Chapitre 82
Vendredi 27 octobre 18h17
SKINNY - guitarieste de SKIN
Dans un lacis de grincements métalliques, de ronronnements de soufflerie et de mises en garde sonores, le cocon de métal du TGV s'ébranle. Le train avance lentement. Derrière le filigrane du quai reflété sur la vitre, la paume de Gis s'agite pour nous dire au revoir et s'éloigne petit à petit. J'ai le temps de distinguer les chiffres digitaux du numéro de voiture en bout de wagon, puis le train accélère et tout devient flou.
— Elle va finir en tendances Twitter , marmonne Arthur.
— Pardon ?
— Ma grand-mère. La fille en face d'elle la filmait avec son portable.
— Ah...
Comme lui, comme les membres de SKIN et sans doute, comme tous ceux qui connaissent Gis, la métamorphose opérée continue de me troubler. Brutalement, une autre personne nous est apparue, bien au-delà des vêtements symboliques et de la justesse des accessoires. L'assurance de Gis, le naturel avec lequel elle est devenue punk rescapée des mouvements peace and love après nous avoir cajolés en mamie gâteau la veille, rend impossible sa caricature. J'envie ce cran et sa facilité à jouer tous les rôles.
— Tu n'aimes pas l'attention qu'on lui porte ? demandé-je.
— Si, si, bien sûr. Enfin, ça m'est égal, disons. Mais c'est juste que... J'ai le sentiment d'avoir merdé un truc quelque part. Mais elle fait ce qu'elle veut, c'est moi qui suis idiot.
— Tu t'inquiètes, c'est tout.
Il sourit timidement.
— Merci, c'est gentil.
On remonte dans le hall principal. À notre arrivée avec Gis, mon train pour rejoindre Versailles n'était pas encore été annoncé.
— Tu ne rentres pas ? demandé-je à Arthur lorsque je remarque qu'il me suit sous le tableau d'affichage.
— Euh, non. Je pensais te tenir compagnie en attendant ton train. Enfin sauf si ça te dérange.
— Non, pas du tout. Au contraire.
Hall numéro 1, veillée par les publicités suspendues et les enseignes qui la borde, la marée de voyageurs en week-end déferle sans discontinuer. Avec elle, un brouhaha d'annonces au micro, de valises aux roues gravillonnées, de morceaux de conversations éparpillées, de cris d'enfants, d'appels impatients, de talons claqués sur le carrelage et de tous les échos des voix sous les hauteurs qui emporte autant qu'il étourdit. Ce n'est pas de la musique. C'est plus oppressant qu'un bruit de fond et plus mélodieux qu'une nuisance. Ça vibre comme une langue inconnue, un méli-mélo de sons étrangers et de mots inaccessibles.
Pour me repérer, je m'ancre au silence égal d'Arthur et profite du sillage créé par ses épaules pour traverser le labyrinthe en mouvement. Nous nous slalomons entre des inconnus aussi différents que leurs pieds entrevus me paraissent semblables, zigzaguons entre des bagages qui se confondent avec les enfants, frôlons des manteaux et des écharpes, et à chaque inspiration, redécouvrons des parfums d'eau de toilette, de sueur, de pâte feuilletée à peine sortie du four, de jeans encore humide de pluie, de graisse de lubrification, de journaux froissés et de linge séché à l'air libre. Ce n'est que parvenus sur le quai que la multitude s'apaise. Le long de la voie ferrée, les ouvertures préviennent les résonnances et les groupes de voyageurs sont plus dispersés, moins fébriles ; je respire.
— On se met là ?
Arthur désigne un banc libre contre la verrière et j'acquiesce. Une horloge synchronisée surplombe notre siège. Selon les aiguilles, il reste un quart d'heure avant le départ de mon TER. Tout va bien.
— Où habite ta demi-sœur exactement ? interroge Arthur.
— Son studio est à Versailles. Mais elle est supposée me rejoindre ici, elle passait la journée sur Paris.
— Pour ses études ?
— Non, elle allait juste voir des amis.
— Ah... Ce n'est pas à Versailles que ton père habite aussi ?
— Si. Aussi.
Ma voix est plus cassante que je ne le pensais. Les yeux verts d'Arthur battent en retraite.
— Mauvaise question, pardon.
— Il n'y avait pas de mal.
Arthur est sympa avec moi. Peut-être que sa question était gauche, mais je ne suis pas douée pour mettre les gens à l'aise non plus. Il n'y a qu'avec Matt que les silences ont du sens.
— Mon père vit à Versailles, recommencé-je, mais Juliette a pris un appartement seule après son Bac. Elle voulait être tranquille pour travailler. À la maison, avec mes demi-frères, c'est assez bruyant. Et puis, elle n'apprécie pas beaucoup mon père non plus.
—C'est sympa que tu t'entendes bien avec ta belle-sœur. Enfin, j'aurais souhaité que la situation soit plus simple, bien sûr, mais...
— Je comprends ce que tu veux dire, ne t'inquiète pas. Et oui, je sais que j'ai de la chance d'avoir Ju. C'est un peu la grande sœur d'adoption que j'ai gagnée dans le remariage de mon père. Elle aussi a souffert de la recomposition de nos familles.
Les doigts d'Arthur s'emmêlent dans la lanière de son bracelet.
— Et quand tu dis qu'elle « non plus » n'aime pas beaucoup ton père, l'autre c'est toi, n'est-ce pas ?
— Oui.
J'ai parlé en fixant mes manches. Je ne veux pas lire ce qu'il pense. Se souvient-il du colosse au sourire charmeur qui venait me chercher à la garderie de l'école primaire ? Si oui, que croit-il d'une fille qui a renié un père aussi sympathique ? Que pensait-il de mon père, lui ? L'admirait-il ? Et ses parents ? L'ont-ils effacé de leur mémoire trois ans après son départ ou bien la découverte de sa double vie et ses conséquences continuent-t-elles d'alimenter les commérages du Lann ?
— Marie !
Le cri soudain de Juliette nous surprend tous les deux et efface mes questions avant qu'elles ne creusent notre silence.
— Comment tu vas, Marie chérie ? m'embrasse ma demi-sœur dans un tourbillon d'écharpes. Tu m'as manquée, tu sais ! À chaque fois que je voyais une blonde aujourd'hui, j'étais sûre que c'était toi. Et j'en ai vu des tas : la moitié de la Suède a dû se donner rendez-vous à Saint-Sulpice !
Je souris timidement. Je crois qu'elle, sa voix forte, son incisive cassée quand elle sourit et sa familiarité m'ont manquée aussi.
— Je vais bien, et toi ? Je te présente...
— Oh pardon, salut ! coupe-t-elle en découvrant Arthur debout à côté de moi. Je n'avais pas compris que tu l'accompagnais.
Elle le scanne de haut en bas.
— Tu n'es pas Matt, constate-t-elle. Ou alors, tu as radicalement changé de style, de morphologie et de tête.
— Non, je ne suis pas Matt, confirme poliment Arthur. Je m'appelle Arthur. Enchanté.
— Juliette. Enchantée également. Tu fais aussi partie de SKIN ? Le bassiste, peut-être ?
— Je suis son frère. Mais je ne joue pas dans leur groupe.
— Tu as l'allure d'un musicien, pourtant, plisse-t-elle les yeux. Tu roules pour la concurrence, alors ?
Arthur hésite, ignorant la marche à suivre.
— Il est le guitariste de Sweet Poison, glissé-je.
— Sweet Poison, c'est ça ! Je savais que le nom me plaisait. Votre chanteur est très bon en tous cas. J'aime beaucoup ses vidéos.
— Merci, je lui passerai ton compliment, sourit Arthur. Il sera touché.
— Cool !
Le bras de Ju se glisse dans le pli de mon coude.
— Je suis ravie de t'avoir rencontré Arthur, mais on va devoir y aller : Marie a mes misères à écouter et j'en ai des tas.
— Oui, bien sûr. Passez une bonne soirée !
— Tschuss !
— Bonne soirée ! salué-je. Et merci d'être resté.
— Alors ? me presse Ju sitôt que le train démarre.
— Alors ?
Je tourne la tête. Ma demi-sœur m'a laissée la place près de la fenêtre et j'observais la bruine automnale moucheter le paysage.
— C'est officiel entre Arthur et toi ?
— Officiel entre... ? Il n'y a rien entre Arthur et moi. Qu'est-ce qui te fait croire ça ?
Elle pousse un soupir à fendre le cœur des morts.
— Marie chérie, ne fais pas l'innocente. Je te découvre en plein tête-à-tête avec un garçon qui boit littéralement chacune de tes paroles. D'ailleurs taiseuse comme tu es, il va mourir de soif, le pauvre.
Je rougis. De honte, j'aimerais m'enfoncer assez profondément dans mon siège pour y disparaître.
— Tu t'imagines des choses.
— Je ne pense pas.
— Je passe beaucoup plus de temps avec Matt qu'avec lui, tu sais.
— Oui, admet-elle. Mais quand tu parles de Matt, tu ne rougis pas.
Ma bouche s'ouvre pour protester, mais quand je vois son sourire victorieux dévoiler son incisive raccourcie, je comprends que c'est inutile. Son opinion est scellée.
— Je ne vais pas insister parce que tu n'aimes pas ça, minaude-t-elle, mais réfléchis-y ! Et sache que je reste bien sûr disponible pour recueillir tes confidences...
J'acquiesce, soulagée que l'épisode soit terminé. Ju ne revient jamais sur ses promesses.
— Ta journée s'est bien passée ? demandé-je.
— Impec ! On a surtout traîné dans un café du côté du Luxembourg, mais ça fait du bien de glander un peu. D'ailleurs, merci de me servir d'alibi pour l'apart, ce soir.
— Tu as prévenu mon père que je venais ?
— Il ne sait même pas que je dors à Versailles. J'ai dit à ma mère que je restais chez des potes.
— Je vois. Tout le monde va bien à la maison ?
Je sais que mon attitude est lâche. Éviter mon père ne résoudra pas le fossé de non-dits entre nous, mais c'est la seule solution que j'ai trouvée. La seule solution pour me préserver sans détruire un peu plus les liens familiaux.
— Comme d'hab, répond Ju en haussant les épaules. Les jumeaux sont dans leur phase « blagues stupides en duo » et c'est très pénible. Heureusement, je ne suis là-bas qu'un jour par quinzaine. Ma mère ne comprend même pas pourquoi je m'absente autant. Ton père lui n'arrête pas de me faire des blagues vaseuses sur le sujet... Mais fais pas cette tête mon chat, je vais très bien.
— Et ton père ?
Son visage se rallume.
— Il pète la forme ! Il a pas mal de travail à la menuiserie, mais il est ravi. Le chalet a vraiment de l'allure maintenant. Il faut absolument que je t'y invite !
Le village dans les Alpes où vit le père de Juliette est une petite station qui vit du ski l'hiver et des randonnées l'été. Un hameau isolé et perdu sur un flanc de montagne.
— Ce serait sympa, souris-je.
— Sûr ! Ça te changerait de la mer et du surf comme vacances. Tu pourras gratter ta guitare pour distraire les moutons et on ira se baigner dans le lac pas loin. Il faudra que je te présente une des filles du club rando aussi : elle arrive à jouer avec les marmottes, c'est trop mignon à regarder.
J'opine, rêveuse d'un séjour coupée du monde loin de l'agitation de la rame.
Lorsque le train siffle l'arrivée en gare de Versailles, ma demi-sœur se dresse aussitôt.
— J'ai préparé la pâte à crêpes en avance ce matin. Et vu la dose que j'ai mise, on va pouvoir s'éclater le bide !
Je ris.
Bien sûr, je serai incapable d'ingurgiter la moitié de ce qu'elle avalera, peut-être même incapable de remanger demain matin. Mais ça n'a pas d'importance. Ce soir, seuls compteront les sourires et la table qui nous réunira.
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Prenez soin de vous,
Anne
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