2. Les funérailles de Mercutio
Assise en tailleur sur son vieux canapé au cuir patiné par les ans, Harper griffonnait dans son carnet à dessins. Elle passait et repassait son crayon sur des ondulations fantasques, usant la mine sur la feuille blanche au grain épais.
Elle aurait pu profiter de ce jour de repos pour aller se balader en ville. Flâner dans les rues, acheter des fleurs à Pike Market, jouer à cache-cache avec la Space Needle, qui apparaissait toujours au détour d'une rue quand on ne l'espérait plus. Elle aurait pu faire tout cela, après tout, la neige s'en était allée. Elle avait déserté les cieux, laissant derrière elle l'espoir d'un dimanche ensoleillé. Mais c'était mal connaître Seattle. Ce n'était pas pour rien que cette ville avait été surnommée "Rainy City". La pluie avait retrouvé son empire. Elle glissait de nouveau sur les bâtiments, imprégnant la pierre et le béton, s'insinuant jusque dans les esprits pour y murmurer des complaintes mélancoliques.
La pluie enlaçait Seattle, telle une amante jalouse aux larmes acides.
Et, tandis que le ruissellement lancinant de l'averse battait les vitres de son minuscule appartement, Harper ne prêtait attention qu'au grattement du crayon sur son cahier. Elle avait toujours adoré dessiner. Parfois, c'était comme si sa vision du monde changeait. Au lieu de percevoir les choses et les gens dans leur intégralité, elle ne voyait plus que des lignes et des traits. Des détails et des ombres à tracer sur du papier. Alors elle prenait un stylo et transcrivait ce qui s'était imprimé sur sa rétine.
Reproduire un modèle, inventer des formes... Cela lui était égal. Cela dépendait de sa fantaisie du moment. Pourtant, quelque chose revenait sans cesse dans ses esquisses. Un modèle récurrent. Une obsession.
Harper aimait dessiner des vagues.
Les courbes océaniques s'étalaient sur la plupart des pages de son carnet. Elle était fascinée par cet instant particulier où l'eau s'arrondit, formant un arc translucide. Cet instant d'avant la rupture. Juste avant le chaos.
Un arc éphémère et éternel.
Sous le tracé de sa mine, l'écume couronnait l'onde de sa blancheur bouillonnante, comme un présage du roulis sur le point de se briser. Les prémisses de la perte de l'équilibre.
Alors qu'elle attaquait la cambrure d'un nouveau rouleau, elle fut interrompue dans son élan par la vibration discrète de son portable contre le bois de la table basse.
Mercutio est mort. Veillée funèbre ce soir ?
Ce message fit naître un léger sourire sur ses lèvres... Un sourire qui s'élargit un peu plus quand elle réalisa à quel point il était étrange de se réjouir du décès de quelqu'un.
Ce sont des funérailles imaginaires après tout. Ce n'est pas comme si quelqu'un était vraiment mort, se dit-elle comme pour justifier son humour macabre.
Sans réfléchir davantage, elle appuya sur la touche "appel". Une seule sonnerie retentit avant que la voix de Jesse résonne dans son oreille. Sa voix douce, qui laissait traîner les syllabes en fin de phrase. Il devait avoir gardé son téléphone à la main pour décrocher aussi vite. Comme s'il attendait sa réponse. Ce fut, en tout cas, ce que Harper s'imagina, et cela lui donna encore plus envie de sourire.
— Comment va Roméo ? demanda-t-elle de but en blanc.
— Comme tu peux l'imaginer, il est au plus mal.
— Je te dirais bien de l'empêcher d'aller buter Tybalt, mais je ne crois pas que ce soit possible.
Le rire tourbillonnant de Jesse chatouilla son tympan.
— Le mieux qu'on puisse faire à ce stade-là, c'est honorer la mémoire du pauvre Mercutio, poursuivit-elle. Ce soir, donc ?
— Oui, si tu es dispo...
— Tu peux venir chez moi, si tu veux. J'ai le DVD de Roméo et Juliette avec Di Caprio. Tu crois que Mercutio sera offensé si on sert de la pizza pour ses funérailles ?
— Non, je ne crois pas... De toute façon, il est mort, alors peu importe son avis ! Tu veux quoi comme pizza ?
— T'embête pas ! J'ai un abonnement à la pizzeria en bas de chez moi. Ils songent même à donner mon nom à ma préférée, pour tout te dire... Donc c'est moi qui régale ! Je t'envoie mon adresse par SMS.
Elle raccrocha, le cœur léger.
Après avoir balancé son portable sur le canapé, elle releva la tête et lança un coup d'œil circulaire à son appartement.
Ouh la ! Le programme de l'après-midi s'impose de lui-même, pensa-t-elle.
Même si elle n'était pas maniaque et assumait tout à fait sa propension au désordre, elle se dit qu'elle ne pouvait pas recevoir Jesse dans un tel capharnaüm. Après tout, c'était la première fois qu'il venait. Elle se leva donc, attrapant au passage l'assiette sale qui traînait sur la table basse, et commença à ranger.
Quand la sonnette de la porte d'entrée retentit aux alentours de dix-neuf heures, Harper avait eu le temps de redonner un aspect convenable à son deux pièces. Du moins, le salon était rangé et personne n'était censé savoir qu'elle avait simplement entassé certains objets et papiers dans sa chambre. Elle avait aussi pris une douche salutaire, même si elle n'avait pas l'intention de se faire jolie. Après tout, ce n'était pas un rendez-vous. Jesse était juste un nouveau pote, qui venait passer la soirée avec elle. Une soirée DVD entre amis. Non, elle ne cherchait pas à le séduire et avait passé un jean tout simple, ainsi qu'un tee-shirt à l'effigie de Alice in Chains. Malgré tout, se glisser sous l'eau chaude avait été agréable et cela lui évitait de sentir le fennec.
La jeune femme jeta un coup d'œil machinal aux pizzas, qui restaient au chaud dans leur carton à l'intérieur de son four, avant d'aller lui ouvrir. Jesse était vêtu de noir de la tête aux pieds. Jean et chemise. Il portait un pack de bières dans une main et un grand lys blanc dans l'autre. Harper pouffa de rire devant son air de circonstance, avant de se reprendre et de déclarer :
— Bienvenue, Jesse. J'aurais aimé qu'on se revoie en une occasion plus heureuse. Pauvre, pauvre Mercutio, fit-elle en surjouant le chagrin.
— Oui, il nous a été enlevé dans la fleur de l'âge, déclara-t-il pince-sans-rire en lui tendant le lys.
— Merci. Mais donne-moi plutôt les bières, je vais les mettre au frais.
Elle le fit entrer et lui proposa de faire comme s'il était chez lui, tandis qu'elle déposait son pack dans le frigo, en profitant pour attraper deux bouteilles. Le regard de Jesse virevoltait dans son appartement, s'attardant plus volontiers sur les quelques affiches qui ornaient ses murs blancs. La décoration était assez spartiate, Harper n'aimait pas s'encombrer d'objets inutiles prompts à prendre la poussière. Et puis, elle se connaissait assez pour savoir que plus elle accumulerait de choses, plus son aptitude au chaos deviendrait incontrôlable.
— Est-ce que ça te dit qu'on s'installe sur le canapé pour mater le DVD et manger les pizzas ? demanda-t-elle en lui tendant la bière qu'elle venait de décapsuler.
— C'est parfait.
Il porta la bouteille à ses lèvres et en but une longue gorgée.
Jesse avait déjà vu ce film. Harper en connaissait la moindre réplique. Ils purent donc le regarder, tout en faisant des commentaires. Chacun rebondissant sur les blagues de l'autre.
— Ah ! Première apparition de Mercutio, déclara Harper.
— Il était si jeune, soupira Jesse affectant la tristesse.
— Et si beau !
— Et si accro à l'ecstasy...
— Oui, c'est étrange que le réalisateur ait choisi ce biais-là pour expliquer la tirade de la reine Mab.
— En même temps, il est perché quand il raconte ça, Mercutio, remarqua Jesse. Je suis sûr que Shakespeare devait consommer des trucs... C'est pas possible sinon !
Harper rigola en imaginant un Shakespeare complètement stone en train d'écrire, une plume à la main. Elle attrapa une nouvelle part de pizza et mordit dedans, pendant que Roméo et ses amis partaient à la fête des Capulet. Jesse venait de finir sa bière et la posa sur la table basse.
— Tu en veux une autre ? demanda Harper en se levant.
— Oui, merci. Est-ce que ça te dérange ?
Il lui montra l'enveloppe, qu'il venait de sortir de sa poche, et qui contenait de la beuh.
— Non, tu peux fumer. Pas de problème.
Néanmoins, elle ferma la porte qui donnait sur sa chambre et entrouvrit la fenêtre au-dessus de l'évier. Quand elle se rassit sur le canapé, deux nouvelles bouteilles à la main, Jesse était en train de rouler un joint. Elle posa donc la bière devant lui et commença à siroter la sienne, suivant d'un œil distrait le film.
Jesse alluma son joint. Il en tira quelques lattes, recrachant de longues volutes de fumée opaque, avant de le tendre à Harper.
— Non, merci. C'est bon. J'ai déjà ce qu'il me faut et je n'aime pas mélanger, ajouta-t-elle en désignant ce qu'elle buvait.
Et tandis qu'un brouillard odorant envahissait la pièce — malgré la fenêtre ouverte — la scène tant attendue arriva à l'écran. Roméo venait de se marier, il n'était encore qu'insouciance. Pourtant, Tybalt l'attendait. Il réclamait son dû. Il voulait son sang.
Harper commença à se replier sur elle-même, par anticipation, serrant ses jambes contre sa poitrine. Comme une protection dérisoire. Comme une barrière censée la protéger de la tragédie. Elle appuyait son menton sur ses genoux, prête à cacher son visage. Roméo ne s'était pas encore interposé entre Mercutio et Tybalt, qu'elle tremblait déjà.
"La peste soit de vos deux maisons !" cria un Mercutio à l'agonie.
Et les larmes commencèrent à glisser sur les joues de la jeune fille sans qu'elle puisse les retenir. Elle n'aurait jamais osé l'avouer à voix haute, mais à chaque fois que ce personnage mourait, une part d'elle s'éteignait. Une part d'elle l'accompagnait dans le néant.
— En fait, sa mort te fait vraiment de la peine, constata Jesse.
Elle hocha la tête, incapable de prononcer le moindre mot, trop occupée à contenir les sanglots violents qui essayaient de se frayer un chemin dans son corps entier. Jesse la contempla en silence et quand elle lui jeta un coup d'œil, elle réalisa qu'il ne paraissait pas la juger. Non, bien au contraire. C'était un regard rempli d'empathie, presque tendre.
— Veux-tu un verre d'eau ? lui demanda-t-il d'une voix douce.
Harper accepta, lui précisant que les verres se trouvaient dans le placard à côté de l'évier. Quand il se rassit auprès d'elle, elle le remercia avant de boire avec lenteur pour dénouer sa gorge. Il posa brièvement sa main sur son épaule, qu'il enserra dans un geste réconfortant. Puis il attrapa son enveloppe, afin de se rouler un nouveau joint.
Alors que le film se poursuivait, ce fut au tour de Jesse de se tendre. Juliette venait de refuser d'épouser le mari imposé par son père, et ce dernier l'insultait. Il la violentait. Harper réalisa que tous les traits du visages de Jesse s'étaient contractés. Tout son corps s'était tendu, comme s'il subissait l'assaut de Capulet dans sa chair.
Chaque insulte semblait l'atteindre.
Comme si les mots du père lui étaient destinés.
— Jesse ?
Harper avait prononcé son prénom pour le ramener à l'instant présent. Elle avait chuchoté son nom, presque comme un mot magique. Comme un secret murmuré.
Il tourna la tête vers elle. La ressemblance entre ses yeux et ceux de Roméo lui coupèrent le souffle un instant. Le même regard désespéré. Un mélange de tristesse et de résignation, liées par la douleur.
La tragédie avait apposé son voile bleuté dans ses iris clairs.
Il se força à lui sourire et tendit la main pour attraper une mèche de ses cheveux, qu'il enroula autour de son doigt.
— Je ne crois pas te l'avoir déjà dit, mais j'adore la couleur de tes cheveux.
Harper n'était pas dupe. Elle savait bien qu'il avait saisi le premier sujet qui avait traversé son esprit pour la détourner de son inquiétude. Elle en avait bien conscience. Pourtant elle respecta sa pirouette.
Un jour, il m'expliquera, se dit-elle confiante.
C'était assez étrange ce qui se passait entre eux. Ce n'était pas de l'amour. Ce n'était pas une simple attirance sexuelle. C'était un début d'amitié qu'elle ne s'expliquait pas. Une amitié telle qu'elle n'en avait jamais connu. Un mélange d'évidences et de certitudes. Des certitudes fondées sur rien, si ce n'était une intuition persistante. Un sentiment qui avait pris naissance dans ses entrailles et ne la lâchait plus.
Jesse cessa de jouer avec la chevelure de Harper et lui avoua, comme s'il rebondissait sur ses pensées :
— Je n'ai jamais été ami avec une fille avant toi. C'est la première fois...
— Une amie fille, c'est comme un ami garçon... en plus propre, plaisanta Harper.
Elle lâcha un rot à cause de l'énorme gorgée de bière qu'elle venait de prendre, ce qui les fit rire tous les deux. Jesse écrasa son joint et commença à bâiller.
— Je peux ? lui demanda-t-il en désignant ses jambes.
La jeune femme acquiesça. Il s'allongea alors, laissant sa tête reposer sur les genoux de son amie. Il ferma les yeux, comme si la fatigue et la drogue avaient raison de lui. Ou bien étaient-ce d'autres émotions enfouies loin de la surface ? Des émotions qui se cachaient sous son sourire... Harper n'aurait su dire. Elle commença à caresser ses longs cheveux blonds d'un geste machinal.
C'était plus fort qu'elle. Elle n'était pas le genre de personne qui maternait les autres. Pourtant, quand Jesse était auprès d'elle, tous ses instincts protecteurs se réveillaient. C'était comme ça. Elle ne savait pas pourquoi, mais il lui faisait l'effet d'un oisillon tombé du nid. Un oisillon qu'elle avait envie de réchauffer entre ses mains.
On doit avoir le même âge, pourtant. Je suis sûre qu'il a autour de vingt-cinq ans. Comme moi... Ce n'est plus un enfant, se morigénait-elle.
Soudain, la respiration du jeune homme changea. Elle devint plus ample, plus profonde. Harper comprit qu'il s'était endormi. Alors, elle usa de mille précautions pour se lever sans le réveiller. Elle alla chercher une couverture et le borda avec tendresse.
Non, ce n'est plus un enfant, se répéta-t-elle pour s'en convaincre.
Puis, elle sortit de la pièce sur la pointe des pieds afin de rejoindre son propre lit.
Le lendemain matin arriva en un battement de cils. A peine les paupières ouvertes, Harper se rappela qu'elle avait laissé Jesse sur le canapé. L'écran lumineux du réveil indiquait 8H03, il était grand temps de s'extirper de sous la couette. Elle rejoignit le salon, se demandant s'il était déjà debout.
Mais la pièce était vide.
La couverture pliée sur le sofa sembla la saluer. Elle s'approcha de la table et remarqua un bout de papier noirci d'une écriture qui lui était inconnue. Un bout de feuille calé sous le vase dans lequel s'épanouissait le lys blanc.
"J'ai dû filer avant que tu ne te réveilles, si je ne voulais pas être en retard au travail ! Merci pour la soirée et pour la couverture. Ne t'inquiète pas : Mercutio n'est pas mort ! La reine Mab est tombée amoureuse de lui et l'a emmené dans son royaume. C'est Shakespeare qui me l'a révélé en rêve cette nuit..."
Harper pouffa de rire en lisant cette note, qu'il lui avait laissée. Elle s'étira ensuite comme un chat. Les bras levés bien haut au-dessus de sa tête.
Oui, songea-t-elle, Mercutio n'est pas vraiment mort.
Et, tandis qu'elle faisait chauffer l'eau pour son thé, son esprit vagabonda loin, bien loin...
Au-delà des mondes, jusqu'au royaume farfelu de la reine amoureuse.
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