Chapitre 1 - Rentrée et retrouvailles

Lundi 4 Septembre 8h13
REBECCA – batteuse de Sweet Poison

Ça commence mal.

Huit heures treize au cadran, jour 1 de l'année scolaire, et le bahut me fait déjà chier. Record battu.

Il faut dire que le lycée met le paquet pour être moche. Imaginé par un architecte surdiplômé qui avait apparemment une passion pour le verre, l'acier et le béton nu, Sophie Germain est un mix des trois. Vitrifié partout, contreforts en acier et ciment brut sur les murs porteurs. Ça se voulait lycée moderne ; ça ressemble à une prison carrelée.

L'intérieur n'est pas mieux. Passés l'entrée et son sas anti-attentats qui ralentit plus de fauteuils roulants que de terroristes, on débouche dans un hall d'une dizaine de mètres sous plafond aussi vaste et vide que mon intérêt pour les cours. C'est le point central. Autour de cette vacuité, trois rangées de cellules-salles de classe s'empilent. Une plante verte perdue au pied des escaliers contre les centaines de mètres carrés de béton, pas le moindre affichage fantaisiste. Notre lycée a le charme d'un bunker. Bienvenue en Terminale.

L'école et moi avons une longue histoire de désamour. Il y a quelques années, tout le collège avait bénéficié d'un entretien avec un pédopsy. Le principal m'avait classée dans le groupe des élèves à problèmes pour lesquels il espérait obtenir des subventions ou un renvoi. Grosse déception. Dans la case en face de mon nom, le bilan rédigé au stylo-plume avec soin indiquait « Jeune fille déterminée, potentiel de force motrice ». La bonne blague. Son constat était aussi proche de la réalité que si un diététicien décrivait mon obésité comme une « légère présence de formes ». Parce que la vérité est que si vous m'imaginiez élève modèle en jupe plissée, queue de cheval, mignonne et sage, vous allez être déçus. Je suis grosse, vulgaire, la stupidité des élèves m'emmerde et celle des profs aux tendances autoritaires encore plus. Résultat ? Les serviteurs de l'Éducation Nationale m'apprécient moyen. La chaise du bureau du CPE a dû prendre la forme de mon postérieur vu le nombre d'heures que mes fesses ont passé dessus en deux ans.

Cependant, les parents catastrophés peuvent se rassurer : je ne suis pas contagieuse. Ma propre sœur est une authentique adoratrice de l'école, une aficionada du système scolaire. J'en prends pour preuve mon petit-déjeuner de ce matin où Numéro trois de la sororie Grance, la bouche pleine de céréales, jappait de gaieté comme un petit chien devant un sucre à l'idée de rentrer en CM2. Ni mon humeur désabusée, ni les bouderies de Numéro deux n'ont pu altérer l'enthousiasme délirant de Victoria. Les enfants sont d'un optimisme consternant.

Pour le cas de Grance numéro deux, le bilan est plus mitigé. Rachel ne me ressemble pas, mais elle n'est pas non un exemple. Ce matin, elle a eu la bonne inspiration de bouder aussitôt levée. Le silence étant ce qu'il y a de plus agréable chez elle, ça arrangeait tout le monde. Les parents n'ont pas insisté non plus pour qu'elle discute. Ils ont abandonné depuis longtemps mon sujet et celui de Rachel. Désormais, nos géniteurs se contentent de prier pour le salut de leur benjamine. Une stratégie éducative comme une autre.

Quatre Secondes tout neufs passent à un mètre de moi. Je pousse un soupir. Visages réjouis, yeux brillants de curiosité, ils débordent de la même naïveté que Numéro trois. Je suppose qu'ils échangent leurs premières impressions sur le lycée, leur deuil des vacances d'été ou comment négocier le dernier IPhone avec leurs parents mais, Saint-Clitoris merci, mes écouteurs et Sum41 m'évitent de les entendre. Au jeu de l'ennui mortel, les futilités des élèves valent bien les cours dispensés par le bahut.

Une fois le portail franchi, mon groupe de demi-portions s'arrête sous l'arche en ciment du lycée Sophie Germain. Pas fous au point d'entrer dans le bâtiment, les nouveaux. Ils profitent tranquillement de leurs dernières minutes à l'air libre en discutant. Je ne vais pas leur reprocher.

Pourtant, un point derrière moi attire soudain leur attention. Une des filles pointe quelque du doigt et les voilà tous à trépigner et parler en même temps, une main devant les lèvres. Ils ont l'air franchement excités. Je tourne la tête en direction du garage à vélos à la recherche de ce qui peut provoquer une telle frénésie.

Mes yeux tombent sur une moto noire rutilante, seul engin motorisé parmi les rangées de bicyclettes. À ses côtés, deux lycéens sont en train de retirer leurs casques. Évidemment. Pas besoin de plisser les paupières pour reconnaître Matt et Skinny. De leurs patronymes complets Matthieu Trelors et Marie, ils sont respectivement le chanteur et la guitariste de SKIN. Mais qui d'autre que le beau gosse gothique et son squelette de meilleure amie susciteraient un tel émoi par leur arrivée ?

Sans avoir conscience des regards braqués sur lui, Matt enlève son blouson et s'agenouille pour cadenasser sa bécane alors que Skinny s'écarte, bras resserrés contre elle. La fille aux cornrows longues et à la timidité légendaire laissent ainsi la vue dégagée sur le fantasme du bahut. Gentille attention. Surtout qu'avec son slim noir moulant, sa chemise ajustée et son eye-liner félin, Matt tient bien haut son rang de croque-mort sexy. Il n'est est pas le beau gosse mystérieux pour rien.

Évidemment, si n'importe qui d'autre portait la tenue du gothique, il serait qualifié d'excentrique, mais Matt Trelors n'appartient pas au commun des mortels. C'est l'idole adorée du lycée. Les vêtements monochromes sombres et les tendances émo du chanteur sont pardonnées depuis longtemps à sa perfection. La moitié du bahut — personnel inclus — se plierait en assez de morceaux pour entrer dans un casier s'il le leur demandait. Mais il ne le leur demandera pas. Parce qu'en plus d'avoir un physique d'apollon, notre divin gothique possède aussi la gentillesse de l'Abbé Pierre et trop de modestie pour soupçonner l'adoration qui l'entoure. Un cœur de guimauve. Matt Trelors est une cause perdue.

Ce que sait ma petite bande de Secondes puisqu'ils sont toujours en plein conciliabule. Bande de petits veinards. Ils auront vu notre star locale avant même d'entrer en cours. Et eux n'auront pas besoin de le supporter toute la journée.

La suite est prévisible. D'ici ce soir, tous les nouveaux élèves auront visionné les vidéos de SKIN sur YouTube. Ça leur donnera un aperçu de leur musique et d'à quoi ressemble le club des écorchés vifs une fois complet. Les trois-quarts s'abonneront immédiatement à leur chaîne, mais ça je m'en cogne. Il y a plus intéressant. Par la magie de l'algorithme YouTube, les vidéos de Sweet Poison sont les premières recommandations associées au contenu de SKIN et sur le nombre, on trouve toujours quelques rebelles curieux à venir nous écouter aussi. Le manège autour de Matt me gave, mais s'il permet un quart d'heure de gloire au groupe, je laisse couler aujourd'hui. Voir grimper les vues de la chaîne consolera les autres de la rentrée.

— BEC !

Une masse inidentifiée se jette à mon cou et je réceptionne comme je peux pour éviter de basciler de l'autre côté du muret.

— Pu... !

— Oh, Bec ! Je suis trop, trop content de te voir !

Lukas. Seul être humain assez stupide pour m'agresser dès huit heures du matin.

— Tu m'as vue hier, le blond. Alors calme ta joie.

— Mais hier n'est pas aujourd'hui, Bec ! Aujourd'hui, c'est la rentrée ! Et tomber sur toi en premier le jour de la rentrée, c'est un signe du destin.

Je finis de ranger mes écouteurs sans répondre. Je me carre complètement des présages de Lukas.

— Ça signifie que cette année concernera la musique, m'explique-t-il sans remarquer mon criant manque d'intérêt, que c'est ça qui est important. Tu sais, j'étais morose en me levant ce matin. Presque déprimé. Enfin pas déprimé non plus, mais il y a quelque chose qui se serre dans ma gorge quand je me souviens que c'est notre dernière année de lycée tous ensemble, notre dernière année dans le village, presqu'une nostalgie de notre enfance... Mais là, de te voir, ça me rappelle qu'on répète ce soir, que toute notre petite routine avec SKIN revient et rien que d'y penser... ça me refait le plein d'énergie ! J'ai trop hâte. On est dans la même classe ?

Lukas « plein d'énergie ». La journée s'annonce longue.

— Ouais, on est dans la même classe. Avec Kwan aussi.

Je lui tends mon téléphone où est affichée ma photo des listes de classes. Lukas m'arrache le portable des mains et commence à faire défiler l'écran.

— Eh, il y a Skinny aussi. Et Kwan, tu as raison. Et Matt. Oh Bec, on est dans la classe de Matt !

— Ouais, je sais. Je les ai vus arriver.

— Qui ça ?

— Brindille et le gothique.

— Matt ? Tu as vu arriver Matt ? Arf, je savais que j'aurais dû arriver plus tôt. J'aurais tellement voulu l'apercevoir ce matin...

— Arrête de dire des conneries.

— Hein ? De quoi ?

Je soupire.

Bien avant les Secondes, bien avant les profs et les filles romantiques, bien avant toute la planète en fait, le fan absolu de Matt, c'est Lukas. Des années qu'il s'émerveille à chaque respiration du chanteur gothique. Une groupie en chef. Sauf qu'en plus d'être désespérant niais, cet amour transi l'empêche apparemment aussi de brancher deux neurones.

— On est dans sa classe, abruti. Si tu veux admirer Matt, c'est pas les occasions qui vont manquer.

— Ah oui, c'est vrai. Oh Bec, je t'avais dit que tu étais un bon présage !

C'est ça. Comme si l'administration m'avait consultée pour établir les listes de classe.

— Tu sais, continue-t-il, on devrait en profiter pour les voir plus souvent, lui et Skinny. Et le reste de SKIN aussi. En faire de vrais amis.

— Pour quoi faire ? On partage déjà un local de répétition avec eux. Ça te suffit pas comme rapprochement ?

— Bec...

Je ne déteste pas SKIN, mais je ne vois pas non leur intérêt non plus. Le batteur est un psychopathe machiavélique, Skinny a autant de discussion que le muret sous mes fesses et à côté de la tranquillité de Matt, le Grand Bleu passe pour un thriller. Les membres de SKIN sont chiants.

— Bon, c'est vrai qu'Hadrien fait un peu flipper, admet Lukas. Il faudrait trouver des gens de son lycée et leur demander comment il est comme ami avant. Je vais y réfléchir.

— Fais donc ça.

— Mais il y a Kwan dans notre classe aussi. Ça sera pratique pour les plannings.

— Mmh.

— Et les devoirs. On va pouvoir s'entraider tous les trois, c'est cool.

Je hausse un sourcil. Kwan qui me demande du soutien scolaire est aussi probable qu'un strip-tease de Skinny dans le hall du bahut.

— Salut vous deux ! débarque une nouvelle voix avant que je puisse rappeler deux-trois vérités à Lukas. Pourquoi tu te marres, toi ?

Quand on parle du loup...

— Parce qu'il suffit qu'on prononce ton prénom pour que tu rappliques, Kwan.

— Je vois. Mais ne sous-estime pas mon envie de profiter de ta bonne humeur, Bec. C'est un tel régal.

Il écarte un bras comme pour m'étreindre. Je le ramène à la raison en plantant mon talon dans son genou.

— Elle est de très mauvais poil, explique Lukas.

— Ah ouais ? rit Kwan en massant son articulation, surprenant. Heureusement que j'avais une autre raison de venir alors. J'ai reçu un sms d'Arthur : 18h 30 confirmées pour la répèt de ce soir.

— Yeah ! s'exclame Lukas. Ça va dé-chi-rer !

J'opine. C'est la première bonne nouvelle de la journée. Après cette rentrée, je vais avoir besoin de cogner sur la batterie.

— Yep, confirme Kwan. SKIN creuse l'écart, en plus.

— L'écart ? bondit Lukas. Où ça ? L'écart de quoi ?

— Tu n'as pas ouvert Insta ce matin ?

— Quoi ? Ils ont encore pris de l'avance devant nous ?

— C'est ce que je viens de dire, oui.

Lukas se rue sur son portable.

— Tu vois Bec, j'étais tellement pas normal au réveil que je n'ai pas pensé à regarder nos comptes. C'est dangereux, la mélancolie.

— Ça a l'air, oui, s'amuse Kwan.

Lukas lève le nez, songeur.

— Il faut qu'on trouve un truc qui claque pour les doubler. Kwan, tu as pas des idées ?

— Nope, désolé, demande plutôt à Bec. C'est elle la spécialiste en conneries.

Je lui rends un doigt d'honneur.

— Peux pas, répond Lukas. Arthur a interdit qu'elle touche à l'Instagram du groupe parce qu'il a peur qu'elle fasse fuir tout le monde. Des idées de posts à publier j'en ai, mais la seule réalisable au lycée, c'est une photo de nu et les toilettes ne m'emballent pas trop comme cadre artistique...

— Ce serait probablement très efficace 'kas, éclate de rire Kwan, mais on va éviter de se faire virer dès le premier jour. Ok ?

— Oui, oui.

Dommage. Lukas tentant d'expliquer au CPE ce qu'il fout à poil dans les chiottes du bahut pimenterait la journée.

— C'est juste frustrant de rester sans répliquer

— T'en fais pas, rassure Kwan, l'écart n'est pas énorme. On pourra toujours poster une photo – habillée – de la répèt' de ce soir.

— C'est vrai. Ça par contre, j'ai vraiment trop hâte d'y être ! Il faut que je teste un truc avec le micro, d'ailleurs. Et il y a le nouveau planning des répétitions, les entraînements vocaux, la préparation des scènes...

Plongé dans sa liste sans queue ni tête, Lukas se met à sautiller sur place. S'agiter pour rien est la spécialité de l'hyperactif. Moins c'est ordonné, plus ça lui ressemble. Ses mains s'agitent avec la même cohérence que si elles avaient fait sécession du reste du corps. J'ai envie de l'assommer.

Lukas, le gothique et Brindille dans ma classe.

L'année s'annonce longue.

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