Chapitre 11 : Poulailler historique

Vendredi 8 septembre 15h 55

KWAN – bassiste de Sweet Poison

— Jules Ferry aurait dû être interné.

Je frotte mes yeux à deux mains. Pas à cause de l'ânerie que Bec vient de sortir, mais parce que je lutte depuis une demi-heure contre une torpeur perfide et la récréation n'a pas réussi à l'arranger. J'ai essayé différentes techniques pour me réveiller : me pincer, lister les — très nombreuses — différences vestimentaires entre Matt et Lukas ou encore compter le nombre de personnes qui portent des lunettes actuellement au CDI. Sauf que rien à faire, la somnolence ne me lâche pas.

— Il y a une raison pour que tu me partages ton diagnostic psy ?

Je ne vois pas ce qu'elle reproche à Jules Ferry précisément maintenant, puisqu'on attend simplement que le prof d'histoire nous rejoigne dans la bibliothèque du lycée, mais il doit y avoir quelque chose.

— C'est évident, me réplique notre sympathique batteuse.

Bien. Je fais la conversation principalement par peur de m'endormir et on ne peut pas dire qu'elle me soit d'une grande aide.

— Sans doute, oui. Tu développes ?

— On est vendredi après-midi, à deux heures du week-end, la météo est correcte et pourtant, je suis enfermée ici pour une session d'exposé. Mieux, je vais me coltiner Blondie dont le seul objectif est de concurrencer les morts au roi du silence. Or, cette situation fumeuse dérive de Ferry et de son instruction obligatoire. Il aurait dû finir à l'asile, pas ministre.

Logique imparable. Même avec mon coup de barre qui a du mal à passer, je suis incapable d'être d'aussi mauvaise foi.

— Tu es une cause perdue, Bec. Par contre, je ne vois pas pourquoi c'est Skinny à d'en faire les frais. Tu aurais préféré être avec Lukas ?

— J'aurais préféré être dehors.

Forcément.

— Hop hop hop ! nous interrompt le prof. On cesse les bavardages, s'il vous plaît, le cours va commencer. Allez, juste deux petites d'attention, je vous laisse travailler en autonomie après, ne vous inquiétez pas.

Vu son sourire excité, l'idée de l'exposé lui plait toujours autant. Entre ses cheveux blancs en bataille et sa chemise à carreaux démodée, il fait un peu savant fou, mais je dois reconnaître qu'ainsi, il est plus motivant que la bonne humeur de ma voisine.

— Je vous rappelle brièvement le sujet : vous choisissez un symbole des mémoires de la Seconde Guerre Mondiale et vous étudiez sa représentation au fil des ans, c'est clair pour tout le monde ? N'hésitez pas à faire preuve d'originalité, ce sera valorisé. Vous pouvez commencer, n'hésitez pas à me poser des questions si vous avez des doutes.

— Soixante millions de morts et deux bombes atomiques. Chouette ! marmonne Bec.

Je lève les yeux au ciel pendant que les paires tirées au sort se reforment dans le brouhaha des chaises et des ordinateurs qui démarrent.

— Bon, annoncé-je, je vais retrouver mon binôme moi aussi. Essaye de n'assassiner personne.

— Arrête de te prendre pour ma mère, la Corée. Il y a la soirée de Camille demain soir et j'ai pas envie de la passer en garde à vue. Si elle arrive à ne pas tomber en syncope à ma vue, Blondie devrait survivre.

Je n'en mettrais pas ma main à couper, mais je n'aurais rien de mieux de Bec.

Je ramasse mon sac à dos et pars en quête d'Agathe, ma partenaire désignée. Elle représente ma dernière chance contre la sieste puisque Lukas, bien qu'il parle assez fort pour que tout le CDI entende les histoires qu'il raconte à Olivier, n'est pas avec moi.

Évidemment, c'est Agathe qui me trouve en premier.

— Kwan ? Qu'est-ce que tu regardes ?

Je sursaute et baisse les yeux vers la chaise sur laquelle elle est assise.

— Désolé. Je te cherchais. Entre autres.

— Je suis là.

J'acquiesce et pose mes affaires à côté des siennes pour prendre place en face du PC.

Que dire d'Agathe ? C'est une fille.

Pour le reste, elle ressemble beaucoup à mon cliché des passionnés d'informatique : une chevelure sombre et mal coiffée, une peau trop pâle et un T-Shirt sur lequel est imprimé une vanne que je n'ai pas comprise. Un peu perchée, assez déconcertante mais sympa, c'est Agathe.

— C'est quoi l'autre truc que tu cherchais ? Celui de « entre autres ».

— Comme je regardais tout le monde, je me demandais qui était la paire tirée au sort la plus assortie.

Le stylo coincé entre ses doigts effectue tourne sur lui-même tandis qu'elle opine.

— Et donc, ton choix ?

— Matt et Éloïse, dis-je en inclinant la tête vers eux. Le duo de cerveaux. Un bon match et je soupçonne Éloïse d'avoir un faible pour Matt.

Son regard se tourne vers la table du gothique et son crayon effectue une nouvelle rotation.

— Ils sont assortis. Mais pour le faible, je ne suis pas sûre : jusqu'ici, Éloïse était plutôt de votre côté que de celui de SKIN.

— « De notre côté » ? ris-je. On n'est pas en guerre contre eux non plus, tu sais.

À part peut-être sur Instagram si on se fie à Lukas qui m'envoie un rapport des comptes tous les matins. Mais Agathe, songeuse, ne relève pas mon objection. Je poursuis :

— En plus, pourquoi Éloïse nous préférerait ? C'est une élève-modèle. Elle a plus d'affinités avec le sérieux d'Hadrien, Matt et Skinny qu'avec la paresse de Bec et la légèreté de Lukas, non ?

— Apparement, non. Les goûts des gens ne sont pas écrits sur leur bulletin de notes.

Certes.

Agathe a une façon particulière d'affirmer les choses. Sa voix ne marque aucune intonation. Elle parle d'un ton aussi désinvolte que si elle donnait l'heure ou la date. C'est perturbant mais très efficace.

— Ok, rectifié-je. Je l'ai jugée trop vite. Vous êtes des amies proches ?

— Non.

— Comment tu peux être sûre de toi alors ? Si c'était un sujet de discussion du vestiaire filles, Bec nous l'aurait mentioné.

Agathe stoppe son crayon et me scanne.

— Vous ne voyez vraiment rien ?

— On ne voit rien de quoi ?

— De vous.

— De nous ?

Je me sens débile à répéter toutes ses phrases mais je comprendrais aussi bien où elle venait en venir si elle me parlait en russe. Point positif cependant : elle m'a réveillé.

Sweet Little Poison Called Love et SKIN, c'est vous non ?

J'acquiesce.

— Entre les scènes de cet été, votre concert de la semaine prochaine et la réponse simultanée des labels, tout le monde ne parle que de vous depuis lundi. Même certains profs s'y sont mis.

— Les profs parlent de nous ?

Ce qui est bien, c'est qu'elle a beau prendre le temps de détailler, je continue d'imiter un perroquet.

— Oui. Ça leur fait des ragots à eux aussi. La proviseure vous évoque souvent, par exemple. Même si elle soutient plus SKIN.

— La dirlo ?!

Moi qui, je l'admets honteusement, avait toujours perçu Agathe comme une associable fana d'ordinateurs, découvre une mine d'or en termes d'infos.

— Oui.

Elle fronce les sourcils, étonnée, et précise :

— Mais je ne pense pas qu'il faille en être jaloux pour autant.

— Non, non, ce n'est pas ce que je voulais dire. J'ai du mal à imaginer la proviseure dans notre public. Ou dans celui de SKIN.

— Ah... À ma connaissance, elle n'est jamais venue vous voir, mais c'est prestigieux pour son lycée d'avoir des groupes de musique. Ça le rend attractif.

— Le côté intéressé ne m'étonne qu'à moitié. Mais pourquoi SKIN ? Elle ne s'est pas brouillée avec Gwendal au sujet des caméras de sécurité, l'an dernier ?

— Si. Sauf qu'elle est obligée de convoquer Rebecca un jour sur deux pour insolence.

Effectivement. J'avais zappé la championne toutes catégories.

— Bec', corrigé-je, pas Rebecca si tu tiens à la vie.

— En outre, il y a Hadrien chez SKIN. Sa réputation d'ado responsable est arrivée jusqu'ici et elle plaît aux profs. Sans parler du côté tragique avec l'accident.

— Mmh, logique. Pourtant, il est loin d'être facile à vivre, crois-moi.

— C'est possible mais son dossier scolaire est irréprochable.

— Je sais.

Au collège, les quelques fois au collège où lui et Bec ont attaqué un registre plus vulgaire que le règlement ne le tolère, aucun adulte n'était dans les parages. La précaution venait d'Hadrien, mais elle avait empêché le renvoi définitif de Bec. Je doute qu'elle l'ait remerciée pour autant.

— Je n'en reviens pas que tu en saches autant sur les petits secrets du lycée.

Agathe hausse les épaules.

— Ce ne sont que des bruits de couloirs.

— Et toi au fait, Sweet or Skin ?

Je ne sais pratiquement rien d'Agathe et elle m'a rendu curieux.

— Je ne suis jamais allée dans un de vos concerts, je n'ai pas d'avis.

— La dirlo non plus. Mouille-toi un peu, poussé-je, joueur.

— Mis à part Gwendal Genêt, SKIN est plus sage que vous d'où l'avis positif des profs. Moi, je ne base pas mon jugement musical sur la personnalité ou le look des musiciens. C'est stupide.

— Ok, ok.

Je reçois des piques de Bec toute la journée, mais Agathe qui assène ses vérités d'un ton détaché est bien plus efficace. Et son entêtement me rend encore plus intéressé par son opinion.

—Tu n'as qu'à venir à notre prochain concert et tu me donneras ta réponse. Deal ?

— Vendredi, c'est ça ?

— Yep. Tu es dispo ?

— Je peux m'arranger. Deal.

Que signifie « s'arranger » pour Agathe ? Enregistrer la diffusion de la finale de League of Legends ? Repousser la lecture d'une Merveilleuse histoire de temps ? Annuler la réunion d'Anonymous ? Pardon, j'arrête mes clichés. D'abord, parce qu'elle est adorable d'être aussi patiente avec moi, qu'elle a mis fin à ma léthargie et qu'elle vient de me partager toutes ses infos ; ensuite, parce que j'ai trop peur qu'elle se venge en me demandant si je suis un chanteur K-Pop infiltré en France.

— Parfait ! Comme tu es très observatrice, tu pourras me dire quelles sont les filles qui me matent en secret.

Elle rit dans une sorte d'aboiement.

— Mdr, si tu veux.

On passera sur l'usage du "mdr" à l'oral si elle mène à bien sa mission. 

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