Chapitre XIV : Melancholia

Cette nuit que je suis, à me morfondre, dans un de ces pubs anglais du cœur de Londres. Le souvenir, tel un boomerang, revient de ces jours passés agiter mon cœur blessé.

Ce jour-là, tu étais parmi toutes ces groupies prêtes à vendre leur mère pour m'approcher celle qui m'avait à peine regardé. Mais cette attitude désinvolte remplie d'indifférence m'avait tour à tour agacé, attiré, troublé, dérangé. A tel point que de ces filles, toutes plus belles et désirables les unes que les autres, je ne retenais que le départ de celle qui m'avait ignoré.

Et si ton visage s'était peu à peu effacé de mon esprit, il y restait, comme ancré et inaltérable, le souvenir du mouvement de cette longue chevelure cuivrée, se balançant au rythme d'un déhanché dont je me surprenais encore à rêver après toutes ces années.

Cet autre jour, tu étais impertinente et arrogante, osant porter un jugement sur ce que Londres tout entier se contentait d'admirer. Comme inébranlable, tu cachais par fierté ces pommettes rosées, accentuant davantage ce regard troublé.

Et cette mèche torsadée, fruit d'une légère anxiété se voulait attendrissante. Tiraillé par l'envie irrépressible d'y passer la main, je devinais les premières notes de cette essence de Guerlain. Une fragrance teintée de jasmin, un réveil des sens à chaque mouvement, à chaque sourire, sonnant le réveil de mes désirs.

Un autre tu étais fragile et désarmée, réfugiée au plus profond d'une étreinte qui n'aurait jamais dû se briser. Tu en avais les larmes aux yeux, le cœur lourd, le souffle court, les mains prisonnières des miennes. Et aujourd'hui, j'en ai à mon tour les larmes aux yeux, le cœur serré, le souffle coupé maintenant que nos mains ne sont plus liées.

Ce dernier, tu étais froide et sans pitié. J'étais orgueilleux, désarmé, tour à tour fragilisé puis définitivement brisé. Collé à ma peau, ton souvenir gravé me transperce les os. Ma raison vacille, prête à chavirer. Et cette douleur se distille, prête à me consumer.

Je t'ai dans la tête, maltraitant mes pensées et occupant la moindre de mes idées. Je t'ai dans la peau, gravée en moi, au cœur même de mes idéaux. Il n'appartiendrait qu'à moi de m'en libérer mais je garde l'envie irrépressible de m'y accrocher. Un amour immaculé m'interdisant l'espoir d'en sortir un jour miraculé. Et j'ai la désagréable et dangereuse impression de m'y être ce soir condamné.



**********



Après une longue nuit à errer dans les méandres de son passé, Adam retrouva Gavin dans l'immense bureau qu'il occupait à présent. Les cadres de Kirk Wayne avaient disparu, laissant apparaître un immense mur blanc où se trouvait simplement une photo de lui et Sixteen, elle y était rayonnante et malicieuse.

Gavin posait sur elle un regard bienveillant, tel celui d'un père immensément fier sur son enfant. Ce jour-là, elle recevait un prix pour sa thèse qui aura tant fait parler les politiques et philosophes d'un pays tout entier. En contemplant cette photo, Gavin se voulait nostalgique, comme incapable d'oublier cet instant.

- Tu voulais me voir ? Lâcha Adam, resté sur le pas de la porte, osant à peine entrer.

Gavin le dévisagea, surpris de son allure négligée. Sa mine éteinte et fatiguée trahissait sa courte nuit. Compréhensif, il ne lui fit aucune remarque, lui expliquant plutôt les raisons de sa présence.

- J'ai pensé que tu aurais aimé récupérer certaines affaires de Sixteen...

Gavin lui indiqua du regard le carton renfermant les ultimes souvenirs de celle qu'il avait aimée. Adam s'en approcha, glissant sa main entre la dizaine de bouquins qu'il renfermait. Il en retira celui d'Alexander Mac Cawl révélant cette vérité qu'il maudissait, qu'il détestait. Il le jeta violement dans la poubelle avec la force d'un mépris et d'une amertume qu'il ne contrôlait plus.

- Ce n'est pas en haïssant la terre entière que tout s'arrangera... Et le silence dans lequel tu t'enfermes n'y changera rien ! Constata Gavin, impuissant face à cette scène qu'il ne pouvait que comprendre.

Il n'observa aucune réaction chez Adam, toujours obnubilé par ce carton et le foulard qu'il venait d'en sortir. Il sentait à nouveau ce parfum qui l'avait enivré. Sans le vouloir, son regard fut irrémédiablement attiré par cette photo accrochée au mur.

A travers la vision de son sourire, il entendait à nouveau ses éclats de rire. Mais ils s'estompèrent dans son esprit lorsqu'il vit à nouveau ses larmes, son mal-être et sa détresse. Il avait longuement espéré la vérité sur Zoe mais aujourd'hui, il la vomissait d'un profond dégoût.

- Tu te comportes exactement comme elle ! Poursuivait Gavin, espérant obtenir une quelconque attention de sa part.

- Sixteen a fui c'est différent ! Rétorqua Adam.

- Et toi tu restes mais tu es absent, indifférent à tout ! A croire que tu as perdu tous sentiments ! Mais regarde-toi bordel !

Le ton de Gavin s'était fait plus dur, plus acerbe, presque condescendant.

- Tu noies tes états d'âmes dans l'alcool et si tu ne portais pas ce costume hors de prix, on pourrait croire que tu vis dans la rue !

Le journaliste le provoquait volontairement en multipliant ses critiques.

- Lâche-moi ! Tu ne sais pas ce que je vis alors épargne-moi tes leçons de moral !

Adam sortit de son silence, libérant partiellement une infime partie de la colère qu'il renfermait. Gavin en était satisfait. Mais plus que tout, il le comprenait. Il se reconnaissait en lui.

- J'ai perdu ma femme il y a quinze ans des suites d'un cancer alors si justement, je sais parfaitement ce que tu vis ! Admit-il avec bon sens.

Il ne cherchait aucune pitié, n'attendait aucune réponse de la part d'Adam. Mais quelque peu touché, le jeune éditeur lui présenta ses excuses.

- Sixteen était comme ma propre fille... Et Larry son père n'a même pas eu la chance de pouvoir lui parler après qu'elle ait appris la vérité. Il va vivre pour le restant de ses jours avec l'idée que sa propre fille le détestait !

- C'est faux ! Sixteen avait simplement besoin de temps ! Rétorqua Adam, peu à peu conscient qu'il n'était pas seul à souffrir.

- C'est tout ce qu'il lui reste aujourd'hui : du temps ! Il n'y a pas que toi qui te sente coupable, il n'y a pas que toi à être malheureux... Mais tu es le seul à être aussi odieux ! Remarqua Gavin, presque bienveillant.

Il espérait apprivoiser Adam, déjouer sa rancœur, sa défiance. Le jeune homme commençait à laisser entrevoir ses failles, avouant timidement ses faiblesses.

- C'est de la colère... Et j'ai l'impression qu'elle est plus forte que moi.

Dans le ton de sa voix, Gavin perçut une pointe de regrets, teintée de remords. Il se voulait compatissant, il le comprenait pour l'avoir vécu avant lui.

- Je sais que c'est injuste, je sais ce que c'est de perdre quelqu'un... Je connais cette sensation quand tu y penses... Ce petit pincement au cœur lorsque tu évoques son nom... Au départ ce n'est qu'une légère irritation, une douleur nouvelle qui te transperce alors que tu croyais les avoir toutes connues. Petit à petit la douleur s'intensifie, s'installe jusqu'au plus profond de ton cœur, de ton âme. Une douleur lancinante que tu juges insurmontable. . Ta douleur devient une obsession ; elle t'aveugle, t'isole, te détruit. On commence à s'inquiéter pour toi, sans savoir qu'il est déjà trop tard ; le mal est fait. Irréversible.

Adam l'écoutait, attentivement, mais incapable de faire face au regard mélancolique de Gavin, il ne quittait plus des yeux cette photo de Sixteen. Son ami venait de décrire ce qu'il ressentait depuis des jours. Il en était profondément touché, le cœur serré tant Gavin mettait des mots sur ce qu'il ressentait. Et il poursuivait voyant peu à peu la carapace qu'Adam s'était forgée se fissurer.

- Et pourtant un jour tu décides d'aller de l'avant, non pas pour toi mais pour les autres. Sortir, faire la fête, aller au cinéma, le sourire aux lèvres et le bonheur à la main. Ça sonne tellement faux que tout le monde y croit. Tout le monde sauf toi parce que le soir ça te rattrape. Tu te couches et tu revis tout, les yeux ouverts dans le noir ; la journée passée à rire alors que tu voulais pleurer, chaque instant où tu étais si bien entouré mais tellement isolé. Tu revis tout, les yeux ouverts dans le noir ; finit l'utopiste, tu deviens réaliste. Tu ôtes le masque de l'homme heureux, celui qui cache habilement les yeux rouges, les larmes, la fatigue et la tristesse. Et puis tu relativises les faits, tu l'acceptes... Pas par envie mais parce que t'as pas le choix. Le masque est trop lourd à porter... Il y a plusieurs façons de gérer la douleur Adam ; tu peux l'ignorer, la cacher, la crier, la pleurer ou tout simplement en parler. Ce n'est pas toujours facile parce que t'es persuadé que personne ne comprendra. Mais la vérité, c'est que t'as peur, peur de passer pour un faible.

Gavin avait raison. Adam le savait. Il refoulait la moindre de ses émotions, tentant désespérément de retenir ses larmes. Les profondes inspirations qu'il prenait le trahissaient. Gavin le voyait et il en dégageait une certaine satisfaction. Il avait réussi là où Elizabeth et Jasper avait échoué, désespérément.



Leur art c'était la torture. Ils avaient peint leur chef d'œuvre. Un chef d'œuvre qui s'était laissé admirer dans le monde entier. En silence.



**********



Lorsqu'Adam retrouva le calme de son bureau quelques heures plus tard, il se sentait apaisé, presque résigné. C'était probablement ça l'acceptation. Plus rien n'avait d'importance à présent. Il n'avait même pas remarqué la disparition de ce manuscrit qu'il avant tant tenu à préserver. C'est en le voyant entre les mains de Salma qu'il se sentit mis à nu, comme percé à jour.

Il avait déchainé dans ses pages toute la colère qu'il renfermait, avoué ses profonds regrets... Et il éprouvait à cet instant l'immense remords de l'avoir fait. Salma s'approcha de lui, timidement, faisant face à son regard accusateur. Elle s'attendait à une vague de reproches qu'elle préférait déjouer.

- Je sais, je n'aurais pas dû le lire... Vous allez probablement me virer mais...

Adam faillit acquiescer mais il prit soudainement conscience du sentiment de crainte qu'il avait peu à peu laissé s'instaurer. Ainsi était-il devenu cet être froid et odieux dont Gavin lui avait tant parlé. Alors comme pour se racheter, il se tût presque honteusement. Salma, elle, poursuivit, imperturbable.

- Mais c'est probablement le meilleur manuscrit que nous n'ayons jamais eu !

L'éditeur esquissa un léger sourire. Salma ne sut y déceler de la satisfaction ou du scepticisme. Alors elle continua, animée par l'espoir secret de lui redonner confiance en ses rêves oubliés. Elle ne faisait que poursuivre ce que Sixteen n'avait pas eu le temps d'accomplir. C'était sa façon à elle de lui rendre hommage.

Comme tous les Londoniens, elle était habituée à la lecture de ses chroniques hebdomadaires et elle l'avait rencontrée lors de ses visites éclair à Adam. Elle avait décelé l'immensité de ses sentiments, lorsque, les yeux légèrement embués, elle lui avait remis cette lettre qui aujourd'hui pourrait tout changer.

Elle avait pu observer Adam la lire et la relire, éprouvant sans cesse les mêmes émotions. La jeune femme avait découvert leur histoire à travers les écrits du jeune homme. Profondément touchée par cette amitié brisée, puis par cet amour perdu, elle comprenait aujourd'hui la colère et la rancœur de son supérieur.

- Je sais, je ne suis que l'assistante de l'assistant et je ne suis pas payée pour donner mon avis... Mais permettez-moi Adam de vous dire que vous feriez la plus grosse erreur de votre carrière d'éditeur en ne publiant pas votre manuscrit !

Salma le défendait avec une ferveur et une conviction surprenante. Adam s'en trouvait touché, quelque peu fragilisé de se voir ainsi percé à jour. Il ne disait rien, comme incapable de parler. Ce silence agaçait la jeune indienne. Elle s'y était habituée, préférant auparavant l'ignorer, mais elle savait à présent qu'il traduisait simplement les doutes qui le submergeaient.

- Faites votre choix, virez-moi ou publiez-le ! Lâcha-t-elle, sur un ton se voulant plus que persuasif.

Elle déposa le manuscrit sur le bureau puis s'en alla. Adam l'interpella alors qu'elle franchissait le pas de la porte.

- Il n'a pas de titre... Je n'ai pas été foutu capable de mettre une phrase sur la décadence de ma vie ! Avoua-t-il de cette voix rauque et amère qui lui donnait un charme fou.

Salma se détourna, tentant de dissimuler l'immense satisfaction qui la gagnait. Elle était enfin parvenue à attirer son attention, à le sortir de cette torpeur malsaine qui le détruisait.

- Mais vous l'avez écrite, racontée, éprouvée avec la plus grande sincérité, avec justesse et émotion, sans ne jamais perdre espoir ! Rétorqua la jeune femme comme si c'était une évidence.

- Je n'ai même pas réussi à la retenir !

Elle sentait dans le ton de sa voix l'immense regret qui le tourmentait. Et à sa façon, elle tentait de l'apaiser.

- Vous n'avez pas essayé parce que c'était inutile ! Et vous le saviez... Elle n'a fait que suivre ce qu'elle avait écrit à l'âge de huit ans sur un morceau de papier. C'était sa façon à elle de sauver le monde, vous ne pouviez pas la sauver de ça !

En repensant à ce petit papier, à ce trésor caché, Adam ne revivait plus le huitième anniversaire de Zoe mais cette nuit froide de février. Ils étaient ensemble, transis par le froid, se dévoilant l'un à l'autre dans ce jardin qu'ils avaient autrefois foulé sans le savoir.

Sixteen y était joueuse, provocante dans ses propos mais déjà terriblement séduisante. En revoyant la scène dans son esprit, il n'était plus amer, mais seulement nostalgique, quelque peu mélancolique. Il n'y avait plus de colère, moins de regrets. C'était donc ça l'acceptation.

- Vivez votre rêve, elle n'attendait que ça ! Ajouta Salma esquissant un immense sourire bienveillant.

Adam la regarda quitter la pièce. Sur le visage de l'éditeur pouvait se lire un immense merci qu'il ne parviendrait jamais à prononcer. Arrivée à l'encadrement de la porte, à demi-retournée, Salma lui adressa une dernière phrase.

- « Sixteen ways to Turn » !

Elle perçut la moue interrogative de son supérieur. Elle l'avait suffisamment observé pendant toutes ces années pour comprendre les moindres de ses faits et gestes. Et aujourd'hui elle parvenait enfin à les expliquer.

- Elle vous a fait tourner la tête non ? Supposa-elle sur un ton malicieux.

Elle avait en son for intérieur la prétention de pouvoir connaître la réponse. Adam le savait, aussi avoua-t-il timidement que « C'était bien plus que ça ! ». Profondément troublé, d'une main légèrement tremblante, il marqua la fin de son manuscrit en inscrivant sur la première page le souvenir de celle pour qui il avait perdu la tête : Sixteen Ways To Turn.

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