6. Where did you sleep last night ?
Harper se réveilla en sursaut, son cœur tambourinant dans sa poitrine.
L'inquiétude rongeait son cerveau mais elle n'était pas encore assez éveillée pour la comprendre. C'était un sentiment diffus et flou. Une angoisse inexplicable.
Comme un spectre dont elle ne connaissait pas le nom.
Et, soudain, tout lui revint. Le concert, la drogue et Jesse qui frappait à sa porte.
Jesse la suppliant de lui ouvrir.
Ses yeux se posèrent sur les chiffres lumineux de son réveil. Il n'était que 5h27. Il faisait encore nuit, et seul l'éclairage urbain apposait ses lueurs discrètes dans sa chambre. Elle attrapa son téléphone et vit qu'elle avait un message de Jesse.
* Je ne partirai pas tant que tu ne m'auras pas ouvert la porte. *
Elle réalisa qu'elle s'était endormie en pleine dispute. Comme aspirée par un trou noir. Un besoin de s'oublier dans le monde des rêves. De l'oublier, lui. Mais, si elle ne se souvenait plus de ses songes, elle savait très bien qu'ils avaient été agités. Des reflets distordus de sa soirée.
Elle reposa son portable à côté d'elle sur le lit, l'échappant presque de ses mains tremblantes. Ses gestes incertains portaient toujours le sceau du sommeil. Son corps n'était pas tout à fait alerte encore, et elle aurait pu se rendormir aisément, si son esprit n'avait pas commencé à la tourmenter.
Il a dit qu'il ne partirait pas... Et si... Non, il a dû se lasser et s'en aller...
Mais cette idée s'était introduite dans sa tête, comme un cheval de Troie caché dans le SMS de son ami. Elle ne la lâchait plus, rebondissant dans tous les recoins de ses pensées. Alors, Harper décida d'en avoir le coeur net. Elle se leva et traversa son appartement silencieux.
Elle s'arrêta devant sa porte d'entrée, hésitante.
Non, c'est stupide, pensa-t-elle.
Pourtant, elle tourna la clef dans la serrure et l'ouvrit.
Jesse était là, recroquevillé sur le paillasson.
Le visage caché par sa longue chevelure blonde. Il était immobile, replié sur lui-même comme un fœtus.
Le cœur de Harper manqua un battement. Elle se précipita sur lui, craignant le pire. Mais, à peine le toucha-t-elle, qu'il frémit dans son sommeil.
Il dort juste. Ne t'inquiète pas, il dort. Tout va bien, se dit-elle.
Elle s'assit par terre à ses côtés, fixant la poitrine de Jesse qui bougeait au gré de son souffle régulier. La tête appuyée contre l'encadrure de la porte, la jeune femme le contemplait. Elle avait besoin d'un moment pour reprendre ses esprits. Juste un moment. Rien qu'un instant pour tuer tout à fait le monstre né dans ses entrailles.
J'ai cru qu'il était mort.
Cette pensée la paralysait, altérant sa respiration.
J'ai cru qu'il était mort. Seul sur mon paillasson, pendant que je dormais tranquillement dans mon lit.
Harper eut envie de hurler sa terreur. Envie d'expulser ce monstre de noirceur qui s'accrochait encore à son ventre. Elle colla ses mains contre sa bouche et un cri silencieux jaillit de son corps.
Une violence étouffée.
Puis, elle se força à inspirer à fond, avant d'expirer le plus lentement possible.
Reprends-toi, Harper, reprends-toi ! se fustigea-t-elle.
Elle ne pouvait pas le laisser dormir là, par terre. Comme un chien. Elle se pencha alors sur lui. Sa main tendre repoussa le rideau de ses cheveux, caressant sa joue au passage. Sa joue rendue rugueuse par l'ombre d'une barbe de deux jours.
— Jesse, réveille-toi, lui dit-elle avec douceur.
Il ouvrit les yeux, posant sur elle un regard interrogateur. Comme s'il cherchait à comprendre ce qu'il faisait là. Les sourcils froncés, il regardait tout autour de lui, ne parvenant pas à fixer son attention. Mais il revenait toujours à son visage.
Il revenait toujours à elle.
Harper constata avec soulagement que ses pupilles avaient retrouvé une taille normale. Seules les brumes du sommeil s'attardaient encore un peu dans ses iris bleus. La drogue avait quitté son corps.
— Allez, viens, lui murmura-t-elle en l'aidant à se relever. Est-ce que ça va ?
— Non, j'ai mal partout. Je pensais que le sol de ton couloir serait plus confortable, grogna-t-il. Je vais me plaindre à ton proprio.
Harper sourit. Le fait que Jesse fasse de l'humour, comme ça au réveil, la rassurait.
— Assieds-toi, lui dit-elle en lui désignant la chaise la plus proche. Je vais nous préparer du thé.
Jesse se laissa tomber sur cette chaise, avant de poser les avant-bras sur la table. Le menton calé sur ses mains, il observait Harper qui s'affairait dans sa cuisine. Elle avait allumé l'applique au-dessus du plan de travail, laissant le reste de la pièce dans la pénombre.
Comme si la lumière n'avait pas encore sa place.
Elle déposa enfin devant lui une grande tasse fumante, de laquelle s'échappait une vapeur fruitée. Elle le regarda humer l'air au-dessus de son mug, après l'avoir enserré de ses deux mains. Comme si la chaleur du récipient pouvait réchauffer son âme.
Il souffla sur le liquide et en but de petites gorgées.
— Tu ne bois pas ? demanda-t-il à la jeune femme.
— J'attends qu'il refroidisse un peu.
Jesse hocha la tête, sans rien ajouter.
Le silence s'étirait entre eux. Cependant, ce n'était pas leur silence habituel. Celui dans lequel flottait leur complicité. Celui qui rendait les paroles parfois superflues. Comme un plaid, bien chaud, qui les enveloppait de sa douceur amicale.
Non. Ce n'était pas ce genre de silence.
C'était celui, un peu gêné, qui précédait une conversation difficile. Celui qui pèse sur votre poitrine comme une pierre trop lourde.
Harper ne savait pas comment commencer cette discussion. Alors, elle plongeait le nez dans son mug, tout en cherchant une phrase qui ne sonnerait pas comme un reproche.
— Je suis désolé, murmura Jesse sans la regarder.
— Moi aussi. Je me suis endormie sans voir ton message hier soir.
Il avait levé les yeux et la fixait.
— J'ai été con, lâcha-t-il finalement.
— Un peu, lui concéda-t-elle en souriant.
Ils étaient au bord d'un précipice. Les mots se bousculaient dans la tête de Harper. Une cavalcade d'interrogations. Et Jesse la contemplait comme un homme figé sur le seuil des Enfers. Un homme vivant parmi les ombres.
— Pourquoi as-tu pris de l'héro ?
C'était direct et sans doute un peu maladroit. Et Harper savait qu'il n'y avait pas de réponse facile à cette question. Mais il fallait bien aborder le sujet, d'une manière ou d'une autre.
Son ami passa ses deux mains sur son visage, dans un geste las.
— Je ne sais pas...
— Allons, Jesse, pas de ça avec moi. C'est moi... Harper ! Tu sais bien que tu peux tout me dire. Ne te dérobe pas. Pas maintenant...
Les doigts nerveux de Jesse se mirent à jouer avec une éraflure devant lui sur la table. Une imperfection du bois. Harper le laissa faire, attendant qu'il s'ouvre à elle.
— La drogue endort mes démons...
De nouveau sans la regarder, il mit son cœur à nu. Il lui expliqua comment la drogue apaisait sa souffrance. Comment elle anesthésiait sa douleur. Il lui parla de ses monstres. Ceux qui rongeaient ses pensées, l'empêchant de dormir. Ceux qui lui donnaient l'impression de ne pas valoir grand chose. Presque rien. Moins que rien. A tel point que sa présence sur cette planète n'était sans doute nécessaire à personne. Qu'est-ce qu'elle en avait à faire la Terre que Jesse respire encore ? Rien. Et ce vide qui le grignotait jour après jour. Comme si tout perdait de son intérêt. Comme si rien n'avait de sens. Plus rien. Même pas la musique.
— Même pas ton sourire, ajouta-t-il avec un coup d'œil triste.
Il baissa de nouveau les yeux sur son thé.
— Ne t'inquiète pas. Je garde le contrôle. C'est juste pour contenir toute cette merde en moi. Mais je gère...
— Non, tu ne gères rien. Tu ne le peux pas.
Ce n'était pas un jugement de sa part. Juste un constat. Elle l'avait énoncé d'une voix neutre.
— Et la beuh... tenta-t-elle.
— Ce n'était plus suffisant.
— Et si...
— Non, Harper ! Ne fais pas ça, la coupa-t-il.
— Ne fais pas quoi ?
— Ne fais pas comme tous les autres. Ne me propose pas des solutions que j'ai déjà essayées cent fois. Des trucs qui ne marcheront pas. Je n'ai pas la force d'avoir cette conversation... Pas avec toi.
— Il y a une solution que tu n'as pas essayé, pourtant.
— Ah oui ? Laquelle ?
Ce n'était pas une vraie question. Jesse avait repris son ton sarcastique. Il était évident qu'il ne croyait pas en l'existence d'une telle solution. Harper voyait bien qu'il était persuadé de plus avoir aucune échappatoire.
Il croit qu'il est condamné.
— Tu ne m'as pas essayée, moi.
Le jeune homme ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit.
— Je veux dire, précisa-t-elle, que je suis là maintenant. Je fais partie de ta vie et tu peux compter sur moi. Tu n'as pas besoin de drogues pour chasser tes démons. Je suis là. Il suffit que tu m'appelles et j'accours avec ma hache pour les zigouiller !
Sa plaisanterie tomba à plat. Elle n'arracha même pas l'ombre d'un sourire à Jesse et Harper se mordit les lèvres, se reprochant sa maladresse.
— Je suis sérieuse, insista-t-elle.
— Je sais.
— A nous deux, on peut y arriver, j'en suis certaine.
Jesse haussa les épaules, avant de tourner sa tasse entre ses mains.
— Jesse, ce ne sont pas des paroles en l'air... Je pense tout ce que je viens de te dire.
— Ce n'est pas contre toi, Harp', c'est juste... Je n'aime pas compter sur les autres. J'ai arrêté de faire ça il y a très longtemps. Trop de déceptions. Trop de personnes m'ont laissé tomber, comme ça, quand j'avais le plus besoin d'eux... Alors, un jour, j'ai décidé de ne plus rien demander à personne... Parce que les gens finissent toujours par s'éloigner. Par briser leurs promesses. Toujours.
— Je ne te laisserai jamais tomber, tu m'entends ? Jamais ! Je ne te ferais pas cette promesse s'il y avait la moindre chance que je la rompe un jour. Tu vois, je ne te la ferais pas si on sortait ensemble, par exemple. Je sais bien que l'amour n'est pas éternel et que si Roméo n'était pas mort, il aurait fini par tromper Juliette avec Rosaline ou une autre. On a beau se faire des serments remplis de "toujours" et de "jamais" quand on est amoureux, les sentiments finissent par s'effacer...
— Et c'est comme ça que tu penses me convaincre ? ricana-t-il.
— Oui. C'est comme ça. Parce qu'on n'est pas amoureux, tous les deux. Je ne sais pas trop comment définir ce qui nous unit. J'ai bien conscience de tenir bien plus à toi qu'à tout le reste de mes potes. Tu n'es pas un simple ami. Tu es plus. Bien plus. Mais je ne suis pas amoureuse de toi, non plus. Je sais que ce que je ressens ne se fanera pas avec le temps. Cela ne s'affaiblira pas. J'en suis certaine ! Alors je peux te faire des promesses. Je ne les briserai pas. Tu dois me faire confiance, je serai toujours là pour toi ! Je te le jure.
Tandis qu'elle prononçait ces paroles, le visage de Jesse s'éclaira. Ces mots jaillissaient du coeur de Harper, comme une force vive. Un élan d'amour. Et elle voyait ses paroles imprégner la peau de son ami. Elle le voyait se réchauffer à leur contact, pendant que l'aurore levait son voile discret et pénétrait dans la pièce, y jetant ses premières lueurs.
L'aube d'un jour nouveau illuminait les traits de Jesse.
— Tu sais... commença-t-il d'une voix hésitante. Je ne pouvais vraiment pas partir cette nuit. Je n'y arrivais pas. Je ne pouvais pas m'éloigner en te sachant en colère contre moi. Je... je ne voulais pas te perdre. Pas toi. Depuis que tu es entrée dans ma vie, c'est comme si le soleil avait retrouvé sa chaleur. Son éclat... Je ne pouvais pas m'en aller.
Harper délaissa son thé, qui avait refroidi, pour saisir la main de son ami.
— Tu ne me perdras pas. Je te le jure. Mais promets-moi que tu vas te battre. Promets-moi que tu ne toucheras plus à l'héroïne et que tu me laisseras t'aider.
Jesse acquiesça. Ce n'était qu'un petit hochement de tête. Un signe léger. Celui de quelqu'un qui ne croyait pas en sa rédemption. Quelqu'un qui marchait depuis trop longtemps parmi les ombres. Mais Harper s'en contenta.
C'est un début... songea-t-elle.
Elle se leva et alla se placer derrière lui. Puis, elle l'enlaça, enfouissant son visage dans la chevelure emmêlée du jeune homme. Elle embrassa son crâne, humant son odeur.
L'odeur de Jesse. Celle de ses cheveux.
Elle resta longtemps ainsi, ne parvenant pas à le lâcher.
Jesse avait posé ses mains sur les bras de son amie et il les caressait, insufflant dans ce geste toute la tendresse qu'il ressentait pour elle.
Harper ne bougeait plus, se saoulant du parfum de ses mèches blondes.
Tandis qu'elle l'étreignait, l'aube avait pris ses aises. Le soleil s'était définitivement levé dans son appartement.
Les deux amis reposaient dans ses rayons.
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