme eux, j'avais la ferme intention de la garder en vie.
— Promis, me concéda-t-elle en se rapprochant de moi.
Lorsque le PNJ entra dans le périmètre de garde, j'étais déjà tendu, tel la corde d'un arc, les mains si serrées sur mon arme que j'en aurais eu des crampes si cela avait été possible dans ce jeu.
C'était jouer avec le feu, ce que nous faisions là. Littéralement. Jouer avec nos vies.
La superposition des évènements allait-elle avoir un quelconque impact sur le jeu ? Je me surpris à souhaiter que notre évènement ne puisse pas être achevé et que nous soyons contraints de l'abandonner. Mais pour cela, encore aurait-il fallu aller jusqu'au bout pour le savoir.
Soudain, l'une des effigies de l'élémentaire de feu vint patrouiller de notre côté, réduisant à néant mes espoirs de sortir de cet endroit discrètement et sans incident. Aussitôt le combat engagé, nos chances de survies seraient inférieures à 25%. Fallait-il rappeler à Ilya que sa guilde avait été massacrée par ces créatures ?
Oh !
De surprise, je baissais ma garde. C'était ça ! Exactement ça ! Elle était venue jusqu'ici pour venger ses sœurs d'armes tombées à Malka ! Comment avais-je pu être si bête et si aveugle pour ne pas m'en être rendu compte plus tôt ?!
Une épée claire passa devant mes yeux, parant à ma place un coup qui aurait dû m'être fatal. Ou pour le moins douloureux.
— Réveille-toi, Lyall. Ce n'est pas le moment de rêver ! me sermonna Ilya.
Je clignais des yeux, la contournais par la gauche d'une simple rotation sur mon pied, et donnait un violent coup de ma claymore pour repousser le monstre de feu, le mouvement de mon bras s'arrêtant juste à hauteur des yeux de mon amie, sous son nez.
— Désolé, m'excusais-je. Je viens tout juste de comprendre ou tu veux en venir, ce pourquoi tu fais tout ça, risquer ta vie et la mienne.
Elle ne m'accorda pas un regard, ne prononça pas un mot. Elle demeura concentrée et focalisée, imperturbable.
La créature nous fixa en sifflant son mécontentement et chargea à nouveau. Avant que je n'aie pu faire le moindre geste, Ilya fila au-devant du danger, lame en avant. Elle esquiva furtivement et répliqua avec suffisamment de force pour ensuite bondir en arrière, hors de portée.
C'était une excellente ouverture pour moi.
M'engouffrant dans la brèche, j'enchaînais les mouvements préenregistrés dans mes attaques avec une facilité déconcertante. Diagonale gauche, puis diagonale droite, coup d'épaule et coup de poing gauche dans la mâchoire. Ma touche personnelle. Sauf que la créature contre laquelle je me battais était d'un niveau bien plus élevé que le mien, et qu'il était fait de feu. Par conséquent, mes deux derniers coups ne lui infligèrent aucun dégâts, mais moi j'en payais l'audace : je subissais à présent des dégâts par altération de feu.
Un simple coup d'œil à ma jauge de PV me confirma que je perdais régulièrement des PV à présent, et que cela prendrais encore cinq secondes avant que cela ne cesse.
— Surtout, ne te fait pas toucher, Ilya, la prévins-je en brandissant ma claymore malgré les dégâts qui venaient de m'être infligés.
Je ressentais la douleur des brûlures quand bien même mon corps n'était pas réel. C'était atrocement douloureux, et certainement assez proche de la réalité.
Je n'eus même pas le temps de m'assurer qu'elle m'avait bien entendu qu'elle passait de nouveau à l'attaque.
Fermant mon clapet, je fis mon possible pour faire ma part du boulot. Seulement voilà, nous étions sur le point de l'achever lorsqu'un autre de ces minis élémentaires nous tomba dessus. Nos PV étaient déjà sérieusement entamés, et je craignais la tragédie si nous poursuivions plus loin.
Cette fois, je crû que notre dernière heure était venue. Nous allions mourir, pour de bon ; pour de vrai. Mais Ilya ne semblait pas voir les choses de la même façon.
— La vie m'a appris à me battre. Ce n'est pas parce qu'ici tout n'est que 0 et 1, sans consistance réelle, que je vais baisser les bras !
J'y cru sans y croire, la rejoignant dans son ballet tout en songeant à la défaite.
Au final, je n'étais pas loin du compte.
Ilya trébucha et encaissa un coup que je ne parvins à dévier que partiellement. Il la toucha, et sa jauge vira au rouge. Son cœur devait battre la chamade, par peur, autant que le mien. Mais c'était surtout de l'incrédulité que je lisais dans ses yeux.
Soudain, je me rendis compte que sa vie se réduisait aux 5 PV qui lui restaient, qu'elle pouvait partir en fumée d'un instant à l'autre. Et c'était insupportable pour moi. C'était trop. Ce jeu était trop barbare et Valhalla, intelligence artificielle ou pas, ne pouvait être qualifié que de cruel sadique assassin et meurtrier pour jouer ainsi avec nos vies. Il ne respectait aucunes règles, pas même les siennes.
Me ramassant légèrement sur moi-même, je me concentrais comme je pu, ma lame tendue en arrière pour me donner de l'élan dans le geste que je m'apprêtais à faire. Je serais les dents, me mordant un peu la lèvre au passage. Puis, d'un coup d'un seul, je bondis en avant en criant ma rage. La grande épée traversa le petit élémentaire de part en part, lui infligeant de lourds dégâts qui l'achevèrent. Il disparut comme une bombe aurait explosé, en un millier de pixels. Le contrecoup de mon attaque me fit planter mon arme dans le sol et mettre un genou à terre, le cœur battant. J'avais la tête qui tournait, et ce n'était certainement pas bon signe.
Mes récompenses s'affichèrent. Mon attention se porta sur l'un des objets en particulier : une amulette des démons de feu mineurs. Elle procurait notamment une augmentation de défense de 3% contre les créatures élémentaires de feu. C'était déjà ça de pris. Mais une icône clignotante de mon menu attira mon attention. Je venais de déverrouiller la compétence « coup de grâce ». Utilisée pour achever un adversaire, elle infligeait de lourds dégâts, mais il y avait toujours un contrecoup à payer.
Ilya couru vers moi et s'agenouilla à mon côté, très inquiète. Je ne pus m'empêcher de sourire dans la mesure où, des deux, c'était elle qui était sur le point de mourir.
— Tout va bien ? s'enquit-elle, ses grands yeux couleur émeraude emplis d'inquiétude.
Je me redressais avec précaution, gardant un œil sur sa jauge de santé qui se remplissait lentement à présent. L'autre était rivé sur le PNJ qui poursuivait tranquillement son chemin maintenant que le passage était dégagé. A peine franchit-il les portes qu'il s'évanouit dans le décor, et un écran nous informa que nous avions réussi l'évènement. Nous avions eu une chance impossible de s'en sortir à nous deux face à ces mini-élémentaires. Cette chance ne frapperait pas deux fois de suite au même endroit.
Je me tournais vers Ilya qui se relevait à son tour, avisant un nouvel élémentaire qui venait tranquillement dans notre direction.
— Et maintenant, on peut filer en courant ? grimaçais-je.
Me prenant la main avec un sourire amusé et ravi, elle m'entraîna en courant dans son sillage.
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Et vous, jusqu'ou seriez-vous prêts à aller pour assouvir un insurmontable besoin de vengeance ? Iriez-vous jusqu'à mettre votre vie en danger ? Car la vengeance recherchée par Ilya n'est pas anodine, après tout ils risquent tous leur vie au quotidien.
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