Chapitre 85


Samedi 28 octobre 1h39

KWAN – bassiste de Sweet Poison

— Qu'est-ce que tu savais ?

La « soirée cohésion » s'est terminée aux alentours de minuit et demi, après quatre heures de discussion. Parler aussi longtemps et franchement sans se disputer, je ne me souviens pas de la dernière fois où ça s'est produit. On échangeait sur la semaine passée, sur la suite et sur ce qu'on en espérait. Complètement vanné, Lukas nous écoutait et opinait en somnolant, la tête posée sur les genoux de Bec. Au retour dans notre chambre, le chanteur s'est écroulé comme une masse sur son lit. Il ronflait déjà quand j'ai eu fini de me brosser les dents.

Moi, c'est tout l'inverse. Impossible de trouver le sommeil. Aucune fatigue, un million de questions. Comme si cent Lukas bourdonnaient sous mon crâne.

J'ai tourné trois quarts d'heure entre mes draps avant de craquer et d'envoyer un sms à Agathe. La geek m'a répondu en moins de quinze secondes. Elle ne dormait pas. Merveilleuse Agathe.

J'ai attrapé un sweat et, portable en main, suis sorti dans le couloir avec une discrétion de Sioux pour ne pas réveiller Lukas. Là, je me suis laissé glisser contre le mur pour m'asseoir et ai appelé Agathe.

— Parmi les réponses aux questions ? répond-elle.

— Oui.

Je replie mes jambes. La moquette de l'hôtel fait un sol étrangement confortable.

— Tu m'as raconté l'histoire de ton prénom, dit-elle, et je connais le nom complet de Lukas parce qu'il était devant moi au brevet des collèges. Je sais aussi qu'Arthur aime beaucoup Dire Straits, mais pas si c'est son groupe préféré. C'est tout.

C'est tout.

Agathe a monté le séisme émotionnel de ce soir à partir de deux prénoms et d'un groupe de rock. C'est tout.

— Tu es incroyable, soufflé-je.

— Ça s'est mal passé ?

— Non, au contraire. Mais c'était intense.

Les lumières automatiques du couloir s'éteignent mais je ne bouge pas. À cette heure-ci, l'ambiance à la veilleuse de secours est plus agréable.

— Ça vous a rapprochés ? interroge Agathe dans mon oreille.

— Définitivement.

— Bien, c'était le but. Je suis contente pour vous.

Comme d'habitude, la voix d'Agathe est d'une neutralité absolue mais ça ne l'empêche pas de penser chaque mot.

— Merci. Et merci d'avoir organisé tout ça.

— De rien. C'était intéressant à monter.

Je retiens un rire en m'étirant.

Je suis plus calme. La présence magique d'Agathe a réussi à faire taire la plupart des mini-Lukas sous mon crâne.

— J'avais une autre question à te poser.

— En informatique ?

— En inform... Pourquoi ce serait en informatique ?

— Parce que c'est là-dessus qu'on me pose des questions en général.

— Je vois, ris-je. Mais non, pas d'informatique ici. C'est plutôt sur le chapitre « comment décrypter les interactions sociales ».

— Ah. Ce n'est peut-être pas une bonne idée alors.

— Pourquoi ?

— Je ne suis pas douée avec les humains.

— Tu plaisantes ? Tu as entendu ce que tu as accompli ce soir ? Tu nous as métamorphosés Bec et Lukas, Agathe ! J'aurais misé davantage sur l'inscription d'Arthur dans un strip-club que sur le versant que j'ai découvert de ces deux-là !

— Non Kwan, vous vous êtes métamorphosés tout seuls. Je n'y suis pour rien. J'ai juste rédigé quatre questions que tu as envoyées par sms. C'est tout. Ce qui a fait que ça a marché ce soir, c'est la complicité, l'amitié et le climat de confiance entre vous. Et tout ça, c'est vous qui les avez créés. Vous seuls.

Agathe est-elle capable d'accepter un seul compliment ?

— Je t'assure que sans les questions, rien n'aurait eu lieu. On te doit une fière chandelle.

Silence.

— En vérité, admet-elle, tu ne peux pas en être sûr et moi non plus. Mais peu importe, ça ne change rien sur moi : tout le monde sait que je ne suis pas un animal sociable.

— Admettons. En attendant, tu sais beaucoup plus de choses que tout le monde. Et tu fais une très bonne conseillère. Tu ne veux pas entendre ma question ?

— Si, bien sûr.

Visiblement, elle préfère recevoir des énigmes que des compliments.

— Lorsqu'une jeune femme t'invite à dîner chez elle en tête-à-tête et qu'elle parle de te dévoiler son tatouage, il faut y voir une allusion cachée ?

— Peut-être. Mais il manque trop d'informations pour être sûr. Qui est cette femme par rapport à toi ? Où est placé le tatouage ?

— La personne est notre ingé-son, vingt-cinq ans, Anne-Caroline de son prénom mais surnommée AC, récité-je. Son tatouage commence à la base du cou et s'étire vers l'épaule. Toute sa clavicule semble couverte.

— Droite ou gauche ?

— Hein ?

— L'épaule, c'est la droite ou la gauche ?

— C'est important ?

— Non, mais ça m'aide à visualiser.

— La droite je crois. Elle s'habille assez punk, si ça peut te servir.

— Elle a d'autres tatouages ?

— Pas de visible. Et elle a bien dit « mon » tatouage.

— Je vois.

Nouveau silence réflexif.

— Elle a un ascendant hiérarchique sur toi, elle connaît Paris et le milieu de la musique mieux que toi, analyse Agathe. Elle est clairement en position de force et, à première vue, je dirais qu'elle veut juste jouer avec tes réactions, rien de plus. Mais je peux me tromper. Elle te l'a proposé de but en blanc ?

— Non. En fait...

J'ai un absurde instant d'hésitation.

Contrairement à Lukas qui appelle sa sœur tous les soirs, je n'ai discuté des évènements de la semaine qu'avec le groupe ou SKIN. D'où un étrange sentiment d'être sur le point de divulguer un secret. Mais c'est idiot. D'une part, rien n'est confidentiel et d'autre part, Agathe est un coffre-fort. Modèle ultra-étanche, sécurité optimale. Elle peut bien se prétendre associable, elle est avant tout une amie incroyablement fiable.

Je prends le temps de tout détailler. Les découvertes croisées avec SKIN, la rancune de notre Patron sur la major Galaxy, les manigances éhontées de Decibel et la forte probabilité que nous ayons été recrutés en antithèse de SKIN.

— Il y avait donc beaucoup plus que ça, constate Agathe après m'avoir écouté religieusement. Ça change beaucoup de choses. Est-ce que ton ingé-son a l'air corruptible ?

— Corruptible ?

— Oui. Ou bien fausse. Je ne la connais pas et de mon point de vue, elle pourrait très bien mentir et inventer une histoire de toutes pièces pour t'amadouer.

— Je ne pense pas. AC a toujours été franche avec nous.

— Du moins, c'est l'impression qu'elle donne.

— Et elle n'a pas pu mentir sur son tatouage : on l'a vu dès le premier jour.

— Il pourrait être faux.

Elle est pire que parano.

— Mais pousser une préméditation jusque-là est peu probable. D'autant que ça n'a pas de sens de vous mettre dans la confidence si vous appartenez au plan. Se taire était plus simple. Comment est-elle avec Lukas ?

— Avec Lukas ? répété-je, surpris par le brusque virage mental. Ils s'adorent. Lui la vénère et elle, elle le traite en petit prince. Il n'a pas à se plaindre.

— Depuis le premier jour ?

— La première heure, même. AC adore son énergie, elle a l'impression d'avoir « un inépuisable petit soleil » à disposition.

Je passe sous silence la théorie de Lukas au sujet du tatouage. Le chanteur a parié le rangement des bagages contre Bec que c'était une licorne.

— Comme je ne l'ai jamais rencontrée, déclare Agathe, une erreur est très probable, mais je pense que ton ingé-son dit la vérité. La sincérité de Lukas a tendance à révéler l'hypocrisie des autres, or elle l'apprécie.

— Ah.

— Quant à l'invitation, ça ressemble à une marque de confiance. Le présenter comme flirt l'amuse, mais le but est différent. Plus une preuve de son sérieux. Votre label est petit, alors elle veut vous montrer qu'on vous y considère en tant qu'artistes et humains, pas seulement sources de revenus. Et puis, peut-être qu'il y a aussi une autre raison qu'elle n'a pas mentionnée.

— Une autre raison ? Quel genre ?

— Aucune idée. Ce n'est qu'une hypothèse.

Du grand Agathe.

Mais elle m'a quand même filé un sacré coup de main.

— Je comprends. Merci.

— Pas de problèmes.

— Sincèrement Agathe, merci pour tout ce que tu fais pour nous.

Obnubilé par le groupe, je me rends compte que je n'ai parlé que de moi et de mes soucis sans aucune inquiétude pour mon interlocutrice.

Si ma mère l'apprend, elle m'enterre vivant sous le tas de compost.

— Tu vas comment, sinon ? tenté-je de rattraper.

— De la même façon qu'au début de la conversation, répond Agathe et je retiens un sourire.

— Et à ce moment-là, ça allait ?

— Très bien, oui.

— Tu fais des choses pendant les vacances ?

— Je pars retrouver mes cousins demain à Lyon et on espère aller aux champignons. Je triais les photos d'une de nos balades quand tu as appelé.

— Sympa.

La dernière fois qu'Agathe a vu sa famille, elle est revenue avec une main brûlée au deuxième degré. Qui sait ce dont ils sont capables lors d'une quête aux champignons ?

Un bâillement me surprend.

Au bout du fil, Agathe ne fait aucune remarque.

— Si je vais me coucher, ça t'embête ? m'inquiété-je.

— Pas du tout. Bonne nuit Kwan.

— Bonne nuit Agathe.

Je redresse mon corps ankylosé par le sol dur et me frotte les yeux.

Comme toujours, la rationalité d'Agathe a généré autant de nouvelles questions qu'elle n'a apporté de réponses. Cependant, sa présence virtuelle m'a aussi calmé. Plus de petites voix en trop dans mes pensées, plus de tension nerveuse.

Il est temps de rejoindre Lukas au pays des rêves et des licornes tatouées. 

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