Chapitre 5 : Subtilité et Mail

M :Lundi 4 septembre 18h 13

MATT – chanteur de SKIN

— Tu vas chez ta copine dès ce soir ? lance mon frère.

Je me tourne vers le canapé où mon aîné est affalé. Encore en vacances cette semaine, Enzo comate devant une rediffusion de Kaamelott, le chat de la famille couché sur son ventre. L'attitude idéale pour préparer ses neurones à la rentrée, selon lui.

— Je passe voir Skinny, oui.

Je ne précise pas que Marie et moi ne sommes pas ensemble, mon frère le sait parfaitement.

— Vous perdez pas de temps, vous les jeunes, commente-t-il en grattant les oreilles du félin endormi. Faites attention à ne pas être trop bruyants, ok ? Moi, je suis ravi pour vous, mais Maman et Papa n'ont peut-être pas envie de savoir que leur corbeau chéri se découvre...

Je lève les yeux au ciel. Enzo a beau avoir vingt ans, il a gardé l'humour d'un ado de treize. Sans répondre à la provocation, je ramasse mon portable et informe :

— J'ai remonté des croquettes pour le chat.

— Ah, merci. La Bestiole miaulait tout à l'heure, mais j'avais la flemme de descendre.

Il regarde l'animal roulé en boule et ajoute :

— Si ça se trouve, il se plaignait juste que je lui manquais trop.

— Ça ne fait aucun doute.

— Au lieu de me railler, tu n'as qu'à faire véto l'année prochaine. Comme ça, on sera fixés sur les pensées de La Bestiole et, toi qui ne sais pas trancher, ça t'évitera de te casser la tête. Sauf si, bien entendu, tu penses que ton truc, c'est plus jouer au docteur...

Enzo est une cause perdue.

Je laisse mon frère à ses allusions subtiles et sors pour aller toquer de l'autre côté de la haie, chez Skinny.

Ma famille a emménagé en Bretagne il y a trois ans, suite à une mutation de ma mère. En plein mois de décembre, nous avons débarqué de Paris pour venir nous perdre dans la campagne d'une commune de sept mille habitants où nous ne connaissions personne. Ni moi, ni mon frère ne nous sommes plaints. Avoir la mer à moins d'une demi-heure signifiait qu'on pourrait aller surfer quand on voulait et ça nous suffisait. Je savais qu'intégrer un collège en cours d'année, surtout avec mon style vestimentaire atypique, pouvait être difficile, mais je n'appréhendais pas. Et la suite m'a donné raison : ma classe de troisième m'a accepté dès la première semaine.

Skinny, elle, a toujours plus ou moins vécu ici. Au divorce de ses parents, sa mère a obtenu sa garde et la maison pendant que son père se mettait en ménage avec son ex-maîtresse et leurs enfants. Madame Parme, qui venait d'abandonner le patronyme Huissier, est la première personne que nous avons aperçue à notre arrivée. Elle relevait son courrier et nous avait timidement salué sans chercher à engager la conversation. « On va pouvoir faire des grosses soirées à la maison, elle va être cool comme voisine » avait affirmé Enzo, ravi. Les « super fêtes » de mon frère ont plutôt coincé avec nos parents, mais Enzo avait raison sur un point : la gentillesse de Madame Parme. Cette femme est d'une douceur rare.

Pour ce qui est du père de Skinny, je ne l'ai croisé que quelques fois, mais c'est sans doute mieux ainsi. Il n'a jamais caché son mépris pour moi et je le tiens en partie responsable de l'ancienne anorexie physique de sa fille. Qu'il reste à l'écart arrange tout le monde.

La porte d'entrée s'ouvre devant moi et Skinny apparait dans l'encadrement. Pieds nus, elle me sourit :

— Je nous faisais chauffer un thé, entre !

— Tu es parfaite.

Elle rit pendant que je referme la porte. Les soirs où on ne répète pas, Skinny et moi nous retrouvons après les cours pour bosser et discuter ensemble. C'est notre tradition.

Je la suis jusqu'à sa chambre. La pièce où dort Skinny est simple, surtout fonctionnelle, assez neutre. La décoration n'évoque aucun thème en particulier. Les seuls clichés accrochés sont un portrait sépia de Joplin, une ancienne affiche de Scorpions et une photo de groupe de SKIN prise après un concert. Le reste de ses affaires est rangé dans des tiroirs ou dans sa bibliothèque d'où rien ne dépasse.

Assise en tailleur sur son lit, Skinny improvise une ballade à la guitare. Ses cheveux blonds caressent l'éclisse tandis qu'elle laisse courir ses doigts sur les cordes. Skinny n'est jamais aussi détendue que lorsqu'elle joue. De mon côté, j'ai emprunté sa chaise de bureau et je parcours une biographie de BB King trouvée sur les étagères. Certains soirs, je travaille mes paroles pendant qu'elle joue, mais je ne les ai pas prises aujourd'hui.

Arrivé à la fin de mon chapitre, je referme le livre et le repose à sa place. Skinny n'a pas bougé, le visage toujours tourné sur son instrument.

— Tu as discuté avec Lukas aujourd'hui ? demandé-je.

— Non, pourquoi ?

— Je l'ai croisé à midi. Il m'a clairement expliqué que, si d'ici la fin de la semaine le nombre d'abonnés Instagram de Sweet Poison était encore inférieur à celui de SKIN, il va attaquer en postant des photos dénudées de lui.

Les doigts plus fébriles, Skinny accélère son tempo.

— Il en serait capable.

— Je crois aussi. Je lui ai dit que chez nous, c'est toi qui renchérirais s'il le fallait.

Les joues de Skinny virent au rouge.

— Je doute qu'il t'ait cru.

— Qui sait ? C'est Lukas. Il n'avait pas l'air de trouver ça impossible si tu veux tout savoir.

Elle secoue la tête.

— On a beaucoup d'avance sur eux ?

— Je n'ai pas regardé, avoué-je. Mais assez pour toucher l'ego de Sweet Poison, apparemment.

Notre concurrence est plus un jeu qu'une rivalité. Plouguénac compte moins de dix mille habitants, mais deux groupes de musique peuvent s'y baser sans étouffer. Jusqu'ici, nous ne nous sommes jamais marché sur les pieds.

Mon portable vibre contre ma cuisse. Par réflexe, je le saisis et allume l'écran de veille qui indique un sms reçu.

— Quelqu'un que je connais ? demande Skinny en posant sa guitare.

— Hadrien.

Je trace mon code pour ouvrir le message.

— Il me demande comment s'est passé notre rentrée. Qu'est-ce que je lui réponds pour toi ?

— Ce que tu veux.

— Ce que je veux ? répété-je en fronçant les sourcils. Qu'est-ce que j'ai raté, aujourd'hui ?

Aucune réponse. Je lève les yeux. Jusqu'ici détendue, je m'aperçois que ma voisine s'est brusquement contractée.

— Skinny ?

Regard fuyant, elle tire sur ses manches.

— Rien, c'est juste l'exposé d'histoire. Je suis avec Rebecca.

— Ah...

Les présentations m'étaient complètement sortis de la tête. Mais contrairement à Skinny, je ne suis pas anxieux et ma binôme n'est pas la reine du franc-parler. Me mordant la lèvre, je réfléchis un instant.

— Tu sais, je ne pense pas que Bec t'embêtera.

Skinny fait la moue, peu convaincue.

— Je suis sincère, insisté-je. Elle n'a rien à y gagner. Peut-être qu'elle ne bossera pas beaucoup, mais ce serait idiot de te déranger alors que c'est toi qui fais le boulot. Or, Bec n'est pas stupide.

Elle hésite, puis reconnait :

— C'est vrai.

Ses épaules se relâchent un peu. Je ne suis pas assez naïf pour croire qu'elle a désormais confiance en Bec, mais mon raisonnement l'a convaincue qu'elle devrait se tenir tranquille.

Je me renfonce dans le fauteuil.

— Pour Hadrien, si je réponds que « bien », ça te va ? Si je mentionne Bec, il est capable de venir au bahut pour l'enfermer dans un placard.

— Ok pour ta réponse, mais arrête de dire n'importe quoi, rit-elle.

J'envoie mon message sans contredire. Pourtant, s'il jugeait qu'elle menace la sérénité de notre guitariste blonde, Hadrien serait capable de faire expulser Bec du lycée. Skinny est la protégée de notre leader. S'en prendre à elle, c'est signer son arrêt de mort.

Hadrien met moins de deux minutes à répondre.

Bien. Consulte ta boite mail. On en rediscute tout à l'heure.

Le style lapidaire est typique du batteur. Il va à l'essentiel. En revanche, le « tout à l'heure » me fait tiquer. Hadrien réagit toujours dans la minute, pourquoi ce délai ? Curieux.

— Qu'est-ce qu'il y a ? m'interroge Skinny ayant perçu mon air troublé.

— Il me demande de regarder mes mails. Une idée de la raison ?

— Non. On n'a fini aucune compo récemment.

Je bascule sur ma messagerie courriel. L'application indique un e-mail non lu d'Hadrien Hegelson, mais c'est un forward. De plus en plus intrigué, je clique pour l'ouvrir.

Cher Monsieur Hegelson,

Suite à l'écoute de votre maquette et la consultation des liens transmis, nous avons le plaisir de vous informer que les productions de votre groupe ont retenu notre attention et que nous serions intéressés pour vous rencontrer afin d'évoquer la possibilité d'une suite en commun.

Avec l'expression de nos meilleurs sentiments,

Decibel Sounds

Ma main se met à trembler et malgré ma vision brouillée, je me force à relire le message. « intéressés pour une suite » et « Decibel Sounds » me sautent aux yeux. Tout sonne vrai.

— Matt ?

Une silhouette se lève.

Je ne réagis pas et parcours une nouvelle fois le message pour vérifier que je n'hallucine pas. Rien n'a bougé. De l'entête à la signature, tout semble authentique.

— Ça va ?

Une main sur mon épaule.

— Matt ? Tout va bien ?

Je bouge enfin et redresse la tête. Debout face à moi, Skinny s'inquiète.

L'envie de la serrer dans mes bras à lui en casser trois côtes me traverse.

— Tu commences à me faire peur. Qu'est-ce que c'était ?

Je saisis la main posée sur ma chemise, la ramène entre nous et y glisse mon portable. Perdue, Skinny se laisse faire.

— Lis. Tu vas comprendre.

Son regard hésite à me lâcher, mais elle prend le téléphone et s'exécute.

Lorsque — quelques secondes plus tard — elle a terminé sa lecture, elle me dévisage un moment puis, la voix incertaine, murmure :

— C'est... c'est ce que je crois ?

— Ça y ressemble beaucoup.

Une réponse positive d'un label. La possibilité de signer pro. L'hypothèse d'un album. Nos rêves sur le point de se réaliser dans les quelques lignes du mail de notre leader.

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