10 - L'homme en noir
12 Juin 2050
Une semaine plus tard
— Non mais t'as vu ça ?! s'écria Shaïn en venant vers moi à la forge en brandissant le journal du jour.
Je suspendis mon geste, arrêtant net mon bras en l'air, et me tournais vers lui en abaissant lentement mon marteau. Ce journal c'était en partie son œuvre. C'était, entre autre, lui qui lui avait donné son nom. Comment était-ce possible que quelque chose venant de ce journal puisse encore le surprendre ?
Il me brandit l'article sous le nez, à la rubrique « Décès ». On y trouvait la liste des nouveaux disparus et les conditions de leur mort.
Un éclair passa dans mon regard, puis je repris mon activité sans dire un mot, ce qui le laissa perplexe.
— C'est tout ce que ça te fait ?
Je grognais, les dents serrées.
— Et alors ? Qu'est-ce que j'y peux ?
Shaïn rangea le journal dans son inventaire et laissa éclater sa colère quant à mon manque de réaction.
— Ça ne te fait rien que d'autres, encore, soient morts dans ce jeu ?
Je me tournais vers lui, rangeant mon marteau dans mon inventaire. Il comprit aussitôt les signaux de mon regard glacial.
— Ce que je veux dire, Shaïn, c'est que je n'ai pas la capacité de remonter le temps. Ni celle de ressusciter les morts. Je ne peux rien faire pour eux, pas même pour les vivants avec mon niveau ! Tout ce que j'ai trouvé pour aider c'est de forger les meilleures armes possibles afin que tous ces joueurs aient plus de chances de s'en sortir. C'est tout ce que j'ai. C'est tout ce que je peux faire.
Mon ami se cogna la tête contre le bord de mon enclume, à ma plus grande stupéfaction. Il n'y récolta néanmoins pas même une marque sur le front, mais certainement une légère douleur.
— Rah, que je suis bête ! Je suis désolé. C'est juste que je commence à devenir fou dans ce jeu !
J'attendis qu'il se calme pour ressortir mon marteau et reprendre la forge de la tête de lance sur laquelle je travaillais avant qu'il ne vienne m'interrompre.
— Tu sais quel jour nous sommes ? reprit mon ami.
— Le 12 juin.
— Ça fait deux mois que nous sommes les prisonniers de Valhalla.
Je ne dis rien. Le temps semblait s'écouler différemment, ici. Pour moi, il y filait bien plus vite.
Je ne voulais pas trop songer aux dates non plus. Il y avait trop de ponts vers le monde réel. Une date d'anniversaire ratée, mon bac que j'aurai dû être en train de réviser et sur le point de passer...
— Et ton projet de guilde, alors ? demandais-je pour changer de sujet. Tu as disparu pendant presque trois jours il n'y a pas si longtemps. Je pensais que, finalement, tu avais trouvé une guilde que tu avais intégrée...
J'eu du mal à dissimuler que cette nouvelle me serait un véritable coup dur. En tout cas, il arborait un grand sourire.
— Et te laisser derrière ? ça non ! Au contraire. Deux joueurs de l'équipe de base qui a conçu l'Icarus sont intéressés par mon idée.
Je rangeais une fois de plus mon marteau pour lui témoigner toute mon attention, surpris par ses déclarations.
— La direction du journal est toujours à Bellal ?
Il secoua la tête.
— Non, elle a même quitté la zone. Mais ils ne font plus partie du journal. Ils veulent poursuivre l'aventure, comme moi.
De fait, à la création du journal, ils avaient aussi créé la guilde Icarus qui s'était centrée sur le journal. Shaïn avait refusé de l'intégrer, et ces deux-là semblaient tout simplement l'avoir quittée. Pour autant, la guilde d'Icarus comptait de nombreux membres.
— Bon alors, et toi ? m'interpella Shaïn. Tu veux toujours rester ici, à Bellal ; rester forgeron ?
Je contemplais mon travail à présent achevé et l'envoyais vers la boutique avant de lui répondre.
— C'est ce que je peux faire de mieux pour aider tout le monde.
— Mais, tu ne veux pas vaincre les Nornes, Odin, et sauver Emrys ? Tu ne veux pas trouver la Porte ?
Je haussais les épaules et déséquipais mon tablier de cuir de forgeron.
— Qui te dit que la Porte est nécessairement à Asgard ?
— Et pourquoi n'y serait-elle pas ?
Nous soupirâmes de concert. Ce sujet était fréquent parmi les joueurs et les hypothèses allaient bon train, même les plus farfelues. Une rubrique de l'Icarus était dédiée à la recherche de cette Porte. A cinq millions de joueurs, si nous restions vigilants et organisés, nous étions en mesure de la trouver.
— Sortons un peu prendre l'air, tu veux ? proposais-je.
Nous quittâmes la forge pour gagner la rue animée.
Malgré le fait que la plupart des joueurs avaient à présent changé de zone, il demeurait dans la première cité une animation constante comme dans une capitale.
Shaïn jeta un coup d'œil à la forge dont nous nous éloignions.
— Et tu peux partir comme ça ?
Je lui fis un clin d'œil.
— C'est l'un des avantages à être à son compte. Et puis, je ne serais pas éternellement le seul forgeron de Bellal. Avec mon revenu actuel, à présent, je pourrais presque m'offrir ma propre forge.
Mon ami se tourna vers moi, interdit.
— Tu es en train de me dire, là, que tu veux déménager ou vendre ton affaire ? Après tout ce que tu as fait pour en arriver là ?
Je haussais les épaules et eu ce réflexe de vouloir mettre mes mains dans mes poches, mais je n'en avais pas. Ce que j'allais faire ou pas était un mystère, même pour moi.
— Je vais couvrir mes frais, attendre un peu et voir. Je sais qu'il y a beaucoup de potentiel ici, mais tu as raison : il y a neuf mondes à explorer. Je ne peux pas passer ma vie enterré ici.
— Quoi que tu fasses, tu peux compter sur mon aide.
Il me tapota amicalement l'épaule, me sourit puis me salua. Il avait des bricoles à faire.
Pour me changer les idées, je gagnais le téléporteur de Bellal pour me rendre à Imril, une autre ville, située dans la zone suivante. Le minerai de fer se trouvait dans ces environs et était de meilleure qualité que l'étain de je récoltais autour d'Arun et Bellal. On y trouvait également la ville d'Oftar, pas très loin, dans laquelle je n'avais pas encore mis les pieds et qui attisait ma curiosité.
J'étais à présent de niveau 5, après deux mois de jeu, alors qu'il n'avait fallu à Shaïn qu'une semaine intensive pour atteindre ce même niveau. A vrai dire, cela m'était bien égal. Le seul souci que cela me posait était que je ne pouvais pas me balader à ma guise n'importe où en raison de mon trop faible niveau. C'était déjà un miracle en soi que j'ai réussi à atteindre Imril sans mourir. Se rendre à Oftar s'annonçait donc dangereux, dans la mesure où c'était une zone du double de mon niveau actuel.
Pourtant, je quittais Imril et sa région infestée de niveaux 6 et 7. Une pancarte indiquait la direction de la prochaine ville, et je suivi ce chemin. Il était bordé de vergés infestés d'araignées de tout poil, aussi grandes que de petits enfants. Leurs yeux noirs et brillants, et leurs pattes qui se mouvaient horriblement vite me filaient la chair de poule. Leur réalisme était à donner des cauchemars. Raison pour laquelle, restant sur le chemin, je ne devais pas craindre une attaque de leur part.
Pensais-je.
Soudain, un message clignota en orange, trois secondes, sur mon écran, pour me prévenir que je venais d'entrer dans le périmètre d'un évènement intitulé « La matriarche araignée ».
Et merde.
Je jetais un coup d'œil dans mon dos. Devais-je fuir vers Imril, courir vers Oftar, ou encore tenter ma chance ? Il n'y avait pas un joueur dans les environs. Ils gravitaient plus autour d'Oftar et dans la zone suivante. Il semblait que j'étais seul.
Je n'eus pas à réfléchir davantage que les PNJ se mirent tous en même temps dans la même position, accroupis par terre, les bras levés devant leur visage comme pour se protéger. C'est alors que l'énorme araignée tomba littéralement du ciel au beau milieu du chemin.
Niveau 8, vétéran.
J'allais mourir.
En une fraction de seconde, j'évaluais mes chances de m'enfuir avant de me faire tuer, mais il était évident qu'il ne me faudrait pas grand-chose pour mourir.
L'Arachné se glissa vivement vers moi dans un chuintement désagréable. Son abdomen proéminent se balançait à l'arrière de son corps, énorme, écœurant. Ses multiples pattes, hérissées de piques, avaient l'air acérées comme des lames de rasoir.
Elle attaqua la première, me jetant sa toile soyeuse à la figure. J'en aurai vomi. J'étais à présent immobilisé de la tête aux pieds, et j'eu beau gesticuler dans tous les sens, il n'y avait rien que je puisse faire pour m'échapper.
Elle me frappa une première fois au niveau du ventre et je tressailli. Ma jauge de vie baissa d'un sixième. Un deuxième coup m'atteignit, toujours au ventre. Si je ne me libérais pas rapidement, j'allais vraiment y laisser ma peau. Et curieusement, pour une fois, cette hypothèse me révulsait.
Je parvins à me dégager au moment où elle frappait à nouveau. Il ne me restait plus que la moitié de mes PV, et je n'avais pas un instant pour boire une potion qui m'en redonnerait.
Je tirais sur la longue claymore passée dans mon dos et que j'avais forgée moi-même trois jours plus tôt. Il était trop tard pour fuir. Quitte à mourir, autant vendre chèrement ma peau. Pourtant, il était évident que je ne gagnerais pas. J'avais beau avoir une arme réputée pour causer de lourds dégâts, j'y perdais beaucoup en vitesse, et c'est ce qui me valut deux nouveaux coups. Si je me faisais toucher de nouveau, j'étais mort.
Il lui restait encore deux tiers de sa vie, à ce monstre araignée.
Je n'étais pas fatigué, mais mon cerveau peu habitué à être tant sollicité en continu avait du mal à suivre le mouvement et faire tout ce que je lui demandais. Je me retrouvais donc à haleter, et ma gorge me semblait si sèche qu'en déglutissant, j'eu le sentiment d'avaler des bouts de verre. Malgré tout, mon cerveau savait que j'étais en grand danger, et des instincts que je ne pensais pas posséder me sauvèrent la vie in extremis.
Mais arrive un moment ou même les dernières ressources viennent à s'épuiser. Alors, on ne peut plus rien y faire.
Je tentais le tout pour le tout et m'apprêtais à foncer droit sur le monstre en hurlant. Mais je me pris les pieds dans une pierre et trébuchais, maladroit comme j'étais dans les moments les plus inopportuns... Je ne pouvais à présent plus rien faire pour éviter la patte qui se précipitait sur moi, rien faire pour empêcher le drame que mon cerveau avait du mal à anticiper.
Malgré tout, en désespoir de cause ou d'autre chose, je roulais sur le côté pour esquiver tandis qu'elle poussait un cri qui n'eut rien pour me rassurer. Mais soudain, elle se retourna, comme si je n'existais plus, et s'écroula bientôt, morte.
L'écran des récompenses s'afficha et je roulais sur le dos sans comprendre ce qui venait de se passer. J'entendis seulement des pas sur le chemin et, levant les yeux dans la direction d'où ils venaient, je découvris une paire de bottes noires juste sous mon nez.
— Ça va ? s'enquit une voix inquiète.
Je me redressais et m'assis au beau milieu du chemin, sans gêne. Un joueur vêtu d'un grand manteau noir se tenait là, face à moi. En m'intéressant à ses statistiques, je découvris qu'il s'appelait Iriko et qu'il était de niveau... 18 ?!
J'ouvris des yeux ronds, la bouche béante.
— Euh...
Il me sourit gentiment.
— Ah, ça y est, ta jauge se rempli, dit-il avec soulagement. Un moment, j'ai vraiment eu peur de ne pas y arriver à temps.
Il semblait réellement rassuré et soulagé que je m'en sois sorti.
Je ne pus m'empêcher de le détailler de la tête aux pieds. Il avait les cheveux aussi noirs que la nuit, assortis à la couleur de son manteau, dressés en pics soignés comme un hérisson, comme si tous les matins, devant le miroir, il se coiffait avec du gel. Son regard lui aussi était noir, et bien que l'ensemble soit aussi sombre que les ténèbres, il dégageait une certaine lumière et une aura de bienveillance et de sécurité. Quoi que c'était certainement dû à son niveau si je me sentais tant en sécurité avec lui.
— La vache ! soufflais-je, impressionné mais encore sous le choc. Merci. J'ai vraiment cru que c'était fini pour moi. Merci infiniment !
Il m'aida à me relever en souriant. Il avait vraiment quelque chose de calme, de posé en lui. Il était l'exact opposé de Shaïn.
— Que fais-tu par ici ? s'enquit-il. Tu devrais faire plus attention. Avec ton niveau, tu devrais rester près d'Arun ou d'Imril, ou au moins te faire accompagner.
Je secouais la tête en remettant ma claymore dans mon dos.
— J'ai besoin de minerai de fer que l'on ne trouve que part ici, pour ma forge.
Le regard sombre d'Iriko s'éclaira.
— Je comprends mieux pour ta claymore.
— Qu'est-ce qu'elle a ?
— Je n'en ai jamais vu de semblables. C'est du bel ouvrage. On reconnais bien là le savoir faire d'un bon forgeron.
Son compliment me fit plaisir. Pour une fois qu'on reconnaissait la valeur de mon travail !
— Merci.
— A ce propos...
Il devint songeur.
— Je peux te demander un service ?
J'acquiesçais.
— Je te dois la vie. J'ai une dette envers toi. Un service est peu cher payé pour une telle dette. Dis-moi ce que je peux faire pour t'aider.
Il désigna l'épée passée dans son dos et me la montra. La lame était sévèrement abimée et une terrible fissure serpentait déjà le long de la lame. S'il continuait à l'utiliser quotidiennement, elle se briserait et disparaitrait tout simplement du jeu.
Je levais les yeux vers lui sans comprendre.
— Pourquoi moi ?
Mon sauveur haussa les épaules, l'air de ne pas savoir plus que moi.
— J'étais en zone 15-20 quand ça s'est passé et c'est un phénomène très étrange, mais j'étais loin de la ville alors j'ai changé de zone. Dans les deux villes en question que j'ai visitée pour la faire réparer, les forgerons sont des PNJ. Tu sais sûrement que les PNJ ne peuvent pas réparer, n'est-ce pas ? Seul un joueur forgeron peut le faire.
J'opinais.
— Et puis me voilà sur la route d'Oftar, te croisant en chemin en train de te faire descendre par une araignée vétéran. Comble du hasard, tu es forgeron. Nous étions destinés à nous rencontrer.
En faisant la moue, je lui rendis son arme.
— Pourquoi ne pas avoir fait la tournée des villes en utilisant un téléporteur ?
— Parce que je voulais marcher. Ça me permet de rencontrer du monde et d'aider des joueurs qui ont besoin d'un coup de pouce. Et puis, la mentalité des joueurs citadins n'est pas la même que ceux qui battent la campagne en prenant des risques.
Il me fixa droit dans les yeux, avec un sérieux qui me surprit un peu.
— M'aidera-tu ? demanda à nouveau Iriko. J'ai de l'argent.
Je sursautais en agitant les mains.
— Non non, il n'y a pas de soucis. Ça me fait plaisir de te rendre ce service. Et puis, je te dois bien ça.
Il me remercia à plusieurs reprises en s'inclinant respectueusement, ce qui attisa un peu ma curiosité. Néanmoins, je ne dis rien. Il proposa ensuite de m'accompagner dans les environs pour m'aider à récolter du fer en toute sécurité. Avec lui, si je parvenais à mourir, alors j'étais le derniers des malchanceux et des incapables.
Son aide s'avéra très précieuse, et nous reprîmes la direction d'Imril l'inventaire plein de fer. De là, nous prendrions le téléporteur pour Bellal ou nous rejoindrions la forge.
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Pour rappel, Skyline Emrys est un roman intégralement rédigé à la main sur du papier l'année dernière. Pour l'adapter à Wattpad j'ai moi-même décidé de couper chacun de mes chapitres en deux pour rendre la lecture plus agréable, je l'espère. Si la coupure entre un chapitre impair et un chapitre pair vous parait parfois étrange, gardez à l'esprit que dans le texte original il s'agit en fait d'un seul chapitre, et donc que cette coupure n'existe pas à l'origine.
Il n'est pas évident de couper un chapitre déjà rédigé en deux parties cohérentes quand il a été conçu pour n'être que d'un seul tenant. Merci pour votre compréhension, et n'hésitez pas à m'en faire part si cette coupure vous parait par endroits inappropriée :)
Bonne lecture !
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