Lundi 4 septembre 21h24

HADRIEN – batteur de SKIN

Je sors mon PC de veille et lance le chat Discord. J'ai donné rendez-vous à SKIN sur la messagerie à la demie. Par expérience, je sais qu'ils ne seront pas en avance, mais je préfère disposer de quelques minutes de marge sur les autres. Ça évite qu'ils se dispersent avant d'avoir commencé.

21h25. La liste de contacts a fini de charger et ma prédiction est vérifiée. Seul Matthieu est en ligne.

Je fais craquer les jointures de mes phalanges, puis ouvre le bloc-notes sur lequel j'ai rappelé les points à aborder lors de notre mini-réunion. Je réfléchis à ce qui pourrait y manquer.

Lorsque je l'ai reçue, la réponse positive de Decibel Sounds m'a fait l'effet d'un séisme. Difficile de croire à cette bonne nouvelle tombée du ciel. Que ce soit moi qui ai géré les envois de nos maquettes ne le rendait pas plus facile à réaliser. Ma surprise était telle qu'il m'a fallu plusieurs minutes avant de transférer le mail au reste du groupe.

L'intérêt d'un label pour un simple groupe de lycéens est une opportunité inestimable. Très peu bénéficient d'une telle proposition. Certes, nous avions mis toutes les chances de notre côté. Aucun de nous quatre n'a compté les heures passées à répéter. Pas plus que le nombre de fois où nous avons dû corriger nos compositions, rejouer en boucle les mêmes lignes, nous tromper, peaufiner les détails, recommencer encore et encore. Aucun de nous ne s'est plaint que le ratio entre les quelques minutes d'euphorie sur scène et les longues angoisses pour concilier le groupe avec le reste de notre vie, soit très inégal. SKIN s'est créé parce que ses membres avaient besoin d'une échappatoire sur la réalité. Nous avions dans nos vies quelque chose à fuir impérativement. Dans mon cas, les conséquences irréversibles d'un accident. Pour tous, la musique était un refuge. C'est la raison pour laquelle nous lui avons donné toute l'énergie qui nous restait. Cependant, des passionnés, le monde du son en est rempli. La dévotion ne garantit pas de charmer des professionnels.

Ces considérations mises bout à bout, la réponse positive devient d'autant plus précieuse. En particulier quand, cerise sur le gâteau, le label intéressé est géré par la titanesque maison de disques Galaxy.

Galaxy est un nom qui impose le respect. Même auprès d'un non-initié, le nombre considérable d'artistes connus et reconnus ayant été produits par la major, suffit pour comprendre que l'on a affaire à un mastodonte du marché. Qu'ils soient prêts à promouvoir SKIN est un immense honneur qui laisse rêveur.

Je reste cependant lucide. D'abord parce que c'est mon caractère, ensuite parce que c'est nécessaire. S'associer à un tel poids lourd promet de formidables avantages en termes de visibilité, mais annonce aussi, surtout pour des jeunes artistes comme nous, la possibilité d'une liberté de création plus réduite et une part plus importante accordée à la communication. Un droit de regard invasif sur nos compositions serait pénible. Tout comme l'idée qu'on doive se conformer dans un personnage. Néanmoins, si Decibel Sounds — le label de Galaxy — était dans notre liste à contacter, c'est, peut-être par excès d'optimisme, que nous acceptons le risque. Bien qu'à l'époque, avoir le retour une major nous paraissait aussi inaccessible que la ligne privée du Premier ministre.

En amont de notre réunion en ligne, les autres membres de SKIN avaient pour mission d'informer leurs parents (ou a minima l'un des deux dans le cas de Marie) du retour positif d'un label et de confirmer leur accord. Nous sommes tous les quatre encore mineurs. Le consentement des représentants légaux est donc obligatoire pour espérer signer un contrat.

Pour ma part, la question est réglée depuis longtemps. J'avais l'aval de mes parents dès le moment où j'ai évoqué mes recherches sur les producteurs à contacter. Cohérents, ils n'ont pas exprimé de réserve ce soir, juste des félicitations et des vœux de prudence. Je gère les affaires de SKIN en autonomie depuis le début et, déjà avant l'accident, j'étais plus responsable que mon frère et ma sœur aînés réunis avant mon accident. J'ai beaucoup de défauts mais je suis sérieux.

Je repasse sur la liste de contacts disponibles. Il est 21 h 35 et toujours pas de Gwendal, ni de Marie. Le premier pourrait avoir des soucis avec sa famille notamment ; la seconde, ça m'étonnerait.

21h36, connexion de notre guitariste. Bien, une sur deux.

21h37, RAS.

21h38, toujours pas de Gwendal en vue.

21h39, je lui laisse trente secondes avant d'appeler sur son fixe. L'amour propre des gens les pousse généralement à corriger leur erreur après avoir eu droit à mon coup de fil sur le téléphone familial.

21h39 et 22 secondes : notre benjamin est là. Heureusement pour lui, parce que j'avais déjà composé son numéro.

Gwendal : Re / Hello !

Gwendal : Alors, qui ramène le champagne ?! 😉

Vous : @Gwendal Tu es mineur, donc tu ranges tes fantasmes de beuverie une veille de cours dans le même placard que tes nuits d'amour avec Jennifer Lawrence et tu te concentres. On doit discuter pour l'instant.

Si on veut arriver à quelque chose ce soir, je dois maintenir l'ordre.

Gwendal : Ok...

Matthieu : Attends @Hadrien, on a eu une nouvelle énorme-là. Laisse-nous profiter un peu et détends-toi

Marie : @Gwendal On pourra faire un truc soft après la répèt' demain, si tu veux. 😊

De toute évidence, ni Matthieu, ni Marie n'ont compris que je ne les convoquais pas pour organiser une fête.

Vous : On verra ça plus tard. Soyez présents demain, ce sera déjà bien.

Gwendal : On est TOUJOURS là. Devant ce manque de confiance, je vote une révolution pour qu'on change de chef

Matthieu : Tu le mériterais ce soir Hadrien, +1

J'ignore leurs remarques.

Vous : Personne n'a eu de soucis avec ses parents ?

Matthieu : Aucun

Marie : Non plus

Gwendal : Nope

Gwendal : Par contre, j'ai THE scoop...

Vous : On finit ça d'abord.

Gwendal : Ok.

Matthieu : Tu te charges de répondre au label ?

Je retiens un rictus qu'il ne peut pas voir. Croit-il sérieusement que j'avais envisagé de laisser la communication avec une major à un ado de seize ans dopé aux hormones, une anxieuse chronique ou lui qui s'habille en tenue de deuil quotidiennement ?

Vous : Oui. J'ai déjà donné un accusé réception et ils m'ont répondu qu'ils auront quelqu'un dans la région le week-end du 20 septembre. Étant donné qu'on joue le samedi soir, il est prévu que l'agent vienne se faire un avis en live et nous explique les détails de leur proposition.

Gwendal : Eh, ça veut dire qu'ils ont consulté notre site ??

Vous : Bien sûr. J'avais transmis l'Instagram aussi pour qu'ils se fassent une idée de notre public.

Gwendal : La classe ! J'espère qu'ils ont vu les photos des festivals de cet été

Matthieu : @Skinny On va pouvoir laisser tomber la surenchère de photos avec Lukas. Déçue ?

Marie : ...

Vous : Si c'est capital pour la survie du groupe, vous détaillez. Dans le cas contraire, vous verrez ça plus tard.

Leur histoire ne m'intéresse pas, je veux juste qu'ils se reconcentrent.

Matthieu : Il y avait d'autres choses urgentes à traiter ?

Vous : Ma liste est terminée. Néanmoins, peut-être que l'un d'entre vous à quelque chose à signaler avant que l'on ne se sépare ?

Gwendal : Moi, j'ai un truc à signaler.

Vous : On t'écoute.

Si c'est une nouvelle idée de révolution, il me fera cent pompes demain avant de toucher sa basse.

Gwendal : Sweet Poison a aussi reçu une réponse positive de la part d'un label.

Mon premier réflexe est de vouloir que Gwendal répète. Une façon stupide, mais instinctive, de vérifier la véracité de son commentaire. J'attends quelques secondes. Notre benjamin n'ajoute rien, signe qu'il ne plaisante pas.

Réponse positive pour Sweet Poison. Je ne l'avais pas vue venir, celle-là. Deux tremblements de terre dans la même journée, c'est beaucoup. Surtout pour une région non-sismique.

Vous : Tu connais le nom du label ?

Matt : Wow, c'est génial pour eux !!

Marie : Je suis trop contente ! Bravo à eux ! Félicite ton frère de ma part. :D

Matthieu : L'incroyable hasard !

Gwendal : @Skinny Je transmettrai 😉

Gwendal : @Matthieu N'est-ce pas ?

Vous : @Gwendal Ma question, s'il te plaît.

Pour les congratulations, je laisserai un mot sur le tableau du local ; j'ai un pressentiment plus urgent à vérifier.

Gwendal : Ah oui pardon ! Great Wave, apparemment.

Great Wave.

J'ouvre aussitôt une barre de recherche pour taper le nom. Quelques secondes suffisent à m'apprendre ce que je voulais. Je lâche mon clavier et bascule ma tête contre mon dossier pour réfléchir.

Great Wave est un label indépendant. À première vue, aucun lien, même ténu, avec la maison de disques Galaxy. Pourtant, quelque chose cloche.

Sweet Little Poison Called Love ; SKIN.

Great Wave ; Decibel Sounds, propriété de Galaxy.

Quelle est la probabilité que deux groupes d'ados issus de la même ville perdue aient une réponse le même jour, aux mêmes heures, par deux labels différents, soit une pure coïncidence ? Assimilable à nulle. Les labels ont pris le temps de regarder nos sites Internet. On ne propose pas à un groupe de les signer, et donc à investir pour eux, sans se renseigner. De là, rien qu'avec le nom de famille identique des frères Genêt, la connexion entre Sweet Poison et nous est évidente. L'hypothèse de l'incroyable hasard ne tient pas.

Mais, si on suppose le lien connu, comment est-ce possible d'avoir une réponse simultanée de ces deux labels qui n'ont pas de relation ? Galaxy joue dans la cour des grands et sa puissance s'étend au niveau mondial. Great Wave est un label indépendant dont les moyens sont certainement beaucoup plus limités. J'ai le sentiment de résoudre un puzzle dont les pièces maîtresses manquent. Un élément essentiel m'échappe. Aucun indice ne se dégage des mails stéréotypés que l'on a reçus. Je patine dans le vide et ça m'agace.

Marie : Hadrien, tu es toujours là ?

La discussion a continué sans moi. Ils ne s'inquiètent de rien. Dans toute notre conversation numérique, j'ai noté qu'aucun n'avait montré de méfiance vis-à-vis de l'ogre Galaxy et de son amour connu de l'argent. Pourtant, Gwendal est le premier à monter au créneau contre le manque d'humanité. Peut-être qu'il considère que cette entorse à son éthique est un sacrifice nécessaire. Ou bien, il n'a pas encore réalisé à qui on avait affaire. Je doute que la musique soit le seul critère de recrutement pour Galaxy. Les physiques de Marie et surtout de Matthieu ont pu aussi jouer un rôle le choix de la maison de disques de nous garder.

Matthieu : @Hadrien Un souci ?

Gwendal : Allo Hadrien Hegelson, ici l'incontournable SKIN, comment pouvez-vous nous encore nous ignorer ?

Vous : Rien, je réfléchissais. Tu devrais essayer, @Gwendal.

Vous : Il me reste des trucs à faire ce soir. @Marie, est-ce que ça t'embêterait de venir un peu plus tôt demain, j'ai quelques questions/suggestions sur la compo que tu m'as envoyée ? Les autres, à plus

Marie : Non, pas de soucis. Je serai là vers 17h 30. Bonne nuit !

Gwendal : Bonne nuit ? Il dort cinq heures par nuit, je te rappelle. C'est plutôt bonne branlette qu'il faut lui souhaiter. @Hadrien, ne nous fais pas croire que tu croules sous boulot dès le jour de la rentrée.

Je ne prends pas la peine de relever. Les hormones sont dévastatrices.

Vous : @Marie Merci. Bonne nuit à tous.

Matthieu : A+ Hadrien

Je ferme l'application.

L'écran de veulle de portable me notifie d'un message et j'y jette un œil. Un sms de félicitations de ma sœur aînée. Malheureusement pour Daphné, je n'ai pas le temps de la remercier maintenant. Je l'appellerai dans la nuit.

Je reviens sur ma page Google et y tape Le petit Dernier, nom du bar où nous jouons le week-end où est prévu la rencontre avec l'agent de Decibel Sounds. Je fais défiler le fil d'actualité de leur site sans m'arrêter aux posts sur les happy hours à venir et remonte jusqu'à la publication de la programmation musicale du mois de septembre où nous sommes mentionnés. La théorie de la miraculeuse coïncidence des réponses de labels, déjà sérieusement menacée, subit un nouveau revers : Sweet Poison y joue le même soir que nous.

Je pousse un soupir. Désormais, le sort en est jeté. En espérant que nous connaîtrons un sort plus favorable que César in fine.