7. Who ?

Le soleil rebondissait sur toutes les surfaces de la boutique, illuminant l'album de Bliss que Harper tenait entre ses mains. Elle reposa le CD à sa place dans le rayon et enleva le pull épais qu'elle avait enfilé le matin même. Elle s'était habillée sans tenir compte de la chaleur de cette première semaine de juin.


Encore une fois, la météo et moi, on n'est pas amies ! se dit-elle.


Elle tira sur le bas de son débardeur blanc pour le réajuster, avant de balancer son pull derrière le comptoir, comme si ce dernier était un ballon de basket. Le vêtement retomba mollement contre le mur, tandis que la jeune femme mimait une danse de la joie digne d'un sportif de haut niveau un soir de championnat.


— Eh bien ! Heureusement que la boutique est vide ! s'exclama Mara.


Cette dernière venait d'entrer dans la pièce, un carton rempli de vinyles entre les bras. Elle se déplaçait avec peine, visiblement gênée par son ventre proéminent. Son ventre tout rond. Rond comme ses pommettes, rendues encore plus saillantes par son sourire.


— Laisse-moi t'aider, lui dit Harper en lui arrachant presque le carton des mains.


— C'est bon, je suis enceinte... pas malade ! Je ne vais pas mourir en portant quelques vinyles...


— Ah, mais je n'ai pas peur que tu meures ! Mais si on pouvait éviter que tu accouches entre le rayon rock alternatif et le rayon folk, ce serait cool ! Et puis, c'est super lourd, ajouta-t-elle en soupesant le paquet.


Mara lâcha un soupir exaspéré. Elle secoua la tête, faisant voler ses dizaines de tresses autour d'elle, comme un rideau de désapprobation. Il ne lui restait que deux semaines avant de partir en congé maternité et elle répétait souvent à Harper que, tant qu'elle serait là, elle avait bien l'intention de travailler comme à son habitude.


Cependant, Harper ne l'entendait pas de cette façon. Elle passait donc son temps à surveiller sa collègue, l'empêchant de porter les paquets les plus volumineux ou de monter sur l'escabeau du magasin. C'était presque devenu un jeu entre elles. Mara râlait mais elle laissait la jeune fille la protéger.


Harper était comme ça. Elle prenait soin des gens qu'elle aimait.


Le bruit caractéristique d'un SMS s'éleva de la poche arrière de son jean. Elle posa le carton de vinyles sur un des rayons pour consulter son portable. Après avoir déverrouillé l'écran, elle constata que Jesse lui avait envoyé les paroles de la chanson qu'il était en train d'écrire. Des mots gribouillés sur son carnet.


— Jesse va bien ? demanda Mara.


Depuis la fameuse nuit du mois de mars où il avait dormi sur son paillasson, Jesse n'avait pas fait de rechutes. Bien sûr, la question de Mara était anodine. Elle n'était pas au courant de ses problèmes. Ce n'était pas le genre de Harper de crier sur tous les toits les secrets de ses amis.


Jesse tient le coup, pensait-elle.


Elle se répétait cette phrase comme un mantra. Elle s'y accrochait, comme à un vieux doudou tout effiloché.


Elle avait bien remarqué qu'il fumait toujours autant de joints. Un peu trop, sans doute. Mais il lui avait juré qu'il ne touchait plus à l'héroïne et Harper n'avait pas revu ce vide dans son regard. Celui de l'absence. Il y avait bien une fois où elle avait cru... mais, non, Jesse ne consommait plus d'héro.


Il avait pris l'habitude de venir dormir sur son canapé les jours où ses monstres ne le lâchaient pas. Les jours gris où il avait besoin de la lumière de son amie.


Et Harper faisait tout son possible pour l'aider à traverser ses périodes de spleen. Elle le rejoignait au-dessus du vide, cheminant sur son fil de funambule, malgré son vertige. Malgré son attirance pour l'abîme. Derrière lui, juste derrière lui, prête à le retenir s'il tombait.


Ensemble, ils y arrivaient. Même si cet équilibre demeurait précaire. Harper en avait bien conscience... Mais elle était là pour lui.


— Oui, il va bien, lui répondit-elle. Il est en train de composer une nouvelle chanson.


— Génial ! A force, ils vont bien finir par donner un concert...


— Justement ! Antho, Sam et lui ont un truc de prévu mi-juin.


— Parfait ! s'enthousiasma Mara. Pile pour fêter mon congé maternité !


— Euh... C'est assez violent comme musique. Je ne suis pas sûre que ça soit une bonne idée que t'ailles à un concert de grunge...


— Mais c'est pas vrai ! Combien de fois devrais-je te le répéter ? Je ne suis pas malade, je suis juste enceinte ! s'agaça-t-elle, de nouveau.


— Une fois de plus, lui répondit la jeune fille en souriant. Tu vas devoir me le répéter une fois de plus. Et puis, une fois encore... Et encore une fois...


— C'est bon ! J'ai compris ! Je retourne dans l'arrière-boutique trier les commandes. Enfin... si tu penses que ce n'est pas trop risqué pour la fragile femme enceinte que je suis, ajouta-t-elle d'un ton sarcastique. Ah la la ! J'espère que tu seras moins pénible avec mon remplaçant !


Elle disparut en pestant, tandis que Harper, amusée par la sortie théâtrale de son amie, commençait à ranger les vinyles dans le rayon pop anglaise.


La matinée était plutôt calme. Quelques clients poussaient parfois la porte de la boutique mais, la plupart du temps, Harper pouvait dessiner sans être dérangée.


Appuyée sur le comptoir, elle laissait libre cours à son obsession, étalant le roulis de ses vagues sur les pages blanches de son carnet. Son feutre bleu se perdait dans des courbes qui n'en finissaient plus. Comme un mouvement infini. Un besoin de remplir la feuille de cette couleur marine, au point d'en tâcher sa main droite, qui frottait contre le papier.


Accaparée par son art, Harper n'avait pas perçu la présence d'un nouveau client.


— Excusez-moi, avez-vous Who's Next des Who en vinyle ? Je ne le trouve pas dans le bac...


Elle releva la tête. Son regard était un peu hagard, encore éclaboussé par les rouleaux graphiques. Le jeune homme, qui se trouvait de l'autre côté du comptoir, la fixait dans l'attente d'une réponse. Ses longs cheveux châtains ondulaient sur ses épaules, comme un reflet des courbes qu'elle venait de tracer sur sa feuille. Et ses yeux... Ses yeux avaient la même nuance que le bleu de ses vagues.


— Qui ça ?


Sa blague au sujet du nom du groupe était involontaire. Elle ne s'en rendit compte qu'après avoir parlé, ce qui la fit rougir. Elle sentit ses pommettes s'enflammer et se mordit les lèvres, agacée par sa maladresse.


— Pardon, je n'y étais pas...


L'inconnu lui offrit un sourire charmant. Le genre de sourire qui creusait des fossettes sur ses joues. L'estomac de Harper se mit à gargouiller, comme s'il avait une vie propre. Comme si une colonie de fourmis faisait un pogo dans ses entrailles.


Je crois que je n'ai pas assez mangé ce matin, pensa-t-elle. Heureusement, c'est bientôt l'heure de ma pause.


— Non, désolée, reprit-elle. Quelqu'un a acheté notre dernier exemplaire hier. Mais j'en ai recommandé un et il devrait arriver la semaine prochaine. Est-ce que vous voulez que je vous le réserve ?


— Ce n'est pas la peine. C'est juste une sorte d'habitude que j'ai... Quand je rentre chez un disquaire, je vérifie toujours qu'il y a mon album préféré des Who.


Il avait bredouillé ces explications d'un air gêné. Un mélange étonnant se dégageait de toute sa personne. Comme s'il oscillait en permanence entre une légère timidité et un charisme à couper le souffle. Il avait une aura singulière.


— La couleur de vos cheveux, c'est à cause des vagues ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.


Harper sentit qu'elle rougissait de nouveau. Mais elle n'eut pas l'occasion de lui répondre, car Mara fit irruption dans la pièce.


— Ah ! Louis, tu es là ! C'est parfait !


Elle avait prononcé son prénom en trainant un peu sur le "s" final. Mara scandait le nom de Louis Armstrong de la même façon, en accentuant ainsi la douceur.


Harper se figea. Elle venait de comprendre qui était ce mystérieux fan des Who.


Non, ce n'est pas possible... se dit-elle.


Mais Mara confirma ses soupçons :


— Je vois que vous avez déjà fait connaissance.


— En fait, je ne me suis pas encore présenté, intervint Louis.


— Eh bien, dit Mara à sa collègue, voici Louis, mon remplaçant. C'est un passionné de musique, comme nous tous ici, qui vient prendre la relève le temps de mon congé. Si j'ai bien tout compris, c'est un artiste, un peu comme toi, Harp'... Enfin non, pas exactement comme toi ! Lui, il écrit des romans...


Ce fut au tour de Louis de rougir, embarrassé par ce qu'elle venait de dévoiler à son sujet. C'était du Mara tout craché. Elle vous mettait dans des situations impossibles, mais elle le faisait avec un naturel si déconcertant, avec une telle générosité, qu'on ne parvenait pas à lui en vouloir.


— Enfin... je n'ai jamais été publié, nuança-t-il avec humilité.


— Les œuvres de Harper n'ont jamais été exposées non plus, poursuivit Mara, ce n'est pas pour ça qu'elle n'est pas douée. Bien au contraire ! Elle est vraiment talentueuse !


— Mara ! s'exclama Harper.


Elle lui lança un coup d'œil lourd de reproches, espérant la faire taire. Pourtant, elle aurait dû savoir que c'était peine perdue. Quand Mara était lancée, rien ne pouvait la museler.


— Tu sais bien que j'ai raison ! Un jour, tu seras une artiste reconnue, qui exposera partout dans le monde, et moi je pourrai me vanter d'avoir une de tes œuvres valant des milliers de dollars accrochée dans mon salon.


Harper soupira et se passa la main sur le visage, comme pour marquer son désaccord. Comme pour montrer à quel point les illusions de sa collègue l'épuisaient. Mais elle réussit juste à transférer un peu du bleu de sa paume sur sa peau.


— Tu t'es mis du feutre, là.


Louis avait posé son doigt de manière furtive sur la joue de la jeune fille. A son contact, elle sentit de nouveau sa colonie de fourmis pogoter dans son ventre.


— Merci, lui dit-elle.


Elle utilisa sa main propre pour effacer la trace bleutée.


Le jeune homme lui sourit, tout en continuant de la fixer. Comme s'ils n'étaient que tous les deux. Comme si Mara n'assistait pas à toute la scène, sans en perdre une miette.


— Louis, finit-elle pourtant par lui dire, le patron t'attend dans son bureau. Il a préparé ton contrat, tu n'as plus qu'à le relire et à signer.


Il ne réagit pas tout de suite. Il contemplait Harper, comme s'il voulait graver le moindre détail de sa physionomie dans sa mémoire.


— Louis ? insista Mara d'un ton malicieux.


— Euh... Oui, pardon ! J'y vais tout de suite.


Il se dirigea vers le fond du magasin d'un pas dynamique. Mara attendit qu'il se soit assez éloigné pour taquiner sa jeune collègue.


— Je suis rassurée ! Je te laisse entre de bonnes mains, déclara-t-elle. Je crois que je peux arrêter de te chercher un mec... On dirait qu'il t'a trouvée tout seul !


— Quoi ?


— Arrête de faire l'innocente ! Tu m'as très bien comprise... Il y a quelque chose dans l'air. Je sens tout un tas de bonnes ondes autour de vous !


Mara caressait son ventre d'un air satisfait qui exaspéra la jeune fille au plus haut point.


— Tu veux dire... Les mêmes "bonnes ondes" qui te disaient que je formerais un couple parfait avec le livreur qui est gay ? demanda-t-elle, moqueuse. Ce sont encore tes hormones exacerbées qui te jouent des tours !


— Déjà, il est peut-être bi, tu n'en sais rien...


—Si, si, je le sais ! Il est cent pour cent homosexuel, tout comme son petit-ami, d'ailleurs.


— Oh, ça va ! Ce n'est pas une science exacte non plus... Tout le monde peut se tromper ! Même si la façon dont ce livreur te matait...


— Il voulait juste connaître le nom de mon coiffeur pour se faire faire la même couleur !


Mara en resta bouche bée, ce que Harper prit le temps d'apprécier. C'était si rare qu'elle ne sache plus quoi dire. Malheureusement, cela ne dura pas.


— Peu importe ! Laisse tomber le livreur, je te parle de Louis, là ! Tu ne vas tout de même pas me dire que tu n'as pas vu que tu lui plaisais ?


— Je ne vois pas de quoi tu parles...


— Arrête de mentir ! En plus, c'est tout à fait ton style de mec...


— Ah oui ? Qu'est-ce qui te fait dire ça ? s'étonna-t-elle.


— C'est un artiste, comme toi, commença-t-elle à énumérer sur ses doigts. Vous aimez la même musique. Et puis, c'est le genre "shorts longs et tee-shirts"...


Harper ne put s'empêcher de pouffer de rire devant l'argument vestimentaire tout à fait farfelu que son amie avançait.


— Mais, si ! insista cette dernière. Je ne te vois pas avec un hipster qui passerait plus de temps que toi dans la salle de bain pour se préparer le matin. Ce n'est pas ton genre, du tout ! Toi, tu aimes les mecs "nature" qui ne perdent pas de temps à se préoccuper de leur garde-robe.


Elle n'avait pas tort. Harper pouvait bien lui concéder cela. Néanmoins, ce n'était pas le problème.


— Je vais bosser avec lui, Mara ! Je ne peux pas sortir avec un mec du boulot... Ce n'est pas une bonne idée. Imagine que les choses tournent mal...


— Oh la la ! Je ne te demande pas de l'épouser, non plus ! Mais un peu de sexe ne te ferait pas de mal... A force, ton hymen va se reformer, mon lapin.


Harper allait lui répondre que c'était impossible, qu'elle ne pouvait pas retrouver sa virginité malgré une longue période d'abstinence sexuelle, mais le retour de Louis l'en empêcha. Elle avait déjà éprouvé assez d'embarras pour le reste de la journée — voire de la semaine — elle n'allait tout de même pas évoquer son hymen devant lui.


— C'est tout bon ? le questionna Mara.


— Oui, répondit le jeune homme. Contrat signé ! Je commence dans deux semaines.


Il avait prononcé cette dernière phrase en regardant Harper. Mais celle-ci ne s'en rendit pas compte. Son attention avait été détournée par un nouveau message de Jesse. Il venait de lui envoyer la photo d'un macaron. Un gâteau bleu comme ses cheveux. C'était sa façon à lui de lui dire qu'il l'attendait pour déjeuner dans leur petite boulangerie. Celle dans laquelle ils avaient mangé ensemble pour la première fois. Cette fois où il neigeait si fort. Cela ne faisait que quelques mois. Pourtant, Harper avait la sensation que ces derniers mois avaient duré toute une vie.


Comme si son existence avait commencé le jour où elle avait rencontré Jesse.


Son expression joyeuse n'échappa pas à Louis, puisqu'il lui demanda aussitôt :


— Un message de ton petit ami ?


— Non, c'est Jesse. Un ami...


— Elle est célibataire, insista Mara. Harper n'a pas de petit copain en ce moment.


Comme toujours, Mara ne faisait pas dans la subtilité. Mais sa réponse eut l'air de satisfaire Louis. Son visage s'éclaira et, tout en fixant Harper, il ajouta :


— Tant mieux.


Deux mots tout simples, prononcés avec douceur. Juste quelques syllabes agrémentées de son petit sourire charmant.


Pourtant ces paroles troublèrent Harper. Elles roulèrent sur son cœur avec la force de l'océan.


Comme des vagues de bonheur. Un roulis annonciateur de lendemains rieurs.


Comme une promesse.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top