Chapitre XI : Le temps d'un automne
La sonnerie de son portable sortit Adam de ses lectures quotidiennes. Il ignora la petite dizaine d'appels manqués de sa mère, se focalisant sur le SMS reçu de Gavin.
FROM : Gavin J.
Son avion décolle à 8H42.
Il eut un léger pincement au cœur. Gavin venait de lui rappeler ce qu'il se donnait tant de mal à oublier. Il était déjà presque 8H30.
A une trentaine de kilomètres de la petite librairie de Bloomsbury, Sixteen se dirigeait vers la porte d'embarquement. Elle marqua un temps d'arrêt sentant son portable vibrer au fond de sa poche.
En voyant le nom d'Adam apparaître sur l'écran, elle laissa sonner de longues minutes qui parurent interminables pour l'éditeur. D'abord hésitante, quelque peu réticente, elle se décida finalement à décrocher prononçant un « Allo » à peine audible dont l'écho résonnait comme une délivrance pour le jeune homme.
- Sixteen, ne pars pas ! Parce que tu ne le veux pas, parce que je ne le veux pas. C'est égoïste dit comme ça, maintenant. Mais dis-moi seulement où tu veux aller et je t'y rejoindrai.
De petites perles d'eau ruisselaient sur les joues de la jeune femme. A cet instant dans leurs esprits résonnaient ces mots de Rûmî : « Quelque part au-delà du bien et du mal il y a un jardin, je t'y rejoindrai. ». Ces mots rappelaient leurs parents l'un à l'autre, ceux qui les avait réunis et qui hantaient maintenant leurs esprits.
Une tonalité froide et stridente marqua la fin de leur conversation. L'un comme l'autre ressentirent une intense frustration. Adam se persuada peu à peu que Sixteen y avait mis fin. Quant à elle, elle se résigna à le rappeler, convaincu qu'il avait fait le choix de raccrocher. Il était à présent 8H30 et Sixteen s'envolerait à 8H42.
Douze minutes qu'Adam éprouva, dévasté à l'idée de savoir qu'il avait échoué. Et pourtant il gardait l'espoir secret que tout pouvait encore changer. En ces douze minutes, elle pouvait se résigner à tout quitter, songer à rester.
Douze minutes. En douze minutes vous pouvez écouter le premier mouvement du concerto pour violon de Mendelssohn, cuire des Gingerbread ou descendre Abbey Road à pied. Ça parait peu mais sept cent vingt secondes c'est une éternité lorsque vous les passer à attendre. Désespérément.
Résonnant dans la ville, l'écho des cloches du Big Ben annonçait déjà neuf heures. Adam comprit à cet instant qu'il était trop tard. Sixteen était définitivement partie. Et chaque sonnerie le lui rappelait dans un vacarme aussi assourdissant qu'insupportable. Il alluma une vieille radio des années 60, espérant couvrir le bruit de ses regrets. A cette heure, la BBC Music enchaînait les titres de rock ayant bercé son adolescence.
Il existe toutes sortes de chanson ; certaines donnent envie de danser, de chanter et d'autres de pleurer. Pleurer, car se rejoue l'instant précis où nous les avons entendues pour la première fois. Pleurer, car nous n'aurons à jamais qu'une perception erronée de cet instant.
C'est incroyable le nombre de chanson que l'on écoute dans une vie. On en fredonne souvent la mélodie, à défaut de pouvoir chanter les paroles, à défaut d'en comprendre le sens. Et un jour, il apparaît comme une évidence.
Dans la chanson Disintegration du groupe Jimmy Eat World, l'auteur parle d'une histoire d'amour quelque peu destructrice. Il dit "Hanging on a cigarette you need me, you burn me, you'll burn me" *. Je n'avais jamais compris le sens de cette phrase jusqu'à ce jour.
Les heures passaient et au beau milieu d'une frénésie tentaculaire de feuilles de brouillon où Adam déchainait ses passions, il en vint à comprendre les mots de ces écrivains qu'il condamnait à l'ombre.
Un de ces auteurs resté anonyme par ma faute a écrit « Penser à ce qui fût mais qui n'est plus. Repenser au passé, un instant. Se souvenir de la joie éprouvée. Un instant. Trop court. Revenir au présent ; constater ce qui fût mais qui n'est plus. Et ressentir l'absence. Toujours plus forte. C'est ça le manque. ». Et c'est effroyable de savoir que l'on en est coupable...
D'un revers de la main, détruit par la colère, il balaya le cadre renfermant la photo de Zoe. Cette photo qui ne l'avait jamais quitté depuis ce goûter d'anniversaire de février. Ils avaient huit ans, ils étaient insouciants.
« La photographie est un art charmant et abominable ». Elle nous rappelle sans cesse un instant, un court instant, une fraction de seconde qui ne reviendra jamais. Mais le pire ce sont les heures passées et perdues à contempler ces photos. Quoique. Le pire c'est peut-être que nous ne cesserons jamais de les regarder car nous n'aurons jamais le courage de les brûler. Nous n'aurons jamais le courage d'oublier ce que nous ressentions à cet instant précis... Parce qu'à cet instant ; nous étions heureux et insouciants. Mais aujourd'hui, nous n'avons plus que cette photo pour nous en souvenir ; alors on s'y accroche comme si notre vie en dépendait.
Son assistante l'observait de l'autre bout du couloir, à la fois compatissante et effrayée. Les excès de colère d'Adam se voulaient incontrôlables et imprévisibles. Sixteen en était la cause mais aussi une façon de les apaiser. Jamais Adam ne l'admettrait mais il était tombé irrémédiablement amoureux de Sixteen Collins. Là où Zoe le fascinait, Sixteen le consumait.
Salma le savait, elle l'avait compris la veille, alors même qu'il venait d'apprendre son départ. Un départ dont il refusait de parler, par pudeur ou simple fierté. Salma s'était risquée à entrer dans le bureau de l'éditeur, quelque peu hésitante face à la moue agacée qu'il affichait. Il ne lui prêta aucune attention, comme obnubilé par un roman qu'il lisait pourtant difficilement. Il en relisait les pages maintes et maintes fois, incapable d'en comprendre la moindre phrase.
- Quelque chose d'intéressant ? Demanda-t-elle timidement du bout des lèvres.
- Celui-là est à se pendre, lui à pleurer, à se tordre de rire, à mourir d'ennui et lui... à chier tout bonnement !
Derrière le cynisme désagréable d'Adam, Salma devinait surtout une profonde déception. Il avait habituellement ce côté charmeur et charmant, un caractère chaleureux et bienveillant, à l'opposé de l'image glaciale qu'Elizabeth lui avait laissée. Jamais la jeune indienne n'aurait osé s'immiscer dans les choix d'Elizabeth Davis mais Adam l'avait peu à peu impliquée dans ses lectures. Elle s'avança d'un pas hésitant jusqu'au bureau.
- Vous devriez y jeter un œil. Dit-elle, lui glissant doucement le manuscrit sous les yeux.
- "Don't kill the mad tiger"... C'est déjà fait et il n'a sa place que dans la poubelle ! Lâcha Adam d'un ton las.
Salma marqua une nouvelle fois un temps d'hésitation avant de lancer un « Je ne suis pas de cet avis... » confiant et affirmé.
- Salma, pourriez-vous lire ce qui est écrit sur la porte ? Rétorqua Adam quelque peu dubitatif.
La jeune femme s'exécuta.
- « Adam Turner. Editeur »
- Exactement ! C'est moi l'éditeur. Vous n'êtes que l'assistante de l'assistant alors faîtes votre job et laissez-moi faire le mien ! Un mec qui promet au tigre enragé d'un cirque qu'il reverra la savane avant de mourir... C'est ridicule !
Salma l'avait suffisamment observé pour savoir qu'il n'en pensait pas un mot. Ce roman lui rappelait seulement celle qui lui manquait tant. Elle aussi avait tenté de le convaincre mais il avait préféré l'ignorer, ignorer cette histoire qui l'avait tant bouleversée. Adam replongeait dans ses pensées une fois de plus.
- Si je peux me permettre, vous n'y avez rien compris ! S'exclama Salma, espérant le sortir d'une catatonie qu'elle ne supportait plus. Le gamin a dix ans lorsqu'il voit arriver le tigre dans son cirque et il le voit malheureux dans sa cage. Les grands espaces lui manquent ! Alors quand quelques années plus tard, il est condamné à l'euthanasie, il décide de tout quitter pour que l'animal voit une dernière fois l'environnement auquel il a été arraché. Aussi sordide que soit la promesse faîte, il a la conviction que ce qu'il fait est juste. Ce roman parle d'espoir, l'espoir de retrouver un jour ce qu'on a perdu. Il y a de l'émotion, de la passion au sens le plus noble du terme.
Elle reprit le manuscrit, l'ouvrit à une page et en lut un passage.
- « Beaucoup de personnes ne comprenaient pas mon choix et je me surprenais parfois à en faire partie... ».
Malgré le visage impassible qu'il affichait, elle percevait dans son regard une certaine émotion, empreinte du souvenir de Sixteen.
- « Je me suis toujours demandé si la vie avait un sens... et puis un jour, on rencontre quelqu'un, quelque chose qui donne un sens à la vie. Le problème c'est que si cette personne, cette chose vient à partir, la vie perd tout son sens. Parfois, j'ai vraiment l'impression d'être incompris... »
Salma poursuivait, sélectionnant les passages avec la plus grande attention et observant les multiples réactions qu'ils suscitaient chez Adam. Il était tour à tour troublé, agacé mais profondément touché. Il en venait à comprendre ce que Sixteen s'était donnée tant de mal à lui expliquer.
- C'est une extraordinaire histoire d'amitié entre l'homme et l'animal. Un profond respect entre deux êtres que tout oppose...
Salma en parlait avec passion, le regard teinté d'une étincelle d'admiration venant illuminer un visage à la beauté orientale. Une beauté troublante accentuée par des yeux noirs pénétrant. Adam n'y était pas insensible. Elle avait un charme séduisant, transparaissant dans un sourire immaculé, habillé de lèvres rouges carmin aux tendances acidulées.
- Vous devriez lire la dédicace de l'auteur. Suggéra-t-elle lui tendant le manuscrit.
Il le prit et en commença la lecture d'une voix monotone dénuée de tout intérêt tant il semblait s'efforcer d'y enlever toutes convictions.
- « Le courage est un flamboyant mélange de triomphe et de tragédie... Un homme doit faire son devoir, quelques soient les conséquences pour lui, quelques soient les obstacles, quelques soient les risques et les pressions qu'il subit. C'est là la base de ce qu'on appelle la moralité. » John F. Kennedy. »
- Ça ne vous rappelle pas quelqu'un ?
Salma imaginait déjà la réponse qu'il donnerait. Elle ne fut pas surprise de l'entendre prononcer un « Non. » débordant d'une mauvaise foi qui le caractérisait lorsqu'il refusait d'admettre qu'il avait tort. Avec le temps, elle avait appris à trouver cet orgueil attendrissant. Pourtant elle savait qu'en son for intérieur, il n'y croyait pas lui-même.
Mais pouvait-il admettre qu'il avait reconnu dans chacun de ses mots celle qu'il aimait, celle qui lui manquait tant. L'admettre c'était pour lui l'accepter. Il ne pouvait s'y résoudre. Au fond, même avec Zoe, il n'avait jamais pu.
Adam se remémora alors cette conversation qu'il avait eu avec Jasper quelques années plus tôt. C'était un soir de février, autour d'un verre pour oublier. Dans ce bar de Soho, les deux frères avaient leurs habitudes, ils s'y retrouvaient chaque jeudi soir pour discuter. C'était leur rituel, fruit de leur grande complicité. Pourtant ce soir-là, ils s'étaient disputés. Comme toujours Jasper l'avait agacé.
- C'est fini avec Serena. Avait lâché Adam avant même d'avaler la première gorgée de son whiskey.
- Je suis désolé.
Jasper se voulait compatissant face au regard triste de son petit frère.
- Elle en avait marre de vivre avec mes fantômes... Admit Adam, sans la moindre rancune.
Il lui avait pardonné.
- C'est compréhensible non ? Rétorqua Jasper comme pour le provoquer.
Adam eut un léger rictus. « Et moi, qui va me comprendre ? ». Maugréa-t-il.
- T'as vingt-trois ans Adam, toute la vie devant toi et des centaines de filles qui rêveraient d'être dans tes bras. Oublie-là !
L'impatience de Jasper déclencha la colère d'Adam. Il n'y avait pourtant aucune méchanceté dans ses propos, seulement l'envie de le faire réagir, de le libérer de son passé.
- Tu crois que je peux oublier le jour où elle a disparu ? Tous les jours je la revois monter dans cette voiture et tous les jours je me dis que j'aurais dû l'en empêcher, l'inviter chez moi ou rentrer avec elle.
- Tu n'es pas responsable ! Répliqua Jasper.
- Mais ce n'est pas pour autant que je ne me sens pas coupable !
Son poing vint heurter la table sous le regard intrigué des quelques clients présents. Et comme pour dissimuler sa colère, il afficha un sourire forcé.
- Tu veux savoir le plus drôle ? Elle a disparu un quatorze février, ça aurait pu être un jour quelconque, un jour insignifiant pour tout le monde... Mais non, elle a disparu un quatorze février, une putain de date qu'on me rappelle tous les ans à grand coup de bons sentiments et de bonheur dégoulinant !
Jasper encaissa sans broncher, finissant par comprendre la douleur de son frère.
- Alors qui peut m'aimer maintenant ? Serena ? On sait toi et moi qu'elle est bien trop égocentrique pour ça ! Meghan ? Non, elle serait capable d'être jalouse de Zoe ! Charlie ?
- Tu comptes me passer en revue toutes tes ex ? C'est toi qui est incapable d'aimer !
Pour la énième fois, Jasper tentait de le faire réagir, le pousser à oublier. En vain.
- Et notre mère, tu penses qu'elle en est capable ? Après avoir pris ses distances en nous condamnant au silence, tu vois encore une once de sentiments ?
Jasper n'avait jamais pu lui répondre. N'avait-il pas la réponse ou n'osait-il pas l'avouer ? Vingt ans qu'Adam se posait cette question. Et il y a bien longtemps que la réponse lui était apparue comme une évidence. Il l'avait accepté, comme résigné.
*T'accrochant comme à une cigarette, tu as besoin de moi, tu me brûles, tu me brûleras.
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