Chapitre 86 - P2
KWAN - bassiste de Sweet Poison
— Donnez vos noms complets. Et une explication pour vos prénoms supplémentaires si vous le souhaitez.
Bec grince des dents. Lukas penche la tête :
— Il y a un but pour cette question ?
— Gagner un atout sur les autres ? suggère Arthur.
J'acquiesce.
— Agathe ne l'a pas précisé, mais ça doit être ça. Et puis, pour rigoler un peu aussi.
— Arthur Bernard Marie Genêt. Ma grand-mère maternelle tenait au prénom de la Sainte Vierge.
— Park Kwan Woo. Je devrais m'appeler Kwanwoo, mais l'employé de la maternité n'a pas compris grand-chose du charabia franco-coréen de mon père.
Moue consternée de Bec.
— Entre ta naissance, tes débuts en basse et ton prénom, y a-t-il un seul truc qui ne te soit pas arrivé par accident ?
— Je me le demande aussi, ris-je.
— Lukas Anton Louis Vrakritz. Un prénom ukrainien et un prénom français pour disposer pleinement de mes racines.
— Tu parles ukrainien ? s'étonne Arthur.
— Du tout.
— Donc une racine assez réduite, conclut Bec.
— Toi, donne les tiens au lieu de me critiquer.
Grognement.
— Je hais mon deuxième prénom.
— Autant que le premier ?
Elle me jette un oreiller.
— Plus. Aucun raccourci trouvable avec celui-là.
— Mais c'est quoi alors ? insiste Lukas. Ton deuxième prénom ? Grance Rebecca... ?
— Mirabelle, lâche-t-elle du bout des lèvres. Grance Rebecca Mirabelle.
Mirabelle.
Bec, la batteuse qui rembarrerait un dictateur, la détentrice du record d'heures de colle pour insolence, la lycéenne que craint la moitié du bahut et qui jure comme un chat dans un bain porte le nom d'un petit fruit sucré. Mirabelle. Je m'écroule de rire.
— Très drôle, grince-t-elle devant notre réaction. J'aimerais bien en rire aussi.
— Mais ça ne te va pas du tout ! hoquète Lukas.
— Sans déconner.
J'essuie une larme et remercie mentalement Agathe pour ses questions.
— C'est mon tour, annoncé-je. Donnez deux qualités de votre voisin ou voisine droite.
Rotation de tête synchronisée.
— Donc je suis censée trouver deux qualités à l'hyperactif, commente Bec, on va continuer à rire.
— Je peux déjà oublier « sympathique », moi, marmonne Arthur en la regardant.
Je suis le seul à en rire. Avec Arthur, j'ai tiré le plus facile.
— Travailleur et fiable, déclaré-je.
— Tu ne t'es pas foulé, commente Bec.
— Mais ça reste exact. Arthur, à toi !
L'air embêté, notre guitariste fixe toujours Bec.
— Heureusement que le Bac est en juin, s'impatiente l'intéressée, parce que pour raconter du pipeau, tu n'es clairement pas au niveau.
— « Bienveillante » ne passera pas, informé-je.
— Ta gueule, Kwan.
— Ni polie.
Je reçois le deuxième oreiller. Bec est maintenant désarmée, parfait.
Arthur passe une main dans ses cheveux.
— Franche.
— Validé, opine Lukas.
— Et protectrice.
— Pardon ?
Ce n'est pas non plus le premier adjectif qui me vient au sujet de Bec. Fière, indomptable, têtue et d'autres, plus ambigus, me viennent avant.
— Je maintiens, dit Arthur en regardant la couette entre nous. Protectrice.
Et je finis par comprendre ce qu'il veut dire.
Bec n'est pas affectueuse. Même Olivier, qui sort parfois avec elle, le reconnaît. C'est une ourse et elle a un sacré coup de patte. Cependant, il y a une chose qu'elle ne supporte pas : qu'on s'attaque à ses proches. Après le taggage du local, elle a failli sauter à la gorge d'Hadrien de fureur. Depuis qu'elle a appris les intrigues de Decibel, elle est prête à riposter à toute modification forcée de notre style. Et elle a beau se plaindre de ses sœurs à longueur de journée, elle irait les défendre à une contre cent.
Arthur a raison. Bec est protectrice.
— Protectrice ? répète-t-elle. Moi ?
Bien qu'évidemment, elle soit incapable de l'envisager.
— Je valide, déclaré-je.
— Pourquoi tu valides cette ânerie alors qu'elle ne vient même pas de Lukas ?
— J'ai reçu les instructions d'Agathe. Donne tes adjectifs, c'est ton tour.
Elle jette un regard à Lukas. Assis sur ses talons, le chanteur aux yeux bleus trépigne d'impatience.
— Joyeux, décide Bec d'une voix aussi chaleureuse que si elle le condamnait à mort. Et tenace.
— Merci, minaude Lukas.
— Balance tes qualificatifs à Kwan qu'on puisse avancer, toi.
Il rit et bombe le torse.
— D'abord, « chaleureux ».
— Validé.
— Ensuite, « drôle ».
— Drôle ? Kwan ?
— Validé aussi, dit Arthur d'une voix ferme.
Bec n'insiste pas.
— À mon tour pour poser l'ultime question ! annonce fièrement Lukas. Donnez le titre du film qui vous a le plus touché ? Elle est jolie cette question.
— Si l'un de vous y répond Titanic, je l'écorche vif, prévient Bec.
Je ne suis pas certain qu'elle plaisante.
— C'est quoi ton problème avec ce film, Bec ? Il y a des passages émouvants.
— Grance Numéro deux a l'affiche dans sa chambre et s'extasie devant Jack à chaque rediffusion sur la TNT. Je ne veux plus jamais voir les têtes de Di Caprio et Winslet.
Dur.
— Pas Titanic, ok, accorde Lukas.
Il enroule ses bras autour de ses tibias et pose le menton sur ses genoux pour réfléchir.
— J'ai regardé Polisse récemment et il m'a beaucoup secoué. Je suis passé par le dégoût, la révolte, la tristesse, l'horreur. C'était vraiment un arc-en-ciel d'émotions. Cependant, par honnêteté, je préfère choisir Nos Étoiles Contraires. Je sais que ça n'a rien à voir et que ce n'est pas un film d'auteur ou je-ne-sais-quoi, mais c'est le film qui m'a fait le plus pleuré. J'ai mis la journée à me remettre de la séance et même après, je repensais aux personnages et imaginais comment ils auraient réagi face à mon quotidien ou bien parfois, des passages complets se rejouaient dans ma tête comme une musique triste. Donc, Nos Étoiles Contraires.
J'acquiesce.
— Le Tombeau des Lucioles pour moi. Je n'ai jamais eu un cafard pareil après un film.
J'ai décidé que Bec passerait dernière. Ça évitera de plomber l'ambiance et la connaissant, elle n'y verra que du feu.
— Il est atroce, confirme Lukas. Pourtant, c'est un dessin animé, alors les gens pensent que c'est plus doux, mais... Il a beaucoup marqué ma sœur aussi.
— Million Dollar Baby, déclare Arthur, assis en tailleur. Pour les questions qu'il soulève. Ce que je ferais si je devenais sourd ou ne pouvais plus jouer de musique m'a pas mal hanté.
— Je ne l'ai pas vu, s'excuse Lukas.
— C'est beau, c'est injuste et c'est triste, résumé-je.
Il opine.
— D'accord. Et tu as trouvé une réponse, Arthur ? À ce que tu ferais si tu ne pouvais plus jouer ?
— Non, avoue-t-il. La musique, c'est toute ma vie. Imaginer que ça pourrait m'être arraché, je n'y arrive pas. Rien qu'y penser me terrorise. Mais dans le même temps, je sais que Beethoven a réussi à continuer à composer après avoir perdu l'audition alors je reprends un peu d'espoir. Peut-être qu'il y a des moyens de compenser ? Peut-être qu'on raisonne différemment une fois dans la situation ?
— C'est vrai. Tu as raison : peut-être qu'on ne peut pas se projeter, réfléchit Lukas toujours dans sa position fœtale. Moi par exemple, je suis incapable de m'imaginer paralysé. Écouter une musique sans me mettre à danser ? Impossible. Trop bizarre. Je crois que mon cerveau arrêterait de fonctionner tant il serait perdu.
— Les nôtres avec.
Lukas immobile, c'est un paquebot au milieu du Sahara. Un truc si absurde que ça en devient gênant.
Il sourit.
— Bec ? appelle Arthur. Il ne nous manque que ta réponse.
Soupir.
— Je suis désolée les gars, mais un film qui m'a bouleversée, j'ai beau chercher : je ne trouve rien. Soit c'est des trucs à l'eau-de-rose et j'y suis allergique, soit je ne les ai pas vus.
— Million Dollar Baby ne t'a rien fait ?
— Si, j'ai compati sur le moment. Mais après, je me suis dit « ok, la vie est une chienne » et je suis passée à autre chose. Et comme ça marche avec absolument tous les films, je n'ai pas de réponse à vous donner.
C'est mal barré.
— Allez Bec, insisté-je, on veut seulement le titre d'un film qui t'a touchée. Pas besoin qu'il t'ait transformée en fontaine, il faut juste que tu aies ressenti un truc en le regardant et que tu nous dises quoi.
Elle se mord la joue, plus embêtée qu'autre chose.
— Ouais, ouais, je sais.
— Un seul, encourage Lukas. Un seul nom.
Lasse, Bec s'apprête de nouveau à se défiler quand un souvenir traverse ses yeux.
— Oh... si. Je peux vous trouver un film.
Enfin.
— 120 battements par minute. On est tombées dessus par hasard avec Camille.
Je l'ai vu aussi. Le film est triste, mais ce n'est pas La Liste de Schindler non plus. Qu'est-ce que notre batteuse implacable a bien pu y repérer ?
— Le problème que j'ai avec les films, c'est que je ne m'identifie pas aux personnages. Je les trouve trop niais, trop sensibles, trop stupides voire les trois. Leurs histoires d'amour m'écœurent, leurs regrets m'emmerdent. Moi, je fais des choix et je les assume, point. La vie est une chienne, mais moi aussi. Je ne vous apprends rien.
Pause.
— Sauf que dans ce film-là, j'ai accroché parce que j'ai reconnu quelqu'un d'autre à l'écran. Un type bourré d'énergie et de conviction. Qui ne recule pas devant l'intimidation. Qui est maigre comme un clou, mais veut te faire croire qu'il est indestructible.
Lukas.
Dans ce film sur les ravages du sida, Bec a vu Lukas.
— Bien avant la fin du film, j'ai compris un truc. Un truc moche. Si tu étais né deux générations plus tôt Lukas, tu serais peut-être mort avec eux.
Sa tête se tourne vers le visage angélique qui pâlit.
— Et oui, ça m'a émue. Parce que je me fiche de beaucoup de choses, mais te voir crever à petit feu dans le mépris général, ça, je ne le supporterais pas.
Je cligne des yeux. C'était quoi ça ? J'ai l'impression d'avoir reçu un coup de massue. Je suis groggy et ému. Je ne sais pas comment réagir. À côté de moi, Lukas tremble, le teint blême.
— Tu n'as pas le droit, chuchote-t-il à ses genoux repliés. Tu n'as pas le droit de dire des choses comme ça. Pas toi.
— Désolée.
Elle tend la main pour caresser son épaule. Lukas se laisse bercer.
— C'est toi qui as posé cette question stupide aussi. T'expliquer que tu ressembles à un Minion à dire sans arrêt des conneries m'allait très bien, tu sais. Mais sur un film comme ça, il fallait bien que je rappelle ton courage, non ?
Lukas enfouit son visage dans le sweat de Bec et explose en sanglot. Elle le laisse faire. Va même jusqu'à l'enlacer.
— Là, chuchote-t-elle en démêlant les cheveux platine. Calme-toi, la diva. Les autres vont finir par croire que je peux être sympa sinon.
Un reniflement se fait entendre. Un larme tombe de la joue de Lukas sur le jean de Bec. Ma gorge s'est nouée. Arthur fixe ses bracelets, les yeux humides. Même le lundi soir où nous avons reçu la réponse positive de Great Wave, je ne me souviens pas d'une telle tension émotionnelle. Fichue batteuse sentimentale.
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La suite et fin de ce chapitre. J'espère qu'elle vous aura plu. :)
Prenez soin de vous,
Anne
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