Chapitre XII : Le jour le plus long
Albert Camus a écrit : « Ce passé même auquel il réfléchissait sans cesse n'avait que le goût du regret. »
Une semaine avait passé depuis le départ de Sixteen. Une semaine durant laquelle Adam n'avait cessé d'écrire. Salma tentait de temps à autre de lire les quelques brouillons trainant sur le bureau mais l'éditeur les dissimulait dans le plus grand secret.
Il vivait reclus, jour et nuit dans ses quatre murs de Bloomsbury. Salma l'avait trouvé un matin, à son arrivée, endormi sur l'un des canapés de la bibliothèque. Elle avait posé sur lui un regard attendri, bienveillant, allant jusqu'à ramasser les quelques feuilles de papier éparpillées sur le sol.
Elle replaça sa couverture, tendrement, délicatement. Aussitôt Adam lui saisit le bras, resserrant peu à peu la paume de sa main.
- Qu'est-ce que vous faites là ? Demanda-t-il d'une voix suspicieuse et accusatrice.
- Je... Je suis désolée Monsieur Turner... Mais il est neuf heures. Bredouilla-t-elle encore sous le choc d'une telle mascarade.
Adam relâcha aussitôt son étreinte, quelque peu honteux.
- Salma, vous seriez gentille d'aller nous chercher le petit déjeuner... Prenez ce qui vous fera plaisir. Dit-il, lui glissant un billet dans la main.
La jeune femme s'exécuta et Adam se retrouva seul, face à une pièce devenue une véritable garçonnière où s'entremêlaient dans une frénésie désespérante bouteilles de whiskey et sacs de fast food vides. Au beau milieu de tout cela, il trouvait encore quelques manuscrits et quelques feuilles rappelant à sa mémoire les souvenirs de Sixteen.
Torturé par les bourdonnements assourdissants et incessants habitant son esprit, il alluma la radio, espérant ainsi s'en libérer. Les infos locales ne faisaient que relayer en boucle les prévisions alarmantes des météorologues.
« Alerte info concernant les prévisions météorologiques des prochaines heures. La tempête se rapproche de la côte Est de l'Angleterre et devrait toucher Londres dans la soirée. On attend de fortes précipitations et des vents avoisinant les deux cent kilomètres heure. »
- T'as prévu quoi ce soir ?
Cette phrase suffit à sortir Adam de ses pensées. Jasper se tenait appuyé sur l'encadrement de la porte, posant un regard réprobateur sur le désordre dans lequel travaillait son petit frère.
- Rien de spécial. Répondit Adam d'un ton las.
Jasper et Adam étaient en apparence en tous points identiques : la même chevelure châtain quelque peu en pagaille et ce même regard bleu-gris. Jasper avait quatre ans de plus que son cadet et toute la raison et l'esprit cartésien dont il manquait. C'était un scientifique, un gestionnaire visionnaire, homme d'affaires hors pair qui avait su donner aux industries Turner une dimension internationale.
Adam, lui, était un passionné, un littéraire, rêveur invétéré, profondément ennuyé par les préoccupations de son aîné. Mais malgré leurs différences, les deux frères cultivaient une complicité, une amitié à toute épreuve, dans le temps comme dans l'adversité.
Alors quand Jasper avait appris la vérité sur Zoe, il n'avait cessé de repenser aux jours suivants sa disparition. Il avait vu son petit frère prostré dans un silence que tout le monde avait préféré ignorer. Et lorsqu'il l'observait aujourd'hui, de la porte de son bureau de Bloomsbury, il revoyait à nouveau ce petit garçon de huit ans.
Jasper n'avait jamais rencontré Sixteen mais comme la plupart des Londoniens il avait appris à la connaître à travers ses chroniques quotidiennes teintées d'un humour au franc parlé. Il avait découvert son visage pour la première fois dans la presse quelques jours plus tôt. Et Adam avait pris soin d'en conserver toutes les photos. Elles trainaient aujourd'hui sur son bureau, au beau milieu d'éclats de verre ayant renfermé la photo de Zoe.
- Et supporter London Irish avec une bonne pizza et quelques bières, ça t'intéresse ?
Adam s'afférait à ranger sans grande efficacité un désordre qu'il avait peu à peu apprivoisé. Il se stoppa quelques instants, dévisageant son frère d'un regard vide presque absent.
- Ils jouent contre Northampton, non ? Lâcha-t-il en reprenant ses activités.
Jasper acquiesça, espérant le convaincre de sortir de sa garçonnière.
- J'ai de la paperasse à faire. Marmonna-t-il en guise de réponse.
- Tu devrais en profiter pour faire du rangement... Rétorqua Jasper comme une simple provocation visant à le faire sortir de sa torpeur.
- Epargne-moi tes sarcasmes !
Le ton de sa voix s'était fait plus cynique, son visage plus froid et ses gestes traduisaient une agressivité, une colère qu'il parvenait difficilement à contrôler. Jasper profita du retour de Salma pour s'éclipser, prétextant un rendez-vous.
Adam n'y prêta aucune attention, trop occupé à ranger le véritable désordre qu'il avait peu à peu laissé s'installer. Salma tentait de l'aider mais dès lors qu'elle effleurait la moindre feuille où étaient griffonnés ses écrits, Adam s'en emparait. A croire que s'y dévoilait un secret.
**********
Tard dans la soirée, alors que des pluies torrentielles s'abattaient sur Londres, Elizabeth alla frapper à la porte de son fils. Il l'avait à peine invitée à entrer qu'elle déversa sur lui un torrent de reproches nourris d'une profonde inquiétude.
- Tu ne réponds plus à mes appels... Et Jasper m'a dit que tu passais ta vie à la librairie...
Adam leva les yeux au ciel avec sa nonchalance habituelle. Il aurait aimé passer sa soirée seul, désespérément seul sans personne pour essayer de le comprendre.
- Comme tu vois il exagère ! Répliqua-t-il avec tout le cynisme qui le caractérisait dans ces heures les plus sombres.
- J'y suis passée tout à l'heure... J'ai trouvé ça sur ton bureau...
Elle lui tendit la feuille qu'elle venait de sortir de son sac.
- Tu fouilles mes affaires maintenant ?! S'exclama-t-il suffisamment suspicieux pour être agacé.
Elizabeth n'y prêta aucune attention, bien plus intriguée par ce récit que par les états-d'âmes de son fils.
- J'ignore qui en est l'auteur mais si tout le manuscrit est dans l'esprit de cette page, il promet d'être excellent.
- J'imagine que tu as lu le reste...
Sa voix s'était adoucie, les compliments d'Elizabeth sur ses écrits l'avaient presque attendri.
- Je n'ai trouvé que la page cent-treize... Mais vu le désordre qui règne dans ton bureau ça ne m'étonne pas !
- Ce n'est rien à côté de celui qui règne dans ma vie... Rétorqua-t-il toujours aussi désagréable.
Elizabeth ne prit même pas la peine de répondre. Elle se résigna à lui parler de Sixteen en voyant son fils peu enclin à bavarder. Elle préféra s'éclipser, le laissant seul à broyer du noir sous les yeux enfantins de la petite Zoe : un autre cadre dont il n'avait jamais pu se séparer. A côté de celui-ci se trouvait maintenant une photo de Sixteen.
**********
Il était à peine plus de neuf heures lorsque Jasper fit une entrée fulgurante dans le bureau d'Adam. Ce dernier le dévisagea à demi interloqué.
- T'as vu les infos ce matin ?
Adam eut à peine le temps de lâcher un « bonjour », surpris par la question si matinale et le comportement si étrange de son frère. A en croire ce qu'il avait entendu quelques minutes plus tôt à la radio, il aurait dû voir chez lui une certaine satisfaction proche de l'excitation, mais il n'en percevait rien. Il lui donna pourtant la réponse qu'il attendait probablement.
- Bardwell ?! Ton principal concurrent mis en examen pour une affaire d'espionnage industriel... Ça doit plutôt arranger tes affaires ! Constatait-il avec amusement.
- Je te parle pas de ça !
Le regard de Jasper lui glaça le sang. Son visage s'était assombri, comme plus dur et plus froid. Adam lui adressa une moue interrogative, pleine de surprise et de contradictions. Il perçut chez son frère ce rictus d'hésitation qu'il avait malgré lui dans certaine situation. Ce-dernier prit alors une profonde inspiration.
- Le dispensaire où était Sixteen a été la cible d'une attaque terroriste...
Adam n'eut aucune réaction. Il semblait comme prisonnier de cette phrase qui l'avait tétanisé. Les mots de Jasper raisonnaient un à un dans son esprit, libérant un écho assourdissant. Il sentait peu à peu ses muscles se raidir puis s'affaiblir, comme vidés d'une énergie vitale qui venait de de s'épuiser, de s'éteindre. Jasper lui aurait tiré une balle en plein cœur qu'il n'aurait pas ressenti un tel déchirement, une telle douleur le consumant de l'intérieur.
- C'est le communiqué de l'ambassade du Royaume-Uni à N'Djaména.
Son frère lui tendit le document. Ancré profondément dans la réalité de cette feuille de papier, le regard d'Adam se faisait pourtant de plus en plus absent. Il finit par le prendre, lisant en diagonale les faits qu'il relatait.
- Rien ne prouve qu'elle y était ! Lâcha-il d'une voix rauque et grave, à demi murmurée.
Il n'y croyait pas lui-même, Jasper le savait.
- Tu ne peux pas te permettre de le penser ! Répliqua-t-il impassible.
Adam encaissa sans broncher, ravalant une douleur dont il avait espéré se libérer.
- Est-ce que tu sais ce que ça signifie ? S'exclama-t-il d'une voix éraillée, cassée par un sanglot qu'il avait aussitôt refoulé.
Son frère se heurta à sa douleur, la ressentant comme la sienne. Dévasté par son impuissance, il ne trouva rien de mieux qu'un simple « Je suis désolé ». Adam ne prit même pas la peine de le relever. Aucun mot ne pourrait jamais atténuer ce manque qui peu à peu allait le consumer.
A cet instant, je compris qu'il y avait entre Sixteen Heather Collins et Zoe Alison Baker un fossé incommensurable. Un vide immense que rien ne parviendrait à combler ; pas même le temps. Peut-être avons-nous eu la chance de nous y perdre ? Devrais-je regretter d'y avoir échappé ?
Seul.
**********
La nouvelle se confirma dans la soirée lorsque le portrait de Sixteen apparut au journal télévisé. Son nom et son visage se mêlaient à ceux des autres victimes : médecins, infirmiers, journalistes et membres de l'armée. De multiples reportages furent diffusés, tentant d'expliquer ce que personne ne parviendrait à oublier. Un portrait de Sixteen fut dévoilé, retraçant une courte carrière très remarquée, passant sous silence ce passé que Zoe et elle avait partagé. Adam ne cessait de le regarder, encore et encore.
Dans les jours qui suivirent, les hommages se multiplièrent. Gavin, officiellement nouveau rédacteur en chef du London's Eyes Mirror salua le professionnalisme et le talent de celle avec qui il eut la chance de collaborer.
Un des reporters irlandais dépêché sur place écrira à son retour : « De cet amas de corps entassés, on ne distinguait plus que les membres décharnés. Et sur les visages meurtris, marqués par l'effroi s'était dessiné l'expression du dernier soupir annonçant la fin, la délivrance, le soulagement. »
Les Cranberries avaient raison, c'est le même vieux thème depuis 1916 : ils combattent encore, avec leurs tanks et leurs bombes. Leurs bombes, et leurs armes. Ils meurent...*
Adam éteignit la télévision, le seul lien qu'il maintenait avec la réalité. Il ouvrit l'un des tiroirs de la table basse du salon et en sortit le cadre brisé d'une énième photo de lui et Zoe. Une photo qu'il avait laissé s'oublier au fond de ce tiroir et qu'il ressortait aujourd'hui, quelques années plus tard. Il était déjà trop tard.
Lorsque que l'on perd une personne chère à notre cœur, nous avons cette habitude de vouloir la garder à nos côtés, sûrement parce qu'on ne peut imaginer vivre sans elle. Alors on pose toutes sortes de photos d'elle à divers endroits, plus ou moins stratégiques ; près du miroir dans l'entrée, sur la table du salon à côté de la télé, sur une table de chevet, bien en évidence...
Et chaque jour, à chaque passage devant l'une de ces photos, on repense à cette personne et combien elle nous manque, combien il est difficile de vivre sans elle. On voit à quel point elle était importante pour nous...
Puis les jours passent, les photos entrent peu à peu dans le décor, les arrêts se font moins fréquents ; on l'accepte. L'acceptation est un sentiment qui grandit au fil des mois ; les photos font désormais partie intégrante du décor, au même titre que le bougeoir près du miroir, que les fleurs sur la table du salon et que la lampe sur la table de chevet.
Les années passent et un jour, malencontreusement, le cadre tombe et se brise tel le souvenir. On est d'abord ennuyé, on s'en veut d'être aussi maladroit, alors on se jure d'en racheter un nouveau pour le remplacer. En attendant, la photo est soigneusement rangée dans un tiroir...
Un mois plus tard, toujours pas de cadre et une photo qui s'est peu à peu laissée glisser au fond du tiroir. On n'y pense plus... Pas par manque d'amour pour cette personne... Mais uniquement parce qu'on a choisi la vie.
Est-ce mal ? S'arrêter chaque jour devant une photo, remplacer le cadre brisé, perpétuer le souvenir avant d'oublier... Au risque de devenir à notre tour une photo près du miroir dans l'entrée, sur la table du salon à côté de la télé, sur la table de chevet, bien en évidence... Pour quelques mois, au mieux quelques années.
* Paroles traduites de la chanson Zombie, du groupe irlandais The Cranberries.
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