Chapitre 12.5
Samedi 9 septembre 21h58
GWENDAL – bassiste de SKIN
Hadrien est odieux. Il est déjà condescendant envers toute la planète en temps normal mais aujourd'hui, il se surpasse. Être le mec le plus intelligent de la région le prive de toute modestie.
Je voulais juste vérifier que la nouvelle majorité de mon frère renforçait l'ascendant qu'on lui donne sur moi, en dépit de notre faible écart. Sauf que notre leader suprême n'était pas d'humeur aux études sociales et a préféré ironiser sur mon âge. C'est incroyable ce qu'il peut être pénible quand il s'y met.
Énervé, j'écrase conscieusement du talon des morceaux de chips tombés au sol. Ça fera des miettes pour les piafs.
Un des conseils de mon frère pour gérer les accès d'humeur ou mauvaises passes est de s'absorber dans une tâche plaisante afin de se distraire. Hors de la musique, lui pratique la cuisine. Puisque, par définition, il n'y a rien à faire dans une soirée, je vais devoir me rabattre sur l'observation de mon environnement.
D'abord, les transats de Camille sont confortables. Moelleux et accueillants. Je ne suis pas un expert en salon de jardin, mais, les yeux fermés, c'est agréable d'y être assis. Par contre, il ne faut ouvrir les paupières parce que la déco est atroce. Le mauve-fuschia de la matelassure et les nains de jardin sont d'un kitsch passable d'une amende.
Kwan stoppe mon bilan sur l'aménagement en surgissant de la maison. L'air heureux comme si trouver une place libre était une bonne surprise, il s'installe dans la chaise longue à côté de moi.
— Salut !
— Salut.
— Wow, tu en fais une tête ! constate-t-il. Tout va bien ?
— Ouais. Juste Hadrien qui est relou.
— Ah...
Il allonge ses jambes.
— Ça doit être une caractéristique de batteurs, alors. Je viens de voir Bec engueuler François parce qu'il prenait trop de temps aux toilettes. D'une part, il a peut-être de très bonnes raisons d'y rester aussi longtemps, et d'autre part, elle peut utiliser celles de l'étage, c'est la baraque de sa meilleure amie, elle ne risque pas de se perdre.
Hadrien ou Bec ? Un dilemme qui équivaut à trancher entre la peste et le choléra. Au final, le résultat, c'est toujours de gros ennuis.
— On est foutus. On peut pas se passer de batterie dans nos morceaux.
— On est foutus, confirme Kwan.
Avoir la compagnie de Sweet Poison au local est une bonne chose. Notre situation étant aussi rocambolesque que la leur, on peut se serrer les coudes entre deux catastrophes.
— Tu connais bien les parents de Camille ? changé-je de sujet.
— Pas plus que ça. Sa mère est experte-comptable et son père, flic. Pourquoi ?
J'indique un nain de jardin qui promène sa brouette dans le parterre de bégonias.
— Je voulais savoir lequel avait pu acheter ce genre d'horreurs.
— Sa mère, rit Kwan. Elle a des goûts... rétros, mais elle est sympa.
— Mmh...
« Sympa ». C'est vrai qu'elle aurait aussi pu exposer sa céramique peinte côté rue.
Il y a peut-être pire comme passion que les nains de jardin, mais je suis sûr que ses adptent bénéficient quand même d'une section dédiée en Enfer. Une pas loin de ceux qui disposent des statues d'art contemporain dans les parcs.
— Et tes parents à toi, ça va ? retourne Kwan. Arthur m'avait prévenu que vous arriveriez plus tard. J'en déduis que votre mère bosse toujours le dimanche ?
— Ouais, toujours. D'où le repas avec elle et le paternel, le samedi soir. Tradition oblige.
— Il y a pire comme tradition familiale.
En tant que meilleur ami de mon frère, avant que les groupes ne bouffent toutes nos soirées, Kwan venait régulièrement chez nous se régaler des galettes-crêpes qui constituent le rituel du samedi soir.
— Surtout, ajoute-t-il, qu'ils ont l'air plutôt supporters chez vous : j'ai appris que même votre grand-mère était emballée par les réponses des labels.
— « Emballée » est un euphémisme.
Mamie a soixante-treize ans. Sauf qu'au téléphone lundi soir, on avait perdu le soixante.
— Elle a, je cite : « hâte qu'on soit en top des ventes » et veut « savoir à quelle date il fallait qu'elle réserve les billets pour Bercy ».
Kwan éclate déjà de rire pendant je poursuis.
— Quand j'ai osé faire remarquer qu'Arthur et moi étions dans deux groupes différents, elle a répliqué que le show-business n'avait pas intérêt à me rendre égoïste.
Le rire de mon voisin redouble.
— Comment tu peux te plaindre ? Elle est géniale comme fan ! Je serais ravi de la rencontrer, moi.
— S'il n'y a que ça, t'en fais pas. Elle devrait débarquer dès qu'elle pourra.
Je suis têtu, mais Mamie est un maître à penser en la matière. Sa nouvelle obsession pour notre musique est partie pour durer. Un constat qui inquiète d'ailleurs le paternel. Mamie est majeure et titulaire du permis, difficile de l'arrêter.
— Ils sont tous aussi motivés dans ta famille ?
— Non, juste elle. Sa sœur, ma grand-tante, est plutôt du genre à hurler à l'envahissement de la France chaque fois qu'elle voit une personne de couleur à la télé.
— Aïe. Elle connaît Hadrien ?
— Non. Pas la peine de déclencher une guerre civile.
Le seul avantage de cette tarée de Lucille, c'est qu'en comparaison, n'importe qui passe pour un saint aux mille vertus. Même Hadrien.
— Et chez toi, qu'est-ce qu'ils en ont dit ?
Kwan se racle la gorge.
— Eh bien, les parents étaient contents et Kuchi m'a fait la fête. Mais tu connais ma chienne, pas sûre qu'elle ait compris de quoi je lui parlais.
— J'imagine. Et le reste ?
À part ses parents, toute la famille de Kwan vit en Corée du Sud. Être les seuls expatriés du pays ne doit pas être facile tous les jours.
— Comme ma cousine se tient au courant de nos actualités, elle a été la première à me féliciter. Les autres ont suivi, bien sûr, mais disons que...
Sa voix hésite.
— Disons que neuf mille bornes de distance, ce n'est pas rien et que ça se sent un peu. La culture et l'industrie musicale sont différentes. Quand on aura des choses plus officielles à montrer, ce sera plus facile pour eux de réaliser et de se sentir concerné.
— Je comprends.
— Surtout que la plupart imagine qu'on chante en français. Or les interprètes français qui y sont les plus connus sont Piaf et Bref. Les autres n'ont pas vraiment réussi à traverser le contient. J'ai essayé de préciser qu'on jouait plus du punk-rock que de la variété et que Lukas chantait en anglais, mais je ne crois pas que ça ait trop marché.
C'est à mon tour de rire.
— Donc, ils s'attendent à ce que tu leur exécutes le nouveau « Champs-Élysées » à ton prochain voyage ?
— Peut-être pas tous, mais c'est l'idée. Et pour terminer avec les clichés, l'image de la femme française, ou occidentale en général, a un côté frivole et sexy. Je ne dis pas que Bec est laide, mais elle pourrait en étouffer plus d'un avec sa façon de parler.
— Sûr que s'ils sont à cheval sur la politesse, ça risque de coincer.
— Voilà. Donc, c'est aussi pratique qu'ils l'imaginent comme un sosie de Skinny, blonde et silencieuse.
Je commence à me ronger un ongle en réfléchissant. Je comprends ce que Kwan veut dire. En termes de femmes fortes, Bec est un modèle plus crédible que notre guitariste. Non que Skinny soit une poupée sans volonté propre, mais elle est blonde, timide, menue et douce. Il n'en faut pas plus pour que, de l'extérieur, on l'imagine incapable de s'émanciper.
— Eh les gars ! nous appelle soudain une amie de Camille que je ne connais que de vue. Ça vous dit un beer-pong ? Il ne manque qu'une équipe pour se faire un mini-tournoi.
Je jette un œil interrogatif vers Kwan.
— Tu serais chaud pour une équipe de bassistes ?
— Carrément ! répond-il. Échauffe-toi Hortense, on arrive !
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