Chapitre 71 : Mer amère

Mercredi 22 Octobre 15h05
HADRIEN - batteur de SKIN

               Les jours d'enregistrement au studio s'enchaînent. Progressivement, chacun y prend ses marques, ses habitudes. Le midi, nous déjeunons dans le quartier mais Gwen aime passer du temps avec les techniciens avant la reprise. De mon côté, je discute beaucoup avec Bernard, l'ingé son. Sa façon de nous conseiller et de s'organiser m'en apprend énormément. Pour nous amuser, Bernard raconte aussi ses anecdotes sur les artistes loufoques qu'il a rencontrés au fil des années d'expérience. Comme cette chanteuse de cabaret, qui, inspirée par Aretha Franklin, refusait de se séparer de son sac à main sur scène par peur de se le faire voler. Il y avait aussi le trio de chanteurs Mai Boisé, avec qui Galaxy a rompu son contrat mais perdu gros en procès, lorsqu'elle a compris que tous les titres du groupe avaient un double sens. Bernard ne nous partage que des histoires joyeuses. Pourtant, on sent parfois dans sa voix que d'autres artistes au destin bien moins drôle, lui reviennent en mémoire. Aucun de nous ne l'a poussé à en dire plus, mais ça n'a pas vraiment d'importance. On sait tous ce qui pourrait nous arriver. Le business de la musique est dangereux pour les musiciens. Surtout lorsqu'ils débutent avant même d'être majeurs.

— On se fait une pause ? me propose Bernard.

Il s'est déjà mis debout, impatient de prendre sa dose de nicotine. L'interdiction de fumer placardée au mur est son seul regret au sujet de cette pièce.

— J'ai remarqué qu'aucun de vous ne fumait. C'est bien ça.

— Et économique, précisé-je.

Il hoche la tête, de connivence.

— Bon allez, soyez sages ! On se retrouve tout de suite.

Matthieu, qui vient d'enregistrer, baille et s'étire avant de jeter un œil vers Marie.

— Ça te dit qu'on aille chercher un café ? J'ai besoin de me réveiller.

Il sait qu'il a interdiction formelle d'en boire avant de chanter, mais puisque qu'il a terminé, je ne dis rien.

— Ok, répond la blonde.

— Gwen ? Hadrien ?

— La flemme de bouger, grogne notre benjamin.

— Non, merci.

Après avoir laissé passer notre ingénieur du son en train de rouler sa clope, la porte se referme une nouvelle fois derrière Marie et Matthieu.

Gwendal, les jambes allongées devant lui comme un cow-boy au saloon, consulte son portable. Je n'engage pas la conversation. Le chaise face à l'ordinateur de contrôle est vacante et m'intéresse davantage. Je m'y installe sans le moindre scrupule, constatant avec amusement que l'assise a gardé la chaleur de son précédent occupant.

— Qu'est-ce que tu fous ? se redresse aussitôt Gwendal.

— Je vérifie quelque chose.

J'attrape la souris et l'écran sort de sa veille pour me ramener au bureau.

— Je rêve ou tu enfreins les règles, là ? Hadrien, tu es sûr que tout va bien ?

L'air aussi ébahi que si j'étais en train de télécharger L'Anarchie pour les Nuls en édition détaillée, Gwendal se rapproche de moi.

— Le seul règlement expressément indiquer ici est de ne pas fumer, lui rappelé-je.

J'ouvre l'arborescence de fichiers, faisant mes recherches via le nom du groupe et les premiers, ouvrant un tas d'onglet divers.

— J'en reviens pas... Je te savais vicieux, mais là... Tu as conscience que tu es en train de fouiller dans un PC qui appartient à ton employeur ?

— Chut, répliqué-je, les dents serrées.

Il obéit, mais continue d'observer tous mes gestes.

À force de clics, je finis par tomber sur un fichier nommé « Maquette_Break_The_Sea ». Je l'ouvre. Une suite logicielle se lance et commence à charger lentement. Je patiente et tente en parallèle de comprendre vaguement comment fonctionne ce mastodonte du mixage. Les quelques tutoriels que j'ai visionnés avant notre départ sur Paris ne me sont d'aucune utilité ; je saisis à peine la moitié des termes utilisés ici. Ça n'a pas d'importance, cependant. Seul une commande m'intéresse aujourd'hui, il suffit que je trouve le bon bouton dans les divers menus.

— Qu'est-ce que tu fous ? chuchote Gwendal comme si qui que ce soit nous observait.

— Tu vas comprendre. Tais-toi et ouvre tes oreilles.

J'ai débusqué mon Saint-Graal. Je bascule la sortie son en extérieur et clique sur l'icône.

Depuis le simple haut-parleur du PC, les premières notes de Break The Sea s'élèvent. Ou plutôt de ce qu'on l'on nommait Break The Sea.

— Qu'est-ce que cette pop ? s'exclame mon voisin, dont la colère a tué toute peur de se faire prendre.

Il s'est levé, le visage rougi, tant il est furieux.

— Ce que je craignais. Un son lissé.

La mélodie de Break The Sea est là, la voix de Matt chargée d'espoir et de force n'a pas bougé. Mais tout ce qui pouvait passer pour plus dur, lui, ce qui nous rapprochait d l'esprit rock, lui, a disparu, happé par une sage conformité. Le résultat est bon. Excellent même, quand on sait que les parties ont été enregistrées hier. Cependant, ce Break The Sea n'est plus notre chanson.

— Lissé ? s'énerve Gwendal. À quel moment, j'ai signé pour être membre de U2, moi ? C'est pas ça ce qu'on fait nous, hors de question que ce soit qui sorte !

— Calme-toi.

— Parce que tu cautionnes cette horreur, en plus ?

— Non, je ne cautionne pas. Mais tu n'es pas obligé d'insulter U2 pour autant.

— Je leur présente toutes mes excuses s'ils peuvent m'arranger cette chose commerciale.

Il se rassoit, dents serrés.

— Parce que c'est commercial comme changement. Admets-le.

Je fixe l'écran où la démo d'une minute trente de Break s'est depuis longtemps arrêtée.

— Je l'admets. C'était ce que je redoutais dès le départ en signant avec Galaxy.

— Decibel, rectifie Gwendal.

— Ne joue pas les idiots, s'il te plaît. Galaxy a le pognon, Galaxy dirige

La porte s'ouvre dans notre dos et fait sursauter Gwendal. Je m'y attendais. Le pas est lourd et accompagné d'une odeur de tabac froid, je sens presque le sourire de l'ingénieur apaisé après sa cigarette dans mon dos. Ça m'arrange qu'il revienne le premier, je préfère être au calme pour expliquer la situation à Skinny et Matt.

Je pivoter mon fauteuil vers Bernard et lui demande d'un ton glacial :

— Où est Zahia ?

La détente se fane sur son visage.

— Zahia ? Elle est absente. Pour... pourquoi tu veux la voir ? Et qu'est-ce...

— Quand est-ce qu'elle revient ? coupé-je.

— Lundi ? Oui, lundi c'est ça. Elle est chez Galaxy, aujourd'hui et demain. Vendredi, elle part sur Londres je crois. Mais qu'est-ce qui...

Je me lève. Je n'ai pas le mètre quatre-vingt-dix de Jules, mais avec dix centimètres de moins, je reste impressionnant.

Je désigne son écran où le mixage de Break The Sea est resté ouvert.

— Il y a des choses dont nous souhaitons discuter. Ça ne va pas impacter les sessions d'enregistrements prévus, mais que Notre son soit mixé de cette façon sans nous prévenir, me semble une erreur à rectifier dans les plus brefs délais.

Les yeux sur son PC, il hoche la tête

— J'ai eu des consignes si c'est de ce titre dont vous parlez. Tout l'album ne sera pas ainsi si c'est la question.

Il se laisse tomber dans sa chaise, las.

— Mais il y a une chose qu'il faut que vous compreniez, tous. Je t'ai parlé de Zahia et de son ambition. Tu ne me croiras peut-être pas, mais elle aime profondément la musique. Sauf que si elle veut couper l'herbe sous le pied de Galaxy, elle ne peut pas tabler sur un rock pur.

— C'est notre musique ! proteste Gwendal. Vous n'avez pas le droit d'en faire ce qui vous arrange pour des histoires d'argent !

Bernard s'apprête à lui répondre mais je le devance.

— On verra ça avec Zahia lundi. Dis-lui de nous prendre un créneau.

L'ingénieur acquiesce. Je ne réponds rien à Gwendal. Aucun de nous deux ne souhaite montrer nos divergences en public. Cependant, il lit dans mes yeux ma question : croit-il que c'est un hasard si l'avance que lui a versée le label était plus importante que celle de son frère ?

La porte s'ouvre de nouveau pour le retour de Matthieu et Marie.

— Un souci ? demande notre chanteur, très calme.

— On vous détaillera ce soir. On reprend l'enregistrement normalement pour le moment.

Il ne me conteste pas. Lui non plus, ne va montrer le moindre signe de division. Néanmoins alors que l'on se remet à nos postes, j'entends Gwendal souffler pour lui-même.

— J'ai l'impression de prostituer ma musique.

Et à ça, je n'ai rien à répondre. 

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