Chapitre 9 : Peste et reine des chieuses
Mardi 5 septembre 12h39
GWENDAL - bassiste de SKIN
Su-per. On a été lâché de cours tellement tard, qu'accéder au self avant treize heures relève de la science-fiction désormais. Les profs devraient faire la queue de temps en temps. Histoire qu'ils comprennent à quel point c'est une plaie d'attendre un plateau pendant une demi-heure.
Frustré, je me laisse tomber contre une table et commence à me ronger les ongles en attendant que Nacim, mon meilleur pote, soit prêt à aller déjeuner. Il peut prendre son temps désormais. De toute façon, on est foutus.
— Gwendal !
Je sursaute à l'appel de mon prénom.
— Elles sont vraies les rumeurs sur ton groupe ? enchaîne aussitôt la voix. Vous allez être célèbres ? Toutes mes félicitations !
Ma tête pivote seulement par réflexe parce que je sais très bien qui vient de parler. De toute ma classe, il n'y a que Charlène pour accompagner ses interventions d'un rire suraigu.
— Qu'est-ce que tu veux ?
Je n'ai jamais apprécié Charlène. Elle appartient à une espèce aux antipodes de la mienne. Un phénotype particulier dont les caractéristiques sont : un maquillage digne d'une voiture volée, un sourire aussi factice que les promesses électorales des politiques et un mode de déplacement en troupeau. Jusqu'à présent, notre indifférence était réciproque et ça m'allait très bien. Malheuresement, les choses ont l'air d'avoir changé.
— Oh, ne réagis pas comme ça, voyons ! Je voulais juste savoir si tu étais content après... après tu-sais-quoi.
Sa déclaration se termine par un regard appuyé. Je reste impassible. Aucune envie de lui parler.
Charlène m'empoigne alors le bras pour se rapprocher. Je ne suis pas très grand et perchée sur ses talons, elle me dépasse ce qui l'oblige à se baisser et nous rend encore un peu plus ridicules.
— Gwen, pas la peine d'être timide avec moi ! Tu peux tout me confier, tu sais. Je serais ton oreille la plus attentive, c'est promis.
Ne m'appelle pas "Gwen" et vire ta main de là où elle est. Voilà ce que j'ai principalement envie de « confier » à l'oreille attentive de Charlène. Sauf que je ne veux pas déclencher une guerre non plus.
— Euh, mec ? intervient Nacim. Tu viens manger ?
Lui, il mérite plus que jamais son titre de meilleur ami.
— J'arrive.
D'un geste sec, je me dégage de la poigne de Charlène et lui souhaite bon appétit avec un sourire ironique. Puis, je rejoins Nacim.
Ce dernier regarde la brune qui pouffe à présent avec une amie et m'avertit :
— Elle va pas te lâcher comme ça.
— Je sais.
Quand ma charmante camarade réussit à avoir une idée en tête, elle s'y accroche plus dur que la misère sur le Tiers-Monde.
— Mais peut-être qu'elle va nous ficher la paix cinq minutes quand même, viens.
Je l'entraîne vers la cafétaria.
J'ignore comment Charlène a appris pour le label, bien qu'en y réfléchissant, seul Lukas est capable de répandre une info à cette vitesse dans le lycée, mais je n'ai aucune envie d'en discuter avec elle. Sa voix stridente ma massacre les tympans. À aucun moment, le contact d'un label n'était censé impliquer de parler avec Charlène.
Quand on arrive au self — comme prévu — on se retrouve immobilisé derrière l'interminable queue de lycéens. Tout ça pour manger du riz pas cuit.
— La journée est trop top, marmonné-je. On se tape la file, Charlène et on finit tard ce soir. L'éclat'.
Nacim acquiesce.
— Ouais. C'est surtout ce soir qui m'embête. J'espérais pouvoir aller prendre quelques clichés en extérieur avec le beau temps, mais ça va être trop juste.
Nacim adore la photographie. Depuis qu'il est gosse, il se balade en campagne avec un object et il immortalise tout ce qu'il y trouve. Son rêve serait d'aller visiter la réserve protégée de Yellowstone aux États-Unis. Il couvre aussi les concerts quand on lui demande, mais son sujet préféré reste la nature.
— Tu avais un sujet précis en tête ? questionné-je.
— J'ai repéré un héron à l'étang l'autre jour. S'il revient, j'aimerais bien le prendre en train de chasser.
— Classe ! Tu me le montreras si tu arrives à l'avoir.
— Ça marche. Mais t'inquiète, c'est pas grave si je n'y vais pas aujourd'hui.
— Un peu quand même.
— Non, non. Je vais appeler Claire à la place. Je ne l'ai pas eue hier.
— Ah...
Claire est une occitane malvoyante avec laquelle il correspond depuis un projet de cohésion handi/valide organisé en classe de primaire. Pour ma part, je ne me souviens même pas si mon partenaire était un garçon ou une fille, mais eux sont restés en contact et sortent même plus ou moins ensemble depuis deux ans. Qu'un passionné de photo soit en couple avec une déficiente visuelle est le comble de l'ironie.
— Donc, tu vas te faire consoler par ta copine pendant qu'Hadrien va me hurler dessus après les cours. Ok. Il n'y a vraiment que moi qui ai la poisse.
— Désolé. Elle vous félicite pour la réponse du label, d'ailleurs.
—Merci à elle. Mais parle pas du label, ça attire les ennuis.
J'avais demandé cinq minutes de paix, et je les ai eues. Parce qu'alors que je continuerais volontiers à demander des nouvelles de Claire, je viens de découvrir que Charlène, malgré les talons vertigineux qu'elle et ses copines portent, n'est qu'à un mètre de nous dans la queue. Pire, elle écarte du coude un garçon en T-shirt pour parvenir à nous rejoindre.
— Et merde.
Nacim jette un œil et reste impassible en la voyant rappliquer.
— Je vais essayer de régler ça vite fait, chuchoté-je.
Charlène se plante devant moi. Elle a l'air bien déterminé à ce que je lui réponde cette fois-ci.
— Gwen ! s'exclame-t-elle en criant presque. Pourquoi tu es aussi farouche aujourd'hui ? Il va falloir t'habituer à avoir des fans, maintenant !
Je tente un regard ferme pour la calmer. Loin de l'impressionner, mes yeux noirs ne font que déclencher son rire à ultrasons.
— Oh, je comprends, fait-elle avec la même voix que si elle s'adressait à un enfant de cinq ans boudeur, tu joues les inaccessibles, c'est ça ?
— Je ne...
— Non, mais tu as raison, c'est sans doute mieux de rentrer dans le personnage tout de suite, me coupe-t-elle. Pas vrai ?
Elle se tourne vers sa copine qui approuve d'un grand hochement de tête.
— Voilà ! Tu as raison. Mais on veut que tu saches que nous sommes à fond derrière vous !
La tactique "ne rien dire" est un échec. Une idée me vient.
— Charlène, cite-moi un de nos titres, s'il te plaît.
— Un... ?
— Le titre d'une de nos chansons, répété-je avec plus d'assurance. N'importe laquelle, je les connais toutes.
Les grands yeux maquillés de ma camarade s'écarquillent tandis qu'embarrassée, elle minaude :
— Je ne suis pas très douée en anglais, tu sais...
Et avec mon corps d'asperge et mon teint blafard, je suis la copie conforme de Barack Obama.
— C'est ça. Écoute, merci pour ton soutien même si je ne vois toujours pas pourquoi tu t'intéresses soudain à moi. Comme je n'ai pas vraiment de patience, on va arrêter là, ça vaudra mieux pour tout le monde. Bon appétit.
Je me détourne avant qu'elle revienne à la charge et prie pour que la magie de la mécanique des fluides appliquée à la file du self nous sépare au plus vite.
— Elle est à fond, note Nacim qui a bien pris soin de ne pas lui parler.
— Elle m'énerve. J'arrive pas à savoir si elle me croit assez stupide pour marcher dans son numéro ou bien si c'est elle qui est assez idiote pour croire ce qu'elle raconte.
— T'es dur. Je ne crois pas qu'elle joue la comédie. Elle est juste contente, mais un peu maladroite pour le dire.
Désavoué par mon meilleur ami. Nacim est bien trop tolérant. On parle quand même de Charlène et de son rire de dauphin.
— Ouais, si tu le dis. En attendant, je comprends pas pourquoi c'est moi qu'elle vient barber. Les filles qui se foutent de la musique sont pour Matt d'habitude.
On progresse d'un mètre vers le et Nacim me demande :
— Ça s'est passé comme ça pendant votre festival cet été ?
— Un peu. Celles qui sont venues discuter avec moi n'étaient pas aussi casse-pieds. Ça, c'est certain.
— Ah, je vois...
Sa phrase laissée en suspens me fait tiquer.
— Qu'est-ce que tu vois ?
— Tu as... conclu avec l'une d'elles, c'est ça ?
Je manque de trébucher. Nacim qui se met aux questions gênantes, c'est mes ennuis qui s'accumulent.
— Non, dis-je d'un ton ferme. Pas de fille dénudée à la descente de scène pour le bassiste.
— Désolé. J'ai mal compris.
— Pas d'importance.
Mais si je peux éviter la réputation du rocker débile qui joue de la musique pour coucher, ça m'arrange.
— Du coup, tu parlais de Matt ? reprend-il.
— Des filles pour Matt ?
— Oui. Il est déjà très apprécié ici, ça me semblerait logique.
Je m'adosse contre le mur et le taquine.
— Tu as peur qu'il te pique Claire, c'est ça ?
— Non !
Les joues de Nacim rosissent.
— Il n'en a pas parlé, déclaré-je. Mais honnêtement, il doit falloir être 5 Seconds of Summer pour ce genre de trucs parce que je n'ai vu aucun lancer de soutifs du week-end.
— 5 Seconds of... ?
— Summer. Un groupe de pop. Très à la mode. Enfin, je croyais.
— Ah... Possible.
— De toute façon, c'est pas le genre de Matt. Il préfère sauver les demoiselles en détresse.
— Je vois.
Enfin arrivés devant les bornes du self, Nacim et moi nous servons une assiette de riz blanc accompagné d'un carré poisson décongelé. Après un muffin et une soupe, nous sommes en quête d'une table.
— Mate à droite, souffle Nacim.
Je tourne la tête dans la direction indiquée. De ce côté, s'étire la plus longue table de la cantine qu'un grand groupe s'est appropriée ce midi. J'identifie Bec parmi eux, en train de rire aux blagues d'un autre Terminale. Toute la bande de Sweet Poison doit s'y trouver ce qui n'a rien de révolutionnaire. Sweet Poison, notamment grâce à Lukas et sa bonne humeur, a une cour fournie.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Regarde mieux, insiste Nacim.
J'obéis. Je repère mon frère qui découpe son poisson, Camille qui discute avec Lukas, et... Charlène.
— Elle aurait dû emmerder Bec' plutôt que moi sur les labels.
On reporte notre attention sur le reste de la cantine, à la recherche d'un endroit libre pour déjeuner. Je finis par remarquer la table de Matt et Skinny, à l'opposé de la bande de Sweet Poison. À côté d'eux, se trouve un troisième plateau déserté par son propriétaire.
— Salut les gars, nous lance Matt quand on s'installe.
— Bon app' !
— À qui est le repas ? demandé-je.
— Kwan. Il n'y avait plus de place chez Sweet Poison.
— Pas cool...
J'aurais volontiers suggéré que virer Charlène pour mettre Kwan était une bonne option, mais déterminée comme elle l'était, elle aurait pu rappliquer chez nous.
— Eh ! Salut Gwen, salut Nacim ! s'exclame le bassiste de Sweet Poison en revenant avec une carafe pleine.
—Salut ! Tu es venu nous espionner ?
— Yep, mandaté par la reine des chieuses en personne : Rebecca Grance.
Je me charge du service de l'eau et le préviens :
— J'espère pour toi que vous avez laissé le local nickel hier soir. Parce que sinon, avec votre cafardage éhonté, on a assez de récriminations pour vous faire payer tout le loyer ce mois-ci.
— Nous voilà avertis, rit Kwan. Mais il est comme neuf, t'inquiète. Comment va votre batteur tant qu'on est sur le sujet des groupes ?
— Bien, répond Matt.
— Il n'a toujours pas découvert le sens de l'humour, ajouté-je.
Nouveau rire de Kwan.
— J'adore déjeuner avec vous. À chaque fois, ça me rappelle qu'on peut toujours trouver pire que Bec comme batteur.
Matt hausse un sourcil amusé :
— On t'invite et tu critiques notre leader bien-aimé ? Sale gosse. Tu es pire que Gwen.
Sans la moindre solidarité, mon meilleur pote s'esclaffe.
— J'avais rien demandé moi, m'insurgé-je.
— Mais vous avez Skinny, reprend Kwan, pas plus compatissant, j'avoue que ça compense pas mal votre leader.
L'intéréssée pique un fard et resserre ses doigts autour de sa fourchette. Kwan, qui n'a pas remarqué sa gêne, enchaîne :
— Vous venez tous chez Camille vendredi, du coup ?
— Ouais.
Comme me l'a demandé Arthur, j'ai transmis l'invitation hier soir au reste de SKIN, après notre réunion sur le label. Évidemment, Hadrien était déjà parti faire on-ne-sait-quoi-de-très-important, et j'ai dû lui pousser un sms individuel. Auquel d'ailleurs, notre tordu de batteur ne m'a pas répondu, mais qui m'a ensuite mis en copie de son message à Camille pour prévenir qu'il serait là avec son pote Jules. Qui envoie des sms avec des personnes en copie, sérieusement ?
— On vient aussi, déclare Matt.
Skinny opine même si elle n'est pas plus emballée que ça de se retrouver toute la promotion des Terminales réunie. Je n'ai jamais compris pourquoi elle se forçait.
— Cool ! s'étire Kwan. Ce sera plus sympa.
— Bec et Hadrien à moins de cent mètres l'un de l'autre, et ça va être sympa ?
— Eh, casse pas mon moral, toi ! Avec un peu d'optimisme, on peut penser qu'il y aura assez de monde pour qu'ils ne croisent pas.
« Avec un peu d'optimisme », qu'il dit. Hadrien est peut-être infirme, mais il n'est pas bigleux.
— Si Bec est aussi discrète que maintenant, j'y crois vachement.
J'indique la batteuse du menton. Elle a beau être à l'autre bout du self, entre sa tablée remplie et bruyante et sa silhouette particulière, impossible de la confondre.
— Ok, ok, admet Kwan, mais ils ne sont pas obligés d'en venir aux mains. Hadrien sait se tenir.
— C'est ça. On voit que tu ne repètes pas avec lui trois soirs par semaine.
Parce que si on en est réduit à espérer que notre leader plus intrusif que la NSA devienne Mère Thérésa, on peut déjà appeler le SAMU.
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