Chapitre 8 : Rêver

Mardi 5 septembre 9h26

LUKAS – chanteur de Sweet Poison

Le raisonnement par récurrence des maths a mobilisé tous mes neurones et les a rendus soigneusement emmêlés. À présent, mille et une questions remettent en cause ma perception du monde. Chacune fuse en étincelle et rebondit, paniquée, contre toutes les parfois de mon crâne ce qui emberlificote encore un peu plus mon cerveau.

Heureusement, vu la regard vide des autres, c'est plus ou moins le cas de toute la classe. À part Bec. Étant donné qu'elle a boudé toute l'heure de maths (enfin, la partie où elle était là), les conséquences du raisonnement par récurrence ne l'affectent pas. Elle a de bonnes astuces, mine de rien.

Encore un peu désorienté, je fouille mon sac à la recherche de mon emploi du temps. J'espère que je ne l'ai pas déjà perdu.

— Anglais, intervient Kwan à ma rescousse. Salle 120. Et pourquoi, tu penches autant la tête ?

— Merci ! J'essaye de remettre mes neurones à l'endroit.

Kwan fait la moue, guère convaincu par ma technique. Je devrais lui rappeler que les sceptiques n'ont jamais fait la moindre découverte.

Je bondis sur mes pieds et, sans plus de discussion, nous nous engageons tous les deux dans la cohue de l'intercours. De manière générale, j'aime bien les cours de langue. C'est plus dynamique que les sciences et les profs sont moins à cheval sur la discipline. Ça m'évite les ennuis.

Arrivé salle 120, je cligne des paupières pour me reconcentrer. Deux choses me sautent alors aux yeux. D'abord, Arthur est présent dans la classe. Ensuite, Matt aussi mais pas Skinny. De surprise, je m'arrête net, et la fille derrière moi manque de me rentrer dedans.

— Attention !

— Oups, désolé.

Elle me contourne avec un regard agacé.

Tout comme Arthur, elle n'est pas de ma classe. Ça fait beaucoup d'anomalies.

Après quelques instants d'immobilité supplémentaires, je comprends d'où vient ce pêle-mêle. En langues vivantes, nous sommes en groupes réduits. De facto, les classes se retrouvent éclatées et le haut de la liste, auquel appartient Skinny, est en cours ailleurs, tandis qu'une partie des ES nous a rejoints.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ? me demande Kwan.

— Rien. Je te laisse te mettre avec Arthur, soufflé-je, les yeux rivés sur la place vide près de Matt pendant que la fille-que-j'ai-failli-percuter a choisi la table la plus éloignée de moi possible.

Kwan a un regard circulaire sur la salle et ricane :

— Merci du dévouement ! Surtout quand c'est aussi désintéressé...

Je lui file un coup de coude dans les côtes pour le faire taire. Il rit, mais il rejoint Arthur quand même. C'est tout ce que je lui demande.

J'ai conscience de mon ridicule envers Matt. N'importe quel collégien aurait plus de maturité face à son coup de cœur et je n'ai aucune excuse valable à fournir. C'est juste Matt. Matt et sa silhouette souple et masculine. Ses yeux sombres. Son sourire de saint qui fait bondir mon estomac et cette douceur dans son calme qui rend mes mains moites. Je visionne régulièrement les chansons de SKIN postées sur Youtube juste pour profiter du timbre grave de sa voix. J'adore lire son écriture dans les mots qu'il laisse au local même s'ils ne concernent rien d'autre que la musique. Les railleries de Bec sur le sujet n'ont aucun effet. Je suis irrécupérable, emprisonné sous le charme du chanteur de SKIN.

Le gothique s'est assis au deuxième rang. Malgré mon allégresse, je me force à marcher pour le rejoindre. Arrivé à sa hauteur, j'offre mon air le plus innocent et désigne la chaise libre à côté de lui.

— Je peux m'assoir ?

Un doute m'assaille. Et s'il refusait ? Normalement, c'est impossible. Matt est serviable avec tout le monde. Pourtant, ma certitude vacille.

— Bien sûr ! sourit-il.

L'éclat de ses dents blanches et alignées me frappe avec la délicatesse de la foudre, et seul un miracle m'épargne l'infarctus.

— De toute façon, je ne te laissais pas le choix, ajouté-je avec malice en tirant le siège et m'installant.

Pour lutter contre toutes les émotions, je laisse mon cerveau surexcité raconter ce qui l'arrange.

— Une réponse d'un label et on joue les divas, Lukas Vrakritz ? me taquine-t-il.

Je ris. Quelque chose dans son flegme est apaisant. Je suis connu pour mon excitation permenente, mais, près de lui, il m'est moins difficile de rester tranquille.

Ses yeux noirs me fixent un instant avant qu'il déclare :

— Tu sais, on réfléchissait à toutes ces nouvelles avec Skinny ce matin, et on trouvait que, de nous huit, tu serais le plus adapté à un rôle de grande star.

— Hein ? Et toi, alors ?

Matt est déjà adoré par l'ensemble du lycée. Skinny le lui a forcément fait remarquer, s'il est trop humble pour le reconnaître.

— J'ai un aspect trop sombre, sourit-il. Toi, tu as une sorte d'énergie lumineuse qui accroche le regard. Tu peux emmener les autres par cet éclat.

Mes joues chauffent sous le compliment. Je baisse les yeux, touché par sa sincérité.

— Wow... Merci.

— Pas de soucis.

Devinant mon embarras, Matt se racle la gorge et prend un ton plus léger pour relancer.

— Supposons que ça doive se réaliser, tu n'aurais aucun caprice de diva ?

— Ah...

Revigoré, je réfléchis un instant. Les trouvailles originales sont mon rayon.

— Je pourrais avoir des idées, oui.

— Du genre ?

— Un jour, j'aimerais essayer de chanter en solo et expérimenter une performance avec des danseurs. J'imagine bien un tableau avec des hommes aux physiques différents qui sont unis sur une même choré. Un peu comme les Claudettes avec Claude François.

Matt éclate de rire. Plus beau son au monde. Rien que pour cette musique, je me réjouis de ne pas réfléchir avant de parler.

— Désolé, s'excuse-t-il. J'aime beaucoup le concept, c'est juste ta comparaison... J'ai visualisé les Claudettes au milieu d'un concert rock et... ça ne cadrait pas trop.

— J'ai pas dit que j'allais chanter Barracuda ! Je suis sûr qu'on peut faire ça bien en mettant en valeur des profils atypiques.

— Pardon, se reprend-il. Vraiment, désolé. Surtout que j'aime vraiment l'idée de diversité.

— C'est pas grave.

D'une part, je sais qu'il est sincère. De l'autre, je suis incapable de lui en vouloir de toute façon. La colonie de papillons nichée dans mon ventre me le rappelle bien assez.

— Et toi ? contre-attaqué-je. Que ferais-tu de ta célébrité ?

— Vrakritz !

Le prof ! Je l'avais complètement oublié celui-là.

— You are in English class. If you want to talk, at least, do it in English, please.

Je bafouille un sorry Sir, confus et me replace face à mon pupitre. Ma pause discussion est terminée.

Notre nouvel enseignant d'anglais se présente et explique les objectifs de l'année et du Bac à venir. Je fais tout mon possible pour rester tranquille sur ma chaise. Mon énergie débordante a tendance à assommer ou irriter mes voisins, et je ne voudrais pas embêter Matt qui écoute. Tout le monde sauf lui. Alors, je ruse. Je me mords la langue pour m'empêcher de parler et me concentre sur les fines tresses de la fille devant moi pour ne pas bouger. Je dois rester sage.

Au bout de quinze interminables minutes, mon immobilité menace d'exploser et je suis en apnée, mais, enfin, le prof se tait après avoir donné pour consigne d'échanger par binômes sur nos dernières vacances. Soulagé que mon supplice soit terminé, je fais le quart de tour le plus rapide de l'histoire pour me tourner vers Matt. Les fossettes de mon voisin se creusent, amusées par ma réactivité, mais il ne commente pas.

— Qu'est-ce tu as fait cet été ? interroge-t-il dans la langue de Shakespeare, conformément aux instructions.

— En juillet, on a surtout répété avec Sweet Poison et réussi à se produire dans un petit festival, expliqué-je. En août, je suis parti randonner en Corse avec mes parents et ma sœur. Et toi ?

— Quelque chose de similaire. On est parti sur quelques jours avec SKIN pour jouer. Et pour la famille, c'était Bordeaux chez nous, pas la Corse.

— Tu as surfé sur l'Atlantique ?

Je sais que Skinny et lui se rendent régulièrement sur la côte nord pour chevaucher les vagues.

— Oui, j'en ai profité. On a fait quelques sorties au large aussi, c'était nice.

— Est-ce que tu restes habillé dans le même style sur la plage ?

Ses yeux cerclés de noir s'arrondissent d'étonnement, avant que son sourire ne les fasse briller. Il est magnifique.

— Je reste maquillé. Mais j'évite les chemises et vestes longues en plein soleil.

— Et tes bijoux ?

— Quelle curiosité !

— Désolé.

— Ne t'excuse pas. Comme mes chemises le cache le plus souvent, j'ignorais que les gens les remarquaient.

Je rougis. Par hasard, j'ai découvert ses bracelets pour la première fois il y a deux ans, dans les vestiaires de sport. Hors de question de lui dire qu'il m'est arrivé de l'admirer à la dérobée.

— Je suis observateur, éludé-je.

Tu parles, Charles.

— J'ai peur de les abîmer avec l'eau salée donc non : pas de bracelets les jours de baignades.

— Logique.

Il replace une de ses mèches sombres et sourit.

— D'autres questions ?

Je prends un instant pour réfléchir.

— Euh... oui, encore une. Tu aimes beaucoup la mer, n'est-ce pas ?

— Énormément, oui. Pourquoi cette question ?

— Les paroles de Break The Sea.

— Oh... Tu serais un fan secret de SKIN ?

— Eh ! Ne va pas t'imaginer des choses !

Et surtout pas la vérité. Que je m'intéresse à leurs chansons parce que c'est lui qui les a écrites.

— Je te taquine, rit-il. C'est normal qu'on connaisse les titres les uns des autres.

J'opine, rassuré. Puis me souviens d'un détail :

— Sauf Bec.

— Bec ?

— Je ne crois pas qu'elle connaisse vos chansons. Elle ne prend déjà pas la peine d'apprendre les paroles des nôtres...

— Ça n'étonne qu'à moitié bizarrement, s'amuse-t-il. Mais pour en revenir à notre titre sur la mer, c'était une demande de Skinny.

Skinny. Logique qu'elle lui demande un sujet sur l'océan puisqu'ils y surfent ensemble. La guitariste blonde n'est jamais très loin quand on parle de Matt. Bien qu'ils jurent ne pas en être un, tous les deux se comportent comme un petit couple depuis des années. La façon dont ils viennent ensemble au lycée est tellement mignonne.

Je ne suis pas jaloux de Skinny. Ou juste un tout petit peu. Elle est la personne la plus proche de Matt et cette position me fait rêver, mais c'est tout. Skinny est une fille adorable. Toujours gentille. Entre son talent de musicienne, sa beauté délicate et sa sagesse, elle a tout pour plaire. Et ça, c'est un bon point. Un très bon. Parce que si Matt n'est jamais tombé amoureux d'une fille aussi irréprochable depuis toutes ces années, c'est que, peut-être, aussi faible soit-elle, un énergumène comme moi pourrait l'intéresser. Et ça, ce serait la meilleure des nouvelles. 

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