Chapitre 44 : Plainte et jugement


Mardi 7 octobre 8h55
HADRIEN - batteur de SKIN

Je dépose mon billet de retard sur le bureau sans un mot. Les petits yeux fouineurs du prof de physique se plissent à la mention évasive du « Justifié » apposé par la vie scolaire. Je ne dis rien. Vexé de ne pas pouvoir assouvir sa curiosité déplacée, il m'indique les rangées de table et je vais rejoindre Jules qui a eu la gentillesse de me garder une place.

— Pourquoi tu es en retard ? m'interroge-t-il immédiatement en décalant son manuel.

Je ne suis pas encore assis qu'il ne peut s'empêcher de répéter la question qu'il m'a déjà envoyée deux fois en une demi-heure. Messages auxquels je n'ai pas répondu, il est vrai.

— Tu as regardé Insta hier soir ? demandé-je en sortant mon trieur.

— Après que tu m'as demandé de faire de la pub auprès des filles du contemporain ? Naturellement.

Jules fait partie des rares personnes qui savent que l'indicatif est obligatoire avec la locution après que. Je crois que c'est la principale raison de notre amitié.

Je sors un stylo et réponds.

— Donc, tu as vu le post commun sur le tag. À ton avis qui est passé déposer plainte ce matin ?

— Le batteur dont je suis le « confident officiel » ?

— Dans le mille.

Jules retient un rire.

— Et c'est-ce que tu as dit ça à la vie scolaire ? Pardon du retard, j'étais chez les flics ? imite-t-il. La CPE a dû en recracher son café !

— Il n'en était pas loin, en effet.

— On est passé à deux doigts du scandale, se marre-t-il.

J'esquisse un sourire. Le brillant Hegelson se révélant être un petit délinquant, sûr que ça aurait fait jaser. L'administration aurait mis une semaine à s'en remettre.

Je regarde les numéros d'exercices écrits un tableau et m'apprête à les entamer, mais Jules est d'humeur loquace.

— J'ai vu en commentaire la mention comme quoi vous comptez laisser une partie du tag, c'est courageux de votre part.

— C'est le choix de Lukas, expliqué-je en cherchant une feuille vierge. C'est sûrement lui qui était visé.

— Même, je trouve ça bien. Encore plus si vous acceptez de partager le fardeau. La paix entre vos deux groupes pour une cause.

Jules qui philosophe. Avec des platitudes pareilles, il devrait songer à se faire éditer.

— Ça me rend vachement fier de vous, tu sais ? reprend-il.

— Parce que tu es devenu notre père à tous durant la nuit ?

Mon voisin soupire avec emphase.

— Hadrien, le jour où tu découvriras que toi aussi, en tant qu'humain, tu as des sentiments, ce sera un miracle pour cette planète.

— Si tu le dis. En attendant, rends-moi un service s'il te plaît, demandé-je en me souvenant d'un détail.

— Je t'écoute. Même si vu ta tête, ça ne va pas me plaire.

— Le prochain qui parle de Marie en tant que « la blonde bonne », tu lui casses la gueule de ma part.



Jeudi 9 octobre 10h 20
LUKAS - chanteur de Sweet Poison

Je déverrouille mon casier. Sa position au ras du sol le rend tout sauf pratique même en absence de cohue. Les jours de bousculade, ça vire au cauchemar. Accroupi, je marmonne un juron en y balançant mon sac de cours.

Je suis sur les nerfs. Ce qui est très rare chez moi. Et d'autant plus bizarre que je viens de réaliser mon rêve en passant chanteur pro le week-end dernier. Mais, j'ai des circonstances atténuantes.

L'incident du tag sur notre local a fait le tour du lycée en un rien de temps. Dès le mardi midi, tout le monde — profs compris — était au courant des détails. De mon côté, j'encaissais le choc de me faire insulter dans mon sanctuaire. Heureusement, grâce à l'heure d'anglais avec un Matt plus enjoué que jamais et Bec' qui a râlé sans discontinuer pendant les maths ma légèreté naturelle était presque de retour lors du déjeuner.

Presque. Parce que ça, c'était sans compter sur le reste du bahut.

Désormais avertie de ce qui s'était passé, la moitié des élèves s'est mis en tête de me regarder avec un regard plein de pitié pendant que l'autre échangeait des chuchotements désolés sur mon passage. J'ai eu droit à des « Mon pauvre » et « Je n'aimerais pas être à ta place » tout l'après-midi et la prof d'espagnol m'a plus ou moins fait comprendre qu'elle craignait que je me suicide. Sans les fous rires de Kwan qui tenait les comptes du nombre de personnes que mon « triste sort » apitoyait, j'aurais fini par en claquer un. Alors que je hais la violence. Leur mièvrerie m'a rendu fou.

On pourrait penser que je devrais être content de récolter ce genre de réactions plutôt que du dégoût. Ça ne marche pas comme ça. La vérité, c'est que je n'ai jamais caché mon homosexualité. Quiconque me pose la question a droit à une réponse honnête. Les homophobes n'ont rien découvert et aucun n'aurait eu le cran de remettre en cause mon nouveau statut de martyr du lycée.

Deux jours après l'incident, mon agacement peine à redescendre même si personne n'est venu me casser les pieds ce matin. Un nouveau scoop finira bien par me remplacer.

Mon dos craque tandis que je me redresse face à la colonne de casiers. Il me reste une heure à tuer d'ici le déjeuner et je n'ai pas l'intention de la passer à travailler.

— Ça va ? me demande Kwan, surgi dans mon dos.

— Ouais ouais, éludé-je. Tu fais quoi pendant l'heure de perm ?

Il a la gentillesse de ne pas insister sur mon humeur.

— Je pensais rejoindre Bec' au CDI, répond-il, tu viens ?

— Bec' au CDI ? répété-je, pas certain d'avoir bien entendu.

— Ouais, rit Kwan, elle semblait motivée pour découvrir de nouvelles contrées.

L'image insolite pique ma curiosité ; je lui emboîte le pas.

En chemin, on tombe sur Agathe, une fille passionnée d'informatique et qui arrive à être encore plus étrange que moi. Kwan la convainc de venir avec nous et on se pointe tous les trois autour de la table que Bec' a choisie. Pieds sur la chaise à côté, notre batteuse feuillette un ancien numéro de Phosphore.

— T'es comme les Chinois Kwan, déclare-t-elle en guise de bonjour, tu débarques toujours avec ton groupe de touristes ?

— C'est ça, réplique-t-il. Dis-moi, pourquoi tu tiens un magazine entre tes mains alors que tu ne sais pas lire ?

— Y'a un reportage sur les mères mineures, répond-elle en tournant la page.

— En quoi ça te concerne ?

— Tu es enceinte ? m'exclamé-je.

C'est le problème avec les gens ronds, impossible de savoir. Mais notre batteuse lève les yeux au ciel :

— Oui de toi. Des jumeaux en plus. Je pensais les appeler Tic et Tac, t'en penses quoi ?

Agathe éclate de rire. Enfin, c'est plus un aboiement qu'un rire mais c'est l'idée.

— Trop drôle Bec', marmonne Kwan. Pourquoi tu lis ce genre de trucs ?

— J'étais énervée. Je voulais des stats sur les mecs qui se barrent pour insulter quelqu'un légitimement.

— Et ?

— Rien ! soupire-t-elle. Même pas un Dylan ou un Kévin irresponsable. Non, j'ai droit qu'à des témoignages de meufs heureuses de se coltiner un mioche. Je pense qu'ils les inventent, ça pue le faux témoignage.

— « Se coltiner un mioche », cite le bassiste. Tu es en grande forme toi.

Bec' lève un œil vers lui.

— Tu es fils unique Kwan. Dans ma famille, il y en a deux après moi, crois-moi ça te passe l'envie de t'en faire un à toi. Surtout s'il faut qu'il se tape l'ADN d'un ado boutonneux.

— C'est mignon les enfants, fais-je remarquer.

J'ai un faible pour les bouilles des gamins. J'adorais m'occuper de ma sœur lorsqu'elle était petite.

— C'est ça, me répond Bec' en tournant sa page. Sauf que t'auras beau te faire tringler tous les soirs Lukas, tu ne tomberas pas enceinte.

J'avale ma salive de travers. J'ai beau fréquenter notre batteuse depuis des années, il y a toujours un moment où sa grossièreté me laisse sans voix.

Kwan cogne la table du poing et je sursaute.

— Putain Bec' ta gueule ! s'énerve-t-il.

— Quoi ? Tu es choqué chaton ?

— On se tape des tags homophobes et toi tu ne trouves rien de mieux que... ça !

— Il n'a qu'à arrêter de me dire des conneries.

— Tu n'es vraiment qu'un mufle.

— Et un obèse et malpoli avec ça, précise-t-elle en tournant une nouvelle page de son magazine.

Je pourrais me vexer. Je sais que je devrais. Je devrais aussi la remettre à sa place. Deux choses me retiennent. D'abord, je n'aime pas gronder les gens que j'aime. Surtout que Bec' sait trop bien me faire rire pour que je reste sérieux. Ensuite, il y a l'indicent de lundi soir. Bec' était dans une fureur noire lorsqu'elle a découvert le local. Pour moi, c'est la preuve qu'elle ne laisserait jamais personne d'autre qu'elle-même me sortir ce genre de phrases. Alors je laisse couler et ne réplique rien.

— Et toi la geek ? reprend notre batteuse. Qu'on finisse le tour de table, c'est quoi ton avis sur les gamins ?

Agathe, que j'avais un peu oubliée dans sa discrétion, hausse les épaules.

— C'est un instinct biologique, ce n'est pas anormal de souhaiter fonder une famille. Mais c'est aussi un désastre écologique.

J'en reste bouche bée. Jusqu'à ce que Bec' hurle de rire. (Ce qui nous vaut un regard furieux de la documentaliste, assise à son bureau. )

— Wow, là t'en as ramené une bonne Kwan !

Agathe ne se vexe pas. La remarque venant de Bec', elle ne compte peut-être pas.

— Arrête d'insulter tout le monde, s'il te plaît, lui répond-il avec un regard noir.

— Je constate la Corée, je constate juste.

La drôle d'amie de Kwan fronce les yeux.

— Tu devrais éviter ce genre de surnoms, Rebecca, déclare-t-elle. C'est malsain.

Je me tourne vers elle, interdit. Qu'est-ce qui lui prend ? Je n'avais jamais vu de tentative de suicide en vrai.

Je m'écarte légèrement de notre batteuse pour éviter de roussir sous le feu du dragon.

— Je t'avoue que ton avis ne m'intéresse pas vraiment, la geek. Park est assez grand pour râler tout seul. Pas la peine de jouer les chevaliers servants. Et afin que tu ne restes pas avec une question sans réponse : oui, tu peux m'appeler la grosse ou la baleine si ça te chante. Merci de me foutre la paix maintenant.

Agathe encaisse la tirade assassine sans ciller. Elle semble même songeuse face à cette réplique cinglante.

— Bon Bec', intervient Kwan, pour une fois que j'invite une personne à notre table, tu peux éviter de toute faire qu'elle se barre en courant ?

— J'ai un rang de garce à tenir. Si tu veux draguer, va ailleurs. Moi, je lis ce passionnant article sur Zoé qui s'inquiète de ne pas avoir ses règles à seize ans.

— Bec' !

— Quoi ? fait-elle avec innocence.

— Tu me soûles.

— Rien de nouveau en somme.

Un doute germe dans mon esprit. Il draguait vraiment la geek là ? Avec Bec' à moins d'un mètre ? Au CDI ? Peut-être qu'il souhaite que je l'aide du coup.

— Bec', on peut les laisser en tête-à-tête s'ils préfèrent.

— Pardon ? bondit Kwan.

Ah non. Visiblement, ce n'était pas le but recherché.

— Qu'est-ce qui t'arrive la Corée ? ironise Bec'. Toi non plus, tu n'as pas tes règles ? Le journaliste dit qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter mais que tu peux prendre rendez-vous chez le gynéco si ça te rassure.

— Je parlais à Lukas, la coupe-t-il.

Je baisse les yeux sur la table en formica.

— Désolé. Je... je croyais que Bec' était sérieuse.

— Depuis quand est-ce qu'elle dit le moindre truc sérieux ?

Il s'enfonce dans sa chaise. Visiblement, son moment sympa entre potes a un peu pris du plomb dans l'aile.

— Jamais, admets-je. Désolé Kwan. Désolé Agathe.

— Je n'allais pas me taper un tête-à-tête avec toi de toute façon, le blond, commente Bec'. T'es bien trop chiant.

— Je n'ai rien dit ! protesté-je.

— C'est parce que tu n'as pas encore vu qui était derrière nous.

Je me retourne. Mon geste vif n'est pas vraiment contrôlé et la trousse de Kwan vole de la table avec mon bras.

Je comprends à quoi fait référence notre batteuse. À trois mètres de nous, Matt, Skinny, Élise et un autre garçon de la classe sont assis. Mon radar ne voit donc que Matt.

— Ouais moi aussi, je trouve ça bien que tu enseignes le vol plané à ma trousse Lukas... marmonne Kwan entre ses dents.

Je tente de calmer mon pouls. Malgré la promesse du chanteur de SKIN de m'inviter au restaurant, je refuse catégoriquement de m'imaginer quoi que ce soit. Je dois rester fidèle à ma parole sur ma prise de recul.

Après une grande inspiration, je ramène les yeux vers mon groupe.

— Je ne vois pas le rapport Bec'.

Notre batteuse part dans un rire si tonitruant que la moitié du CDI se tourne vers nous. La documentaliste nous jette de nouveau un regard outré, l'index posé sur ses lèvres fuchsia.

— Tu vois pas le fucking rapport Lukas ? rit-elle à voix haute. Tu vois pas le fucking gothique derrière nous peut-être ?

Je baisse les yeux, mortifié à l'idée que Matt l'ait entendue.

— Si, je l'ai vu, chuchoté-je. Mais je...

— Pourquoi tu tiens absolument le mettre mal à l'aise ? intervient Agathe qui faisait ses maths sans se soucier de nous depuis plusieurs minutes.

— Parce que c'est un pro pour parler en permanence des mecs sur lesquels il fantasme, lui explique Bec'. Et que j'ai assez soupé de la perfection de Saint-Matthieu pour ne pas m'offusquer d'un tel mensonge.

— Je suis passé à autre chose, affirmé-je en la coupant.

Agathe lâche ses équations pour reporter son attention sur moi. Ses yeux se fichent dans les miens et j'ai la désagréable sensation qu'elle peut sonder tout mon cerveau grâce à ses prunelles. Puis, elle se détourne en direction de Matt et fait plusieurs fois la navette entre nous deux. Finalement, elle déclare d'une voix posée mais incontestable :

— C'est faux.

Cette fois, Kwan accompagne Bec' dans son fou rire.

Et on se fait virer du CDI.


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Désolée pour la longueur de ce chapitre, il ne m'était pas possible de le couper. J'espère qu'il vous aura plu malgré tout.

Prenez soin de vous,

Anne

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