BEC' (suite directe du précédent)

Je file un doigt d'honneur à l'imbécile et son voisin tandis que Jules m'empoigne par le bras pour m'entraîner vers la sortie du bar. 

— Je peux marcher seule, tu sais ? Pas besoin que tu me tiennes la main !

Ce géant m'ignore et nous passons la porte du bar sans qu'aucun fan de foot ne nous prête attention. Une fois à l'extérieur, il lâche enfin mon poignet. Je me dégage et frotte mon articulation libérée avec un regard noir. D'autant qu'une espèce de bruine s'est mis à crachiner. Jules a autant le sens du tête-à-tête qu'une poule asthmatique.

— Je vais finir par croire qu'Hadrien a raison, déclare-t-il avec une teinte d'amusement, tu ne peux pas t'empêcher de te mettre tout le monde à dos, même ton public, hein ?

— Mon public ? répété-je en calant mon dos contre le mur de granit.

— La clientèle du bar.

L'idiot que je viens d'insulter. Dans mon public. Je comprends où il veut en venir, et son sourire mesquin m'exaspère.

— T'es content de ta vanne ? grogné-je. J'y peux rien si les supporters de foot ont 5 de QI en moyenne.

— C'est toujours un régal de te parler, Bec', rit-il en croisant les bras.

Ce mec est insupportable. À passer sa vie avec Hadrien, il s'est immunisé contre toutes les formes de mauvaise humeur.

— Bon, tu me voulais quoi ? lâché-je. Si c'est pour coucher ensemble, attends la nuit tombée, je n'ai pas envie de voir ta tronche aujourd'hui.

— Non, je ne veux pas plus coucher avec toi que d'habitude. J'ai seulement besoin de te parler.

Vous sentez l'annonce chiante qui va suivre ? Je m'ennuie déjà.

— À quel sujet ?

— Lukas.

J'appuie mon talon contre le mur. Je sens que ça va être long.

— Quoi Lukas ? C'est le cul de mon chanteur que tu veux ?

Il lève les yeux au ciel.

— Pas plus que du tien. Question subsidiaire : tu comptes faire le tour de ton groupe pour savoir qui je veux me taper ?

— Non, je m'en contrefous. Tu lui veux quoi à l'hyperactif ?

Le visage de Jules se referme en une expression sérieuse.

— Il se fait draguer par le serveur.

Tout ce tintouin pour ça ? Même moi, je l'avais grillé à dix lieux.

— Et donc, t'es jaloux ?

— Non. Lukas ne m'intéresse pas, je te l'ai déjà dit.

— Où est la problème alors ? C'est le serveur que tu veux ?

— Non, il ne m'intéresse pas non plus mais c'est bien de lui dont je veux te parler. Le serveur est un bourreau des cœurs. Il n'y a rien d'illégal, mais ce n'est pas un compliment pour autant. Or, ton chanteur est sentimental, Bec'. Ne le laisse pas entre les mains de ce mec.

Je fixe les pupilles de Jules. Ce géant faisant deux têtes de plus que moi, je frôle le torticolis, mais je peux malgré tout sonder son regard mortellement sérieux.

— Ok, ok, abdiqué-je. Explique-moi juste un truc avant : pourquoi c'est à moi que tu t'adresses ? Je ne suis pas connue pour mon expertise en amour.

— Parce que même si Hadrien me parler régulièrement de vous, tu es la seule que je connaisse dans ce groupe.

Il n'a pas tort. Jules n'est pas dans le même lycée que nous et il n'a emménagé dans le village il y a seulement deux ans. Pas de kermesses de maternelle embarrassantes en commun.

Il se trouve que — bien malgré moi — je suis une des premières personnes que Jules a connues dans la région. Parmi les dernières tentatives de mes parents pour me « recadrer », il y a eu le bénévolat forcé en maison de retraite l'été. Quatre semaines à arroser de la peau fripée. Et quel volontaire, en tant qu' « Éclaireur de France¹ », était mon preux binôme ? Dans le mille, le grand devant moi. Avec qui je dois remettre le couvert tous les Noël pour le repas des anciens.

— Je ne sais pas si s'occuper de petits vieux est le début d'une relation saine, répliqué-je.

— J'ai appris que tu n'aimais pas la purée de carottes. C'est un début.

Je grimace. Faire manger cette masse gélatineuse orange à nos petits vieux, c'est l'ultime preuve que notre société s'en cogne des personnes âgées.

— Même toi, tu ne l'as jamais finie, rappelé-je.

— Touché. Mais le sujet n'est pas là. Je m'inquiète vraiment pour Lukas, je connais assez Jérémy pour...

— Jérémy ? le coupé-je.

Il serait gentil de présenter les larrons dans son histoire.

— Le serveur, explique-t-il. Il est sympa, mais il est joueur. Surtout avec le cœur des ados.

— Lukas aussi aime jouer. Tu l'as déjà vu interpréter Kill Me sur scène ?

Jules soupire, un peu agacé. Sachant qu'il fréquente Hadrien quotidiennement, son capital patience est très au-dessus de la moyenne. Cette histoire doit sacrément le turlupiner, le loustic.

— Bec', t'es crue et froide, mas tu n'es pas stupide. Tu sais parfaitement de quoi je parle. Lukas adore aguicher. Pas jouer avec ses sentiments. Il est sensible et tu en as conscience, ta réaction au tag de votre local en est la preuve. Alors je te le redis, ne laisse pas quelqu'un comme Jérémy s'approcher de lui.

Donc ce psychopathe d'Hadrien balance toutes nos histoires à Jules. Sacré duo.

— Lukas est dingue de Matt depuis des années et psychopathe de meilleur ami le sait, contré-je. Arrête ton numéro.

— Justement. Il n'a pas affirmé être passé à autre chose dernièrement ?

— Il se ment à lui-même. Et puis, je n'en sais rien, moi je suis pas psy !

Jules retient un nouveau soupir. Il se rapproche de moi pour résumer :

— Écoute, retiens juste ça : Jérémy n'est pas Matt. Matt ne blesserait jamais quelqu'un volontairement. Mais Jérémy est incapable de s'attacher à quelqu'un. Tout ce qui l'attire, c'est la nouveauté, le jeu, le challenge. Les ados aux yeux rêveurs. Une fois l'étincelle passée, il fuit.

— Tu es sûr que tu n'en es pas amoureux de ton Jérémy pour en savoir autant ?

— Le sujet n'est pas moi, assène-t-il sans ciller. Je sais tout ça parce que la serveuse qui discutait avec Kwan, Stéphanie, habite dans ma rue et faisait partie des Éclaireuses.

— Ok ça va, j'ai compris.

Il me sonde puis, ayant sans doute trouvé dans mes prunelles ce qui l'intéresse, se recule.

— Et maintenant, dis-je, non que je n'adore pas la biographie de tes voisins Jules, mais je peux rentrer ?

— Tu lui parleras ?

Vous savez pourquoi je hais les sentiments ? Regardez toutes ces merdes que ça nous crée.

— Je lui causerai. Mais tu ferais mieux de prévenir Matt, il n'écoute personne d'autre.

Jules réfléchit un instant puis acquiesce.

— J'en toucherais deux mots à Hadrien s'il faut. Mais ce serait plus simple que ce soit toi qui aborde le sujet en premier. C'est clair ?

— Oui Jules. Comme tu l'as fait remarquer, je suis pénible mais pas stupide. J'ai entendu du premier coup.

— Merci Rebecca.

— Bec, grondé-je. Pas Rebecca. Et tu le sais très bien, connard.

Il m'adresse un clin d'œil tandis qu'il passe la porte du bar dans l'autre sens.

C'est ça, retourne voir ton foutu match.

J'espère que l'En Avant Guingamp va perdre ce soir. Ça apprendra à Jules à me faire chier pour des histoires de cœur. Parce qu'elle va être belle la conversation avec Lukas !

Samedi 11 Octobre 23h26
ARTHUR - guitariste de Sweet Poison

— Philippe, tu ramènes les ados, pas vrai ?

Papa, prêt à aller se coucher, n'a pas l'air ravi que Mamie le prenne pour un chauffeur. Mais, au sommet de son art, ma grand-mère n'a pas bu que de l'eau au repas. Mon père n'a pas d'autre choix si on veut éviter à Lukas, Kwan et Bec' rentrer à pied.

Il soupire. Ma mère étant couchée depuis plus d'une heure, il est fichu.

— Je vais m'en occuper, oui. Arthur, Gwen, aidez votre grand-mère à débarrasser la table.

— Ouais, râle mon frère. Laissons l'esclave s'occuper des restes.

— Gwendal... , menace mon père.

— C'est grâce à moi qu'on a mangé déjà, je vous signale, réplique-t-il en se levant malgré tout.

Serviable, Kwan se redresse à son tour.

— T'inquiète, je vais vous aider.

— Bien. Je sors la voiture dans cinq minutes, le temps de trouver une paire de pompes, marmonne mon père.

— On va tous s'y mettre pour aller plus vite dans le rangement, s'exclame Lukas avec un grand sourire, et puis, ce sera amusant comme ça !

Sa bonne humeur me contaminerait presque. Seul Lukas peut s'extasier sur l'idée de s'occuper de la vaisselle sale. Bec' grogne.

Kwan tend les couverts usagés au chanteur.

— Tiens regarde comme c'est merveilleux. Mets-ça dans la cuisine.

Mais Lukas, fourchettes et couteaux en main, s'exécute avec zèle.

Kwan se met à rire en empilant les assiettes.

— S'il n'était pas aussi bruyant, je crois que j'essayerais de l'adopter, me commente-t-il à l'oreille.

— Ne le dis pas trop fort, chuchoté-je. Ça donnerait des idées à ma grand-mère.

Il regarde Mamie, qui a gardé le blouson de Lukas sur les épaules et son rire repart.

Arrive alors une chose à laquelle je ne m'attendais pas : Bec' se dirige à son tour dans la cuisine. Or, trois ans de Sweet Poison m'auront appris au moins une chose : Bec' ne dépense pas le moindre gramme d'énergie sans raison.

Intrigué, j'attrape un saladier et la suis.

Lukas s'est déjà attelé à la vaisselle et chantonne les mains dans l'eau chaude. Il n'entend pas arriver la batteuse qui lui tapote l'épaule.

— Un souci ? sourit-il.

— Tu feras gaffe avec le serveur de La Belle Equipe, répond-elle d'un ton neutre.

Lukas, aussi surpris que moi de l'attitude de Bec', s'appuie contre l'évier.

— De quoi tu parles ?

— Message de Jules à ton attention : le serveur est connu comme joli-cœur, gare à tes fesses et tes sentiments. Je ne fais que transmettre. 

Je doute que le meilleur ami d'Hadrien l'ait formulé comme ça, mais je l'admire déjà pour avoir réussi à imposer quelque chose à Bec'. Je pose le saladier sur le plan de travail dans leur dos sans même chercher à être discret. L'un comme l'autre, ils n'ont jamais compris le principe de secret.

— Ok, répond Lukas un peu perplexe. Merci pour son conseil alors.

— Je ne suis pas La Poste. Si tu veux t'adresser à l'antivirus, tu lui mets un message comme tout le monde.

— Je n'avais pas l'intention de retourner le voir si ma vie sentimentale t'intéresse tant que ça, répond Lukas en déposant un verre mouillé à côté de lui.

— Fantastique, commente-t-elle d'une voix atone en sortant son portable. 

Or, c'est précisément parce que Lukas a dit ne pas vouloir revoir le serveur que je commence à m'inquiéter. Nous ne sommes pas sortis des ennuis. 

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1) Éclaireuses et Éclaireurs de France : version laïque des scouts

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Coucou, 

Vous allez bien ? Comment se sont passées les épreuves pour ceux en Bac cette semaine ? :) 

Je n'ai pas grand-chose à ajouter cette semaine, mais une bonne nouvelle devrait arriver dans une quinzaine de jours.

Prenez soin de vous, 

Anne