Chapitre 10 : Répétition et inquiétudes

Mardi 5 septembre 17h05

SKINNY – guitariste de SKIN

Au moment où j'abaisse la poignée du local, je devine à l'absence de résistance sous ma paume, qu'Hadrien y est déjà présent et je souris, relâchée. Je crois que je le savais. Lorsque nous nous retrouvons, il est toujours le premier arrivé, serein, comme s'il avait déjà tout vérifié. Quoi qu'il se passe au-dehors, il est prêt.

Je sais qu'il passe peu au local en-dehors des répétitions. Avec l'humidité du sous-sol, rester ici de façon prolongée lui est pénible. Pourtant, dans mon image mentale des lieux, son aura protectrice ne quitte jamais vraiment la pièce. Elle monte la garde. Comme une sentinelle, Hadrien nous offre l'illusion que jamais, nous ne serons confrontés à un problème sans qu'il soit là pour nous épauler. Il encaisserait même tout à notre place. Peu de gens peuvent créer une telle certitude.

Quand je referme la porte, Hadrien lève les yeux et, se détournant de son PC, me salue :

— Salut Marie, tu vas bien ?

— Ça va. Et toi ?

— Très bien.

Il recale son dos pendant que je désigne le tableau de communication avec Sweet Poison.

— Il y a des nouveautés ?

— Le rappel d'Arthur au sujet de la fête de Camille et une note de Lukas sans grand intérêt. Rien d'important.

— Ah, d'accord.

— J'en ai encore pour deux minutes sur mon fichier. Je termine rapidement et on s'y met, ok ?

— Ok.

Le plan est établi. Quand on passe du temps avec Hadrien, on apprend qu'il prépare toujours un programme même si, par commodité ou par politesse, il ne l'évoque pas à voix haute.

Je traverse la pièce en enjambant les câbles du synthé et des amplis et me love dans mon coin favori pour débarrasser ma guitare de son étui. La mise en place est un moment que j'aime parce qu'il nous isole. Guidés par l'habitude, mes doigts caressent le bois verni et pince les cordes pour tester les accords. Le son produit est irrégulier, l'atmosphère sèche de ces derniers jours a baissé les écarts, faussant la justesse. Je les corrige un à un. Pour moi, accorder un instrument, c'est comme panser un cheval avant de le monter. Il faut prendre le temps de sonder son humeur, de découvrir et de comprendre ce qu'il est arrivé durant notre séparation. Plus qu'un passage obligatoire, c'est une façon de découvrir ma guitare par d'autres facettes et de lui montrer mon respect. Je lui dois le plus beau morceau de ma vie. Même brisé, un violon reste un violon ; privé d'instrument, le meilleur musicien au monde n'est qu'un être humain.

Lorsque j'achève mon accord, je remarque qu'Hadrien travaille toujours. Ne voulant pas le déranger, je m'approche du panneau d'affichage pour consulter la DMZ. L'écriture de Lukas et ses boucles tourbillonnantes me saute aux yeux.

À : tout SKIN
Vous avez remporté une bataille sur Insta, mais pas la guerre. Préparez-vous !

De : Une star devant laquelle vous vous prosternerez très bientôt

Je retiens un rire. L'absence d'interêt d'Hadrien pour le mot n'est plus un mystère.

— Tu es prête ? interroge sa voix dans mon dos.

— Oui. J'arrive.

Depuis le synthé derrière lequel il est assis, Hadrien referme le clapet de son PC et sort un épais classeur de son sac. Je m'assois à côté de lui, un médiator entre les dents, mes propres feuillets et mon instrument dans les mains. Hadrien épluche ses documents, à la recherche de la dernière ébauche complète que je lui ai envoyée et de ses annotations.

Notre batteur aime répéter que c'est moi qui compose et non nous, parce que c'est moi qui pose les premières notes et propose les mélodies. Pour cette raison, il ne crédite que mon nom sur nos brouillons. Que j'écris toutes les bases est exact, mais, sans le concours d'Hadrien, ma musique ne vaut rien. Je l'affirme sans fausse modestie. Composer seule me serait possible. En tête-à-tête avec ma guitare, je suis capable de broder assez de nouveaux refrains pour remplir des heures. Cependant, ces lignes privées de début et de fin ne sont pas créées pour être écoutées par d'autres que moi. Ce sont seulement des notes enchaînées sur une portée comme des mots jetés sur une feuille dans un accès d'émotion et que l'on ne peut pas comprendre sans la couleur sentimentale qui les a provoqués. Ces mélodies sont un journal intime indéchiffrable.

Sans Hadrien, aucune de mes compositions n'aurait abouti. C'est lui qui, depuis le départ, sait reconnaître les pensées musicales qui parleront aussi aux autres, lui qui sait comment transformer ces notes personnelles en une chanson. Pour lui, ce serait une « simple épuration de la matière brute ». Pour moi, c'est la professionnalisation de mon amateurisme. Et pour ce fascinant tour de magie, lui qui signe tous ses messages « HH », il pourrait, a minima, faire figurer ses initiales sur nos partitions.

— Ok, j'ai tout. C'est bon pour toi aussi ?

— C'est bon, confirmé-je.

Son portable s'allume entre nous pour notifier la réception d'un sms. Il le consulte et je hausse un sourcil même s'il partage rarement ses conversations.

— Gwendal, annonce-t-il pourtant. Lis, si tu veux.

Sa main me tend le téléphone déverrouillé.

De Gwendal Genêt
Tu lui as promis de rédiger ses DM de philo pour que Skinny accepte un tête-à-tête avec toi ?

À Gwendal Genêt
Même pas. L'assurance qu'il n'y aurait pas de basse sur le nouveau morceau a suffi.

De Gwendal Genêt
Moi aussi, j'te kiffe, H. T'es le batteur le plus drôle de la Création.

Je lui rends son portable avec un sourire.

— Plus de basse au programme ?

— Peut-être juste un bourdon, si tu es d'humeur magnanime, répond-il en rangeant l'appareil dans sa veste. Il est supposé avoir encore trente minutes de classe et j'ai songé à lui téléphoner pour le lui rappeler. Les sueurs froides et ses prières pour que son prof n'entende pas les vibrations de la sonnerie auraient pu lui servir de leçon sur les sms en cours... Mais comme tu es là, j'ai mieux à faire que d'apprendre à Gwendal à respecter un règlement intérieur.

Je ne contredis pas. Hadrien n'aime pas que les gens prennent l'éducation à la légère. Qu'on puisse mépriser l'accès au Savoir le met hors de lui et Gwen, facilement ennuyé par le lycée, en fait parfois les frais.

Sans poursuivre le débat, on s'attelle au nouveau morceau. Avec son tempo élevé, le thème est chargé d'énergie et explosif, bien que contrasté par les accords mélancoliques de sa gamme en mineur. À chaque couplet, le chant se déploie et la tension monte, soutenue par une batterie en fil rouge qui harmonise les transitions. L'ensemble enthousiasme Hadrien.

Cette mélodie, je l'imagine comme un personnage qui, seul dans la nuit, s'étourdit de la liberté du monde endormi. Dans cet univers d'abord hostile, il prend confiance et ose, jusqu'à tutoyer l'obscurité jouée par la guitare. Il est libre. L'ivresse et le bonheur de celui pour qui tout semble désormais possible résonnent avec des accents plus bruts que nos compositions habituelles, mais cette nouveauté est stimulante à explorer.

Après une heure à tester des variations sur le synthé ou à la guitare, annoter nos partitions, aménager certaines parties, on parvient à se stabilise sur une version. Pas une version finale — je n'ai jamais le sentiment que les morceaux sont réellement terminés — mais un morceau régulier et construit. C'est à ce moment-là qu'on transmet une maquette épurée à Matt pour qu'il s'occupe des paroles.

Matt travaille seul sur ses textes. Plusieurs fois, il m'a proposé de regarder ses ébauches ou les suggestions d'Hadrien dessus, mais j'ai refusé. J'attends l'ultime version pour découvrir avec curiosité les mots qu'il a figés. Par choix, je ne lui raconte jamais les images que je crée en composant. Peut-être par pudeur, sans doute parce que je ne sais pas verbaliser les nuances de sensations qui les accompagnent. De là, ma découverte de ses phrases m'attrape immanquablement par surprise. Au début, la différence de nos ressentis me perturbait. Les sujets qu'il prend diffèrent toujours des miens, les mots ne m'appartiennent pas. Avec le temps, je m'y suis habituée et j'ai fini par aimer cette autre façon d'envisager le même morceau. Voir un angle nouveau d'une même pièce, c'est aussi ce qu'implique de composer et de jouer pour d'autres que soi : d'avoir conscience que chacun perçoit la musique avec ce qu'il a et ce qu'il est, que notre interprétation, même en tant qu'auteur, n'est pas plus vraie ou légitime que celle d'un auditeur sincère. Personne n'a tort ou raison. La musique est universelle parce qu'elle nous rend unique.

— Je me charge de mettre de saisir et de l'envoyer aux autres, déclare Hadrien, satisfait. On est bien comme ça.

— Ok. Merci.

Hadrien sait reconnaître le moment où il faut cesser de retoucher un morceau, lorsque les corrections deviennent plus néfastes que positives. C'est un autre de ses dons sur « mes » morceaux : s'avoir m'arrêter quand il le faut.

Méthodique, il range nos brouillons et diverses feuilles dans son précieux classeur. Je le laisse jouer avec les anneaux de son rangement et consulte l'heure sur mon portable. L'écran de veille 17h 53. Une petite dizaine de minutes avant que les autres n'arrivent. En maître du temps, Hadrien le sait sans doute, il y a peu de hasard avec lui. Ce temps mort était donc prévu.

Par réflexe, je cherche aussitôt mes manches pour cacher mes mains nerveuses. Je sais ce qui m'attends. Naïve, j'ai espéré m'en sortir sans La Discussion, sans avoir à aborder Le sujet. Je me trompais. Un leader aussi attentif n'oublie jamais.

Hadrien a fini sa remise en ordre et il me regarde. Le poids de son regard aiguisé m'écrase. Il me sonde, attentif aux détails que lui révèlerait mon attitude, mais je suis un livre ouvert, inutile de consacrer autant d'efforts à me lire. C'est moi qui devrait chercher des indices sur ses pensées dans ses traits détendus. Même juste assis sur le velours élimé du tabouret de piano, sa décontraction et son aplomb rayonnent.

— Marie ?

Hadrien est le seul du groupe à m'appeler par mon véritable prénom. Le seul ado, de manière générale. Il lui arrive, rarement, d'abréger les noms de Matthieu et Gwendal, mais il ne m'a jamais appelée Skinny. J'en ignore la raison.

— Oui ?

— Comment tu vas ?

— Bien.

Ma réponse était un réflexe. Ce n'est pas un mensonge, juste une relance automatique dans la discussion, trop rapide pour que je m'arrête sur son sens.

Hadrien hoche la tête, conscient que « bien » est un renvoi stéréotypé, qu'il est impossible de résumer l'état d'une personne en un seul mot. À part peut-être les morts et encore...

— Je sais qu'on a eu la réponse seulement hier, reprend-il, que c'est sans doute trop tôt pour qu'on ait eu le temps d'assimiler et de pleinement réaliser, mais...

Il marque une pause dramatique.

— Mais, je voulais savoir malgré tout si tu te sentais à l'aise vis-à-vis de tout ça. Si l'idée de ce changement de statut, à première vue, ne t'était pas trop incofortable.

Les automatismes ne me sauveront pas cette fois. Je dois prendre le temps de construire une réponse honnête. Parce que c'est Hadrien et que malgré ses manières rigides, il s'inquiète et ne veut rien d'autre que le bien-être de son groupe.

Je cherche les mots justes. Affirmer que je n'ai pas eu de montée d'angoisse serait faux. J'ai eu peur. Jouer plus souvent devant un public plus nombreux est une idée aussi attirante que terrifiante. Cependant, je n'ai pas ressenti que de la crainte.

— Je veux continuer jouer avec vous, commencé-je. Y compris sur une scène. La décision que j'ai prise quand on a envoyé nos maquettes aux labels n'a pas changé. Oui, je suis... nerveuse, mais ça ne remet rien en question.

Constater que je pense ce que je dis est un soulagement et mes muscles se relâchent d'eux-mêmes. Mon envie est réelle. Je suis prête à me lancer avec eux.

Hadrien hoche la tête derechef.

— Alors tout va bien. Je préférais en être certain et ne pas embarquer quelqu'un — toi ou un autre — de force dans cette histoire.

Je souris. Sous ses airs stricts et sa haute stature importée d'Afrique, notre leader a un cœur d'or.

— Une dernière chose.

Cette fois, Hadrien n'est plus détendu mais sérieux. Son regard est plus profond, presque inquiet et cette expression m'oppresse, m'immobilise.

— Je me fiche de la raison, articule-t-il, les yeux plantés dans les miens, mais si tu cesses de manger, même si c'est juste à cause d'un virus, parce que tu as raté la cuisson des pâtes ou que le match de foot te passionnait trop, si tu arrêtes de manger, jure-moi que tu le diras à l'en d'entre nous.

Je sens le temps ralentir : nous y sommes.

La nourriture.

Mon passé n'est jamais loin. Il y a toujours un moment où on y repasse. La nourriture est mon point Godwin. Que je sois officiellement rétablie depuis plus de deux ans ne change rien. Mes os restent trop visibles sous ma peau, mes cycles restent chaotiques, on se souvient de mes absences prolongées, de mon séjour en hôpital, de ces mots inquiétants. Aux yeux du monde, je suis toujours « l'anorexique physique ». Celle qui a cessé d'avoir faim et de manger sans que personne ne comprenne pourquoi. Celle qui a fini en dénutrition sans s'en rendre compte. Je suis ce qui reste de l'autodestruction. J'ai découvert la puissance du mal que notre corps et notre esprit peuvent s'infliger. Je ne suis plus « normale ». Même aux yeux d'Hadrien qui ne l'est plus non plus.

— Je vais bien.

— Je sais. Je sais que tu vas bien et j'en suis plus qu'heureux. Mais c'est aussi ça que je te demande juste de nous promettre de nous prévenir si les choses devaient rebasculer.

— Je te le promets.

J'ai parlé d'une voix sûre et posée, et Hadrien soupire, rassuré.

— Merci.

— Et toi ? osé-je contre-attaquer. Est-ce que tu vas bien ?

Involontairement, mon regard glisse vers sa hanche droite avant qu'il ne se repositionne comme pour la soustraire de ma vue.

— Très bien, sourit-il. Passer pro aussi vite me plaît beaucoup. C'est une nouvelle étape et une fierté de le faire avec vous.

J'acquiesce et attend qu'il reprenne.

— Pour le reste, tant qu'on ne me demande pas de piquer un cent mètres, je suis plus que capable de passer pour valide et de gérer le groupe. Ne crois pas que vous allez me semer comme ça.

Je souris sous le trait d'humour.

Au fond, que nous soyons tous les deux réunis ici pour composer est un petit miracle. Je n'oublierai jamais l'annonce de l'accident d'Hadrien et découvrir mon admission soudaine dans l'hôpital où lui-même séjournait l'a marqué à jamais. Mais, contre vents et marées, nous sommes là. Lui, parce qu'il s'est acharné en rééducation et moi, grâce au soutien indéfectible de Matt qui ne me devait rien. Touchés mais pas coulés. C'est pourquoi je veux croire que notre passion commune pour la musique n'est encore qu'à ses débuts, que le label n'est pas un aboutissement mais la première pierre de notre édifice à tous les quatre.

Laporte du local s'ouvre près de nous pour laisser entrer Matt. Il fronce lessourcils devant mon visage songeur et fait l'aller-retour du regard jusqu'àHadrien avant de sourire, amusé. Il a compris. Sa délicatesse fait qu'il secontentera juste d'une remarque sur notre leader à notre retour, mais il saitdéceler au premier coup d'œil les moments où Hadrien « fait éclat de sontact d'ours » avec moi, et il en rit. Ne manque plus que la fougue de Gwenpour compléter notre carré magique. 

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