Chapitre 1 - Le rêve d'un sans pouvoir

La seule égalité au sein de l'existence était le fait que chacun naissait avec la même possibilité d'être frappé par la malchance. Et la seule vérité qui découlait de ce fait, c'était que certains en profitait et d'autres non.

Cette leçon, Matsuba l'avait comprise depuis longtemps.

***

SEPT ANS PLUS TÔT

Kaala Mandir, Jāngala (14e étage de la Tour)

Automne 3195

BLAM !

En plein cœur de l'abondante forêt de Panna Jangal, la guerre faisait rage. À l'instant, une explosion venait de ravager la jungle, envoyant valser plusieurs arbres dans les airs. Quelques cris et grognements retentirent parmi les combattants.

Armures, plastron, gilets par-balle, fusils, lance-missile, sabre, dagues, lances... ils arboraient tous diverses armes et protections provenant de moult cultures. En soit, on devinait aisément que si il s'agissait bien d'un groupe, ils n'avaient rien d'une armée.

Ils étaient une équipe. Une équipe parée au combat.

Pourtant, ils étaient clairement désavantagé dans la lutte qui avait lieu ici-bas. Face à eux se dressait quelque chose de gigantesque. Sa tête de cobra portait des boucles d'oreilles et une couronne makuta. La collerette aux écailles colorées de son cou se déployait à intervalle régulier, et il tirait la langue de façon menaçante. Perché à plus de trois mètres de hauteur, son buste aux muscles saillants était parsemé d'une trentaine de colliers, ornements et bijoux diverses cliquetant à chacun de ses mouvements. En lieu et place de jambes, il n'avait qu'une gigantesque queue de serpent qui s'étendait sur une vingtaine de mètres de long, et qui cisaillait les alentours à grands coups de fouet.

Ce formidable adversaire était l'un des nâgarâjas gardiens de cet endroit. Armé d'un chakram de grande taille, ses bras solidement bâtis martelaient les alentours de coups, au plus grand damn de ceux qui lui faisaient face et qui peinaient de plus en plus à éviter les attaques tranchantes. Ils attaquaient également le monstre, mais leurs assauts ne perturbaient nullement ce dernier.

« Sacha, ça devient tendu ! » S'exclama l'un des combattants, haletant, en rejoignant un groupe de personne sur la colline qui surplombait le front.

La personne à qui il s'était adressé tapait du pieds sur le sol avec impatience. Soudain, elle tendit une main squelettique vers le ciel.

« <Ondée phalangienne> » Dit-elle avec hargne.

L'instant d'après, une pluie de piques blanches semblables à des os s'abattit sur le champ de bataille. Touché à quelques reprises, le nâgarajâ s'abrita comme il le put avec son chakram et souffla par les nasaux, irrité.

Au loin, la mage tapa de plus en plus fort du pied, tout aussi agacée.

« Quelqu'un peut trouver Edmund et lui dire de se bouger...? » Grogna-t-elle finalement d'une voix d'outre-tombe.

Sacha Marvitcha - dit le chevalier de Bételgeuse - membre de l'équipe d'ascensionniste Astral Gleam.

Cette femme n'appartenait plus au monde des vivants, comme en témoignait le crâne parsemé de quelques morceaux de peau putréfiée qui lui servait de visage. Des flammes azurées s'échappaient de ses orbites et de sa bouche. Cette grimpeuse était une drekavac - une espèce de mort-vivant originaire du 16e étage. Un long sceptre doré ornait son dos, et elle portait une tenue de mage mauve parsemée d'étoiles.

« Qu'est-ce qu'il fiche, bon sang ?! » S'impatienta-t-elle.

« Tu devrais pourtant t'être familiarisée avec les méthodes du boss, maintenant... » Lâcha une voix pleine de nonchalance.

À côté d'elle, l'homme qui s'était exprimé bailla de tout son être.

« Ouuuah...! J'aurais du rester pioncer au QG, aujourd'hui. J'ai une de ces flemmes... »

Aleister Borowyn - dit le chevalier de Régulus - également membre de l'équipe Astral Gleam.

Allongé les mains derrière la tête, ce drôle d'homme avait les yeux clos. Il n'était pas à même le sol, non. En fait, il reposait sur la carapace d'une tortue argentée grosse comme une voiture qui mangeait paisiblement quelques plantes se trouvant ici bas.

Une longue queue de cheval blanche descendait dans son dos, et sa peau était d'un gris sombre. Ses habits aussi étaient singuliers : son armure formait comme des cercles autour des mains, du cou et du front. On aurait dit les anneaux d'une planète.

« Ce sombre crétin... » Reprit Sacha, les flammes brulant dans ses orbites s'intensifiant sous la colère. « C'est toujours la même chose ! Dès que c'est lui qui dirige une expédition, c'est la foire ! »

« Arrêtes de crier, veux-tu ? Ça m'épuise... » Lâcha son collègue d'une voix faible.

Puis, il ouvrit un œil. Il avait senti quelque chose.

« On dirait bien qu'il nous a vu. » Nota-t-il avec flegme.

En effet : au loin, le nâgarâja faisait tournoyer son chakram autour de lui, le regard rivé sur les deux chevaliers de l'Astral Gleam. Ignorant complètement les autres membres de l'équipe - qui tentaient vainement de le stopper en le martelant de coups - le gardien lança son arme à une vitesse vertigineuse en direction du duo.

Aleister et Sacha observèrent pourtant le projectile avec indifférence.

« Tu t'en charges ou je l'arrête ? » Demanda le premier en refermant l'œil.

Sa collègue haussa les épaules.

« Je... »

« Je m'en occupe ! » Intervint une voix joyeuse au moment où un véritable bolide faisait irruption sur la trajectoire du chakram.

CLANG !

Le nâgarâja écarquilla les yeux, déstabilisé. Et même si elle n'était pourvue que d'orbites creuses, Sasha donna l'impression d'en faire de même, prise au dépourvue.

« Désolé pour le retard ! J'ai pris quelques pâtisseries pour tout le monde sur le chemin ! » Lança le nouveau venu.

Tous les spectateurs exprimèrent leur surprise, puis leur enthousiasme. Seuls trois personnages eurent une réaction différente :

Sasha se crispa - du moins au tant que son visage osseux le lui permettait - au bord de l'explosion nerveuse.

Aleister bailla en s'étirant, ne trouvant pas la situation suffisant intéressante pour daigner s'éveiller pleinement.

Et le nâgarâja continua de fixer son chakram avec stupéfaction, ne comprenant pas ce qu'il se passait.

L'arme du monstre-reptile s'était anormalement figée dans les airs, comme si elle avait été stoppé par une main invisible. Coincée à hauteur du visage de l'inconnu, elle flottait à quelques centimètres de ce dernier.

Des cheveux d'un noir d'encre aspirant toute la lumière des alentours, deux yeux bleus remplis d'étoiles et de nébuleuses, l'auteur de ce phénomène étrange et surnaturel ne portait qu'un baggy bon marché et un t-shirt à manches courtes trop grand pour lui. L'une de ses mains tenait un sac en plastique rempli de gâteaux, l'autre reposait tranquillement dans sa poche.

« Allez, fini de jouer... » Entama-t-il avec un sourire étincelant.

***

Ville de Windy Hollow, Greenland (1er étage de la Tour)

Quelques jours plus tard...

« ...ce soir, notre équipe aura remporté un nouveau Fragment Céleste ! » Continua de lire Matsuba, du haut de ses onze ans, les yeux brillants d'admiration. « C'est ce qu'aurait dit le célèbre Edmund Gleam, jeune capitaine de l'Astral Gleam - la plus importante équipe d'ascensionniste à ce jour - lors de leur dernière expédition au 14e, qui est venu à son terme il y a deux jours. Expédition qui s'est avérée fructueuse, car l'équipe a conclu son long et dur labeur en creusant un peu plus l'écart avec ses concurrentes par l'obtention du Fragment Céleste tant recherché de cet étage. »

Le jeune homme, affalé derrière la table de la pièce servant à la fois de salon et de cuisine, posa son exemplaire du magazine l'Arlequin et se tourna vers sa grand-mère.

« Tu te rends compte, la vieille ? Le Fragment du 14e a été trouvé ! » Lança-t-il, tout excité.

« Je m'rends surtout compte que t'as pas touché à ta soupe, crevette. » Maugréa son interlocutrice.

Aussi haute que forte, Junko Kawakami ne faisait pas ses soixante dix ans malgré ses cheveux aussi blancs que neige. Elle s'habillait en short et en débardeur, et portait de vieilles baskets de sport. Matsuba avait hérité de ses yeux à l'iris écarlate - caractéristique de leur famille - mais pas de ses traits, plus fins.

« Edmund est vraiment trop fort. » L'ignora Matsuba en reprenant son journal.

Il se tourna vers sa grand-mère, l'air impatient.

« Je serai son plus grand rival, un jour. » Affirma-t-il, des étoiles pleins les yeux.

« Super. Mange ta soupe. »

« Ah euh...oui. »

Il s'empressa de rattraper son retard en avalant cuillerée sur cuillerée, alors que Junko se levait pour commencer à faire la vaisselle. Il ne lui fallut que quelques minutes pour engloutir l'intégralité de son récipient, tant il était pressé de reprendre sa lecture.

« Comme d'habitude, ils ne lâchent pas un mot sur la façon dont ils ont récupéré le Fragment. » Nota le jeune homme en parcourant le reste de l'article. « Tant mieux, ça ne gâche pas le plaisir, comme ça. »

« Oui, oui, j'imagine. » Fit discrètement sa grand mère en grattant une poêle à coup d'éponge.

« Plus de trois ans pour obtenir ce Fragment... moi, j'y arriverai en moins. » Affirma Matsuba, sûr de lui.

Les soixante étages de la Tour pouvaient être explorés dans n'importe quel ordre. Leur niveau de dangerosité n'était pas croissant avec leur numéro, et variait de pacifique à zone de mort. L'étage 14 était un monde de dangerosité intermédiaire, et depuis le temps qu'avait commencé l'ascension, son Fragment était longtemps resté un mystère, car personne n'avait réussi à mettre la main dessus. L'Astral Gleam y avait installé un camp trois ans plus tôt, et venait finalement de réussir cet exploit, après un travail acharné de plusieurs années.

« Raaah... je dois me dépêcher de grandir ! » S'énerva le jeune homme en tapant du poing sur la table. « Si ça continue comme ça, je vais tout louper ! Mon rival va tout me rafler ! »

Le Fragment du 14e était le vingt-septième a être déniché. Cela ne pouvait vouloir dire qu'une chose : l'ascension s'approchait de la moitié de son chemin.

« Gleam n'est pas encore ton rival, que je sache. » Intervint sa grand mère avec un grognement. « Et cette pauvre table non plus. Alors ne la martyrise pas, s'il-te-plaît. Tu m'as déjà suffisamment cassé de mobilier comme ça. »

Le visage de Matsuba s'empourpra en repensant à toutes les assiettes, verres et pots de fleurs qu'il avait involontairement brisé au cours de son existence.

« J-je n'y suis pour rien si je suis maladroit... » Marmonna-t-il, penaud.

Junko soupira.

« Je ne reproche pas d'être maladroit, crevette, mais de ne pas y faire attention, justement. »

« Mais j'y fais atten... oh merde ! »

En s'exclamant, le jeune homme avait machinalement entamé un grand geste de la main, propulsant dans les airs le pot de soupe qui conservait le reste de leur repas. Avec horreur, il vit le récipient en verre se diriger vers le précieux tapis de sol qui ornait la pièce, celui que sa grand-mère appréciait tant.

Il ouvrit la bouche, paniqué, mais à cet instant une main s'empara du pot, l'empêchant in extremis de s'écraser par terre. Matsuba poussa un soupire de soulagement. Son regard remonta alors le long du bras qui avait empêché la catastrophe. Il remonta... remonta... remonta... pour finir sur Junko.

Le bras de la vieille dame s'était allongé pour atteindre presque six mètres de long.

Constatant que sa grand-mère le fixait avec amusement, un sourcil arqué, le jeune homme se mit à bégayer.

« Ce... c'était pour tester tes réflexes. » Bredouilla-t-il, les joues aussi écarlates que ses yeux.

Il aperçut alors le petit tatouage qui se situait sur l'épaule de son interlocutrice et qui brillait d'une intense lumière rouge. Il représentait une main à l'intérieur d'un cercle.

« Je n'en doute pas une seconde. » Ricana Junko en ramenant le pot vers elle.

Alors qu'elle rétrécissait son bras pour lui rendre une taille normale, Matsuba s'affala sur la table en posant son menton au creux de ses mains, pensif. Ses yeux se posèrent sur l'image qui ornait la dernière page de l'Arlequin.

Une photo de groupe de l'Astral Gleam. Ils souriaient... et arboraient tous le même genre de tatouage, eux aussi.

« Dis, la vieille... quand est-ce qu'elle viendra, ma capacité à moi...? »

Junko le regarda sans rien dire pendant quelques instants, puis poussa un profond soupire. Ce n'était pas la première fois qu'il posait cette question. D'habitude, elle parvenait toujours à esquiver le sujet ou à prendre des pincettes, mais pas cette fois.

« Elle ne viendra pas, crevette. Les stigmates apparaissent dans les cinq premières années de vie. Tu n'en as pas, c'est comme ça. »

« C'est juste impossible ! » S'exclama le jeune homme, les larmes aux yeux. « Il doit forcément exister des retards ! »

Matsuba avait entendu pour la première fois le message de M à l'âge de sept ans.

« Soixante étages, soixante épreuves. Pour accéder au Sky Keep, l'étage suprême, vous devrez gravir Babel en rassemblant les soixante Fragments Célestes que j'ai éparpillé dans chacun de ses mondes. Quant à ce qui se trouve tout en haut... ce sera à vous de le découvrir. Soyez courageux, soyez persévérants et n'abandonnez jamais. La Tour vous réserve des trésors insoupçonnés, mais il vous appartient de les découvrir ! »

Lorsqu'il avait entendu ces mots, un rêve avait pris naissance au fond de son cœur : être celui qui atteindrait le sommet de cette Tour. Et ce rêve s'y était ancré avec ferveur. Très vite, c'était devenu son obsession. Il avait acheté tous les exemplaires de l'Arlequin, avait passé en revu tous les ascensionnistes célèbres dont les échos étaient parvenus jusqu'à son étage, et avait commencé à s'entrainer physiquement pour être prêt aux combats qui l'attendaient.

Seulement...

« Et mon stigmate à moi, il est où ? »

Il avait vite compris que la vie ne l'avait pas destiné à l'ascension.

Au sein de la Tour de Babel, moins de 0,01% de la population était doté de capacités spirituelles. De puissants pouvoirs surnaturels uniques qui rendaient possible l'impossible. Tous les ascensionnistes dont Matsuba avait entendu parler en étaient munis.

Tous... mais pas lui.

Et ça, il ne parvenait juste pas à l'accepter.

« Papa et toi en avez un tous les deux ! » Protesta-t-il, ébranlé. « Et même si je ne l'ai pas connu, je suis sûr que maman aussi ! »

Le père de Mastuba avait toujours été distant avec sa sa famille. Mais si il partait, c'était pour se consacrer à son travail d'ascensionniste.

Au début, le jeune homme avait souffert de ses longues absences, même si sa grand-mère s'occupait de lui. Mais petit à petit, son avis avait changé à cause d'une simple question.

Qu'est ce qui pouvait pousser quelqu'un à tout délaisser, y compris sa famille et son foyer, pour se concentrer sur son métier ?

La réponse était évidente : c'était que celui-ci était forcément le plus fascinant du monde. Cela avait donc conforté les ambitions de Matsuba. Il suivrait les traces de son père dans sa voie qui semblait si passionnante.

Néanmoins, la réponse de sa grand-mère vint lui faire obstacle.

« Les stigmates ne sont pas héréditaires. »

C'était la stricte vérité, et c'était la raison pour laquelle il n'existait pas deux capacités innées identiques dans toute la Tour.

Certes, il avait été observé que naître dans une famille où des stigmates étaient présents augmentait significativement les chances d'en être pourvu un jour.

Mais malgré cette prédisposition, Matsuba n'en avait pas obtenu. Il avait en quelque sorte l'impression d'être le « raté » de la famille.

« Tu as aussi été ascensionniste avant lui, alors tu dois forcément avoir croisé un grimpeur sans stigmate un jour... » Tenta alors le jeune homme, les larmes aux yeux.

« Les seuls ascensionnistes dépourvus de stigmates sont les quelques hétéromorphes intelligents. » Répliqua Junko, le regard triste.

Parmi les détenteurs de pouvoirs, on distinguait deux sous-types : les antropomorphes et les hétéromorphes.

La différence entre les deux résidait dans le fait que les premiers avaient besoin d'un stigmate - une marque spéciale - pour utiliser leur capacité, alors que les seconds en étaient pourvus dès la naissance.

À court d'arguments, Matsuba abattit ses poings sur la table, les épaules tremblantes. Junko s'approcha alors doucement pour passer un bras autour de sa tête et le serrer contre elle tout en lui caressant les cheveux.

« C'est comme ça, crevette. On ne décide pas de ses talents à la naissance. »

Ce soir là, Matsuba lui avait rendu son étreinte et s'était laissé bercer en silence.

Il avait compris dès lors que les êtres vivants ne naissaient jamais égaux. Ils avait simplement les même probabilités de départ que les autres.

Et à la manière d'un lancé de dé, certains tombaient sur six...


... et d'autres sur un.

Sky Keep ARC 1 - Chapitre 1 : FIN

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