Entracte - Chanoyu

Demeure du clan Gashira à Shinagawa, Kaze (8e étage de la Tour)

20 juillet 3202

Le tatami était taché de sang.

Misérablement étalés par terre, des dizaines de corps au visage tuméfié et aux traits inidentifiables jonchaient le sol de la grande maison des Gashira. Cette illustre famille de karuras - semi-humains à tête de coq - avait débuté sa dynastie environ un siècle plus tôt. Son fondateur, Sen Gashira, était arrivé à Shinagawa sans un sous, pourvu de ses uniques compétences dans le commerce maritime. Il avait alors bâti un véritable empire, devant l'homme le plus riche de la région et obtenant le contrôle total du quartier portuaire : le clan yakuza des Gashira était né.


Et aujourd'hui, il venait de prendre fin dans un massacre impitoyable.


Os fracturés, peau déchirée, organes implosés, sang répandu sur le sol tressé... tous les membres du clan Gashira avaient connu une longue agonie suite à une avalanche de coups contendants.

La dernière survivante de ce carnage était la chargée d'hôte : une kitsune au poil roux, simple servante n'appartenant même pas à la famille. Tremblante de peur, ses trois queues de renard s'agitant derrière elle, elle attendait - assise sur les genoux à même le sol - sur ordre de la personne qui lui faisait face.

« Mmm... on dirait bien que l'eau bout. » Dit cette dernière.

C'était une voix mature et agréable, vibrant de la jeunesse d'une femme ayant dans les vingt-cinq ans. Celle à qui elle appartenait était assise dans la même position que sa spectatrice effrayée : moelleusement posée sur les genoux, les mains sur les cuisses, le dos bien droit.

Stable comme une statue, elle incarnait la sérénité. Face à elle, une bouilloire en fonte noire était suspendue au dessus d'un petit feu, tremblant à cause de l'eau en ébullition qui s'agitait à l'intérieur.

Ne s'en préoccupant pas tout de suite, la femme se saisit d'un fin morceau de tissu brodé - appelé un fukusa - et s'en servi pour nettoyer calmement le reste de ses ustensiles. Une fois son œuvre achevée, elle se saisit alors de la boîte - le natsume, contenant une sorte de poudre aussi verte que de la menthe fraîche - le macha, dont elle déversa soigneusement une partie dans un bol à thé, à l'aide d'un chashaku - sorte de cuillère en bois. Chose faite, la femme s'empara de l'hishaku - louche en bambou - et s'en servit pour déverser de l'eau chaude depuis la bouilloire vers le bol où l'attendait le macha.

« Maintenant, mélangeons le tout ! » S'enthousiasma-t-elle.

Elle se saisit alors du chasen - fouet en bois - et l'utilisa pour créer un liquide homogène et onctueux d'une belle couleur verte.

« Bien ! » Fit-elle en saisissant le bol rempli de thé, satisfaite.

Elle tourna la décoration du bol vers la servante des Gashira, et lui tendit aimablement le bol. La kitsune hésita durant de longues secondes, puis s'en saisit en tremblant. Voyant que son interlocutrice l'invitait à boire du regard, la servante fit comme le voulait la tradition et avala deux gorgées de thé.

« E-excellent... » Bredouilla-t-elle, semblant sur le point de fondre en larmes.

Elle rendit alors précipitamment le bol à celle qui l'avait préparé, qui goûta à son tour.

« Mmmm ! Tout à fait d'accord ! » Approuva l'autre en se léchant les babines.

Sur la tête de cette dernière, deux oreilles similaires à celles de la servante renarde frémirent, témoignant d'une bonne humeur. La différence était subtile, mais décelable : la chargée d'hôte était une kitsune, et cette femme appartenait aux lycanthropes - ou comme ils étaient appelés ici, aux ōkamis.

« Bien ! La tradition voudrait que je te présente tous les ustensiles pour que tu puisses les admirer, mais d'une part ce ne sont pas les miens, et d'autre part je suis assez pressée. » Dit l'intruse en se levant. « Je vais donc disposer. »

Au moment où elle se redressa, la servante fit un bond en arrière, horrifiée.

« A-Ayez pitié ! » Pleurnicha-t-elle.

« Le clan Gashira a payé la dette qu'il avait contracté auprès du clan Miyakage. » L'ignora joyeusement la femme-louve en ramassant les deux tonfā - sorte de matraque - ensanglantées qu'elle avait laissé sur le tatami un peu plus loin. « Bonne journée. »

Resplendissante dans sa somptueuse tenue noire de kunoichi - femme ninja - renforcée de plaques de coatl - un métal précieux, l'ōkami rejeta en arrière sa belle chevelure auburn et posa un dernier regard orange sur la servante apeurée, avant de faire demi-tour et de quitter la pièce en enjambant les cadavre désarticulés qui maculaient le sol de sang.

Dès que le shōji - porte en papier - se referma derrière sa silhouette élancée et gracieuse, la chargée d'hôte des Gashira sombra dans l'inconscience.

Elle avait juste eu le temps d'entrevoir, dans le dos de la lycanthrope, le symbole inscrit en rouge sur ses vêtements, admiré et craint de tous au 8e étage : un masque d'oni encerclé par huit flammes.

***

Ayant achevé son travail, Imari Miyakage traversa le jardin des Gashira pour sortir de la demeure.

« Tu as terminé ? » L'interpella une voix lorsqu'elle émergea de la porte principale.

La lycanthrope se tourna vers celle qui était venu la trouver. Il s'agissait d'une inugami - semi-humaine chien - plus âgée qu'elle de dix ans. De ses cheveux d'un gris platine dépassaient deux oreilles canines tombantes comme celles des labradors, et au centre de son visage maternel brillaient deux yeux bleu marine dont l'éclat paraissait réconfortant. Mais qu'à cela ne tienne, Imari savait quelle intensité ils pouvaient prendre lorsque celle qui se trouvait devant elle se mettait en colère.

« Sorana... » Fit la Miyakage avec sourire. « Que ferions-nous sans toi ? »

« Vous laisseriez à n'en point douter des saletés partout. » Répliqua l'inugami sur le même ton qu'aurait employé une mère pour sa fille.

Cette femme-chien était une nettoyeuse du clan Gentoku, l'une des sept familles qui composaient actuellement l'équipe Hachibunke. Son travail - à elle et aux siens - était indispensable pour les autres clans du groupe, car il leur épargnait bien des problèmes.

« Tiens, vous êtes au courant de la situation au 5e ? Il paraît que votre mère a envoyé deux membres des Medjaÿs sur place, pour intervenir. »

« Les choses doivent vraiment s'être aggravées là bas, pour qu'elle se décide à y fourrer son nez... » Nota Imari, intriguée.

« Nous pourrons peut-être récupérer quelques points d'excrétion d'hydrocarbure... Et puis, il devenait tout simplement impossible de continuer à ignorer ce que ces connards d'impériaux faisaient subir aux semi-humains là bas. »

L'autre hocha doucement la tête, d'accord.

« Au fait, votre mère m'a également chargée de vous rappeler qu'elle vous attend tout à l'heure pour la réunion concernant l'organisation du Hanabi no shukusai. » Poursuivit Sorana.

Le Hanabi no shukusai, ou Festival des étincelles.

Cette fête nationale avait lieue tous les quatre ans dans tout le 8e étage, et durait une semaine. Son point culminant était le soir du dernier jour, où des dizaines de milliers de feu d'artifices étaient projetés toute la nuit à travers le monde entier, offrant un spectacle de lumières unique au sein de Babel. Chaque fois que cet évènement avait lieu, il rassemblait des millions de kazéens et attirait même souvent des ascensionnistes venus des quatre coins de la Tour.

Or, la prochaine édition devait avoir lieu d'ici quelques semaines.

« Oui... » Murmura Imari, plongée dans ses pensées. « Cette année, le festival promet d'être particulièrement intéressante. »

Laissant Sorana faire son travail, la lycanthrope s'éloigna alors en prenant la direction du palais des cerisiers.

« Oui... car cette année marquera une plaque tournante dans l'histoire de notre équipe. »

Sky Keep ARC 2 - Entracte : FIN

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