Chapitre X : Le choix d'aimer

Il y a des choses qui sont dites et des choses qui ne le sont pas... Et entre les deux, il y a des hommes ; des gens comme vous et moi qui refusent d'entendre ce que d'autres crient de toutes leurs forces.


Sixteen monta quatre à quatre les escaliers de la petite librairie de Bloomsbury. En arrivant sur le pas de la porte du bureau d'Adam, elle marqua un temps d'arrêt. Il ne remarqua pas sa présence, plongé dans une lecture qui semblait le passionner.

Elle frappa timidement, presque gênée, il la dévisagea longuement, incapable de prononcer la moindre phrase. Elle percevait dans son regard un sentiment de culpabilité, masqué sous une immense déception. Mais son visage demeurait impassible, dur, froid et distant. Elle s'avança doucement jusqu'à lui, évitant de temps à autre son regard presque impénétrable.

- Le sujet de mon prochain article... Tu devrais le lire... dit-elle en lui tendant ce manuscrit qui l'avait tant bouleversée.

Elle avait rencontré ce jeune auteur marocain lors d'une exposition d'art. Son histoire l'avait touchée. Il avait en lui une forme de pudeur mélancolique qui l'avait tout de suite intriguée.

- C'est déjà fait... Et il n'est bon qu'à caler une étagère! Répondit Adam avec une nonchalance qu'elle ne lui connaissait pas.

- Tu n'y a rien compris. D'ailleurs tu ne comprends rien! Répliqua Sixteen presque méprisante.

- Ce n'est qu'un manuscrit!

- Et c'est là que tu te trompes! Derrière il y a une histoire, un auteur, parfois un rêve, des sentiments, quelque chose de vrai à dire!

- Mais ça ne suffit pas à faire un best-seller! Rétorqua Adam de plus en plus agacé.

- Aucun de ces romans ne trouve grâce à tes yeux! Aucune de ces histoires ne te touche ?! Constata la jeune femme en voyant la petite trentaine de manuscrits débordant de la corbeille.

- Ce n'est pas ce que je recherche!

- Mais tu ne sais pas ce que tu cherches! Tu ne sais pas ce que tu veux! Tu t'es perdu dans des exigences et des idéaux qui n'appartiennent qu'à toi! Tu n'acceptes pas que les autres puissent trouver ce qui les fera avancer. Tu es frustré Adam Turner! Et tu n'as rien trouvé de mieux pour soulager ta conscience que de répercuter ta frustration sur les autres en les empêchant de réaliser leur rêve!

Rarement Adam avait vu tant de haine, de colère et de mépris dans le regard de Sixteen. Il ne trouva rien à répondre, profondément touché. C'était sa façon à elle de se venger, malgré elle.

- « Quoiqu'il advienne de nos vie, quelles que soient les conséquences de nos actes, les risques encourus et les pressions subies; le plus important est de rester fidèle à la personne que l'on rêvait d'être étant petit. Rester fidèle aux valeurs auxquelles on croit aujourd'hui... ».

Elle referma le manuscrit, le déposa négligemment sur le bureau puis s'en alla.

- Souviens-toi seulement de nos rêves d'enfant, c'est tout ce qu'il te reste aujourd'hui ! Lâcha-t-elle sur le pas de la porte.

Adam entendait le bruit de ses pas descendant l'escalier. Elle s'éloignait mais il était comme incapable de bouger. Ce n'est qu'en entendant le claquement de la porte de la librairie qu'il réagit. Il dévala alors les marches quatre à quatre, courant jusqu'à perdre haleine pour rattraper ce qui lui échappait.

Il lui agrippa le bras, l'attirant vers lui. A quelques centimètres l'un de l'autre, au beau milieu de l'exaltation d'une rue passante, ils percevaient l'un et l'autre le souffle de leur inhibition.

- J'ai jamais vraiment eu l'impression de compter pour toi. Déclara Sixteen, tentant désespérément de dissimuler tout le trouble qu'il lui causait.

Mais lorsqu'il plongea son regard dans le sien, elle pouvait entrevoir jusqu'au plus profond de son âme une tristesse qu'elle ne lui connaissait pas. C'est cette mélancolie cruelle qu'ils gardaient en commun, l'érigeant en fardeau de leur existence.

- Comment peux-tu dire ça alors que j'ai passé vingt ans à t'attendre ? S'exclama Adam incrédule.

- C'est Zoe que tu attendais et c'est Zoe que tu as retrouvé. S'efforça de répondre Sixteen, tiraillée entre ce qu'elle se refusait d'appeler « sentiments » et son besoin irrépressible mais incompris de fuir.

Elle ne pouvait se résoudre à le détester mais elle se sentait incapable de rester. Peu à peu convaincue qu'elle ne serait jamais qu'à ses yeux son amie Zoe, cette inconnue qui l'avait brisée.

- On se connaît depuis toujours...

- C'est Zoe que tu connais. Tu ne sais rien de moi et tu n'as jamais cherché à savoir. Constata la jeune femme avec une certaine amertume.

Cette réalité qu'elle avait longtemps voulut ignorer était en train de la rattraper. Mais Adam, lui, refusait de s'en échapper, comme incapable de l'oublier.

- Quel était le film préféré de Zoe ? Poursuivit-elle sur un ton qui se faisait de plus en plus froid.

Et pourtant son être tout entier se consumait de l'intérieur, ses pommettes brulantes se heurtaient à la brise légère de ce mois de mars.

- Le magicien d'Oz.

Sixteen eut un léger rictus. Adam n'avait eu aucune hésitation, vingt ans après cette réponse sonnait pour lui comme une évidence. Une évidence que Sixteen interprétait autrement.

- Je ne me souviens même pas l'avoir vu. Et quel est mon film préféré ?

Le silence d'Adam ne faisait que confirmer ce qu'elle se donnait tant de mal à lui prouver.

- Tu vois, j'ai jamais vraiment eu l'impression d'avoir une quelconque importance pour toi... Et je crois qu'à force, tu as arrêté d'en avoir pour moi.

L'indifférence et la froideur de Sixteen l'anéantirent mais savait-il seulement qu'au plus profond d'elle-même, elle ressentait la même chose. Elle n'existait aux yeux d'Adam qu'à travers le souvenir de Zoe. Il l'avait lui-même avoué, « Quoique tu fasses, où que tu ailles tu resteras toujours cette petite fille ! ». Ses mots raisonnaient encore dans son esprit, maltraitant ses espoirs de les oublier un jour.

Les deux amants se faisaient face, en silence, incapables de se dévoiler le fond de leurs pensées. Mais comment Adam pouvait-il admettre qu'il ne cessait de voir en Sixteen son amie Zoe ? Pourtant, il l'aimait. Fasciné, touché, troublé, ébranlé, fragilisé, il ne cessait d'y penser, sans doute trop attaché.

Il desserra son étreinte, lui tournant le dos, sans un mot, sans un regard. Elle ravala ses larmes, mais ses yeux légèrement rougis et embués trahissaient ses sentiments. Adam remontait la rue, à contre-courant des passants, perdu dans le flot de ses remords, de ses pensées noires.


A cet instant, je compris qu'il y avait entre Sixteen Heather Collins et Zoe Alison Baker un fossé incommensurable. Un vide immense que rien ne parviendrait à combler ; pas même le temps. Peut-être avons-nous eu la chance de nous y perdre ? Devrais-je regretter d'y avoir échappé ?


**********


Quelques heures plus tard, Sixteen tentait désespérément d'oublier sa conversation avec Adam. Mais elle ne pouvait s'empêcher de lui en vouloir, tout en se sentant elle-même coupable. Elle ne supportait plus son manque d'empathie. À croire qu'il était dénué de tout sentiment, comme prisonnier d'un idéal qu'il n'atteindrait jamais.

Il s'enfermait à son tour dans ce personnage froid et glacial qu'Elizabeth avait créé. Il reproduisait à l'identique ce qui l'avait détruit chez sa mère. Sixteen le savait, le voyait mais elle se refusait à le pardonner tant qu'il la priverait de sa liberté : celle de fuir, celle de se reconstruire.

L'entrée fracassante de Wayne dans son bureau la sortit de ses pensées. Elle afficha une mine légèrement étonnée, était-ce sa visite inattendue ou seulement cet air amical qu'elle ne lui connaissait pas ? Il s'assit sur le coin de son bureau, échangeant avec elle quelques banalités hypocrites et sans intérêts.

- Gavin a démissionné... Dit Wayne sur un ton que Sixteen ne sut véritablement interpréter.

« Je sais » Répliqua-t-elle, à nouveau plongée dans la rédaction de son article. Elle regardait à peine cet homme qu'elle haïssait tant.

- C'est à cause de toi... Lâcha-t-il non sans une pointe de provocation, un léger sourire mesquin collé aux lèvres.

- C'est tout ce que tu as trouvé pour sauver ta place... Rétorqua-t-elle d'une voix dédaigneuse, accompagnée d'un regard méprisant.

Sixteen voyait juste. Kirk Wayne se savait menacé depuis la démission de Gavin, ses jours étaient à présent comptés et encore une fois, il tenait Sixteen pour responsable de ses échecs.

- J'ai décidé d'accepter cette proposition de reportage au Tchad ! Poursuivit-elle, plus préoccupée par sa carrière que par les états d'âmes de son supérieur.

- Je peux savoir ce qui t'as fait changer d'avis ? S'interrogeait-il quelque peu surpris de ce revirement de situation.

- L'envie de ne plus te voir probablement ! Répondit-elle sèchement.

Wayne conclut qu'elle n'avait pas envie de se justifier, mais au fond, il devinait les véritables raisons de son exil. Le départ de Gavin et ses révélations sur Zoe l'avaient détruite, exactement comme il l'avait espéré. Sixteen partie, Wayne se retrouverait seul à diriger un journal où il pourrait à présent s'imposer.

Là où Sixteen l'avait discrédité, il était parvenu à se venger, détruisant tout ce qu'elle avait construit. Elle comprit alors la petite étincelle victorieuse qui avait fait son apparition dans le regard de son ennemi. Gavin écoutait leur conversation depuis quelques minutes déjà, légèrement en retrait derrière l'encadrement de la porte. Il entra, posant un regard accusateur sur Wayne qui préféra aussitôt s'éclipser.

Gavin resta silencieux un long moment, perdu dans ses pensées. Sixteen le connaissait trop bien pour savoir que son attitude n'était qu'une échappatoire à ses pensées les plus sombres.

- C'est à cause de lui que tu pars ?

La jeune femme devina à la dureté de sa voix le regard accusateur de son mentor. Était-ce une simple curiosité ou un reproche discrètement formulé ? Elle ne sut le déceler. Mais elle savait que derrière ses mots se cachait une allusion à Adam.

- J'aurais pu rester à cause de lui ! Rétorqua-t-elle sur un ton teinté d'amertume et de regrets.

- Tu le lui as dit ?

- Il n'a pas voulu l'entendre... Lâcha-t-elle sèchement.

Gavin la dévisagea quelques instants, restant silencieux. Il avait appris avec le temps à traduire ses réflexions. Et derrière sa colère, il percevait cette déception qui la consumait. Et comme pour l'oublier, elle se replongea dans le travail, allant jusqu'à ignorer celui qu'elle admirait tant.

Gavin le lui pardonnait, sûrement parce qu'il voyait en elle ce qu'il était si souvent étant plus jeune. Il s'en alla sans un mot, l'embrassant simplement sur le front, posant une main protectrice sur ses épaules.



Sixteen quitta le journal tard ce soir-là. À sa grande surprise, à sa sortie de l'ascenseur, elle tomba nez à nez avec Adam. Leur conversation de la matinée les avait définitivement éloignés. Ils régnaient entre eux une sorte de malaise imprescriptible les rendant quelque peu irascibles. Sixteen se décida la première à briser ce silence presque dérangeant.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

- Les Éditions Davis sont actionnaires du journal et je les représente. On est réunis ce soir en assemblée générale.

Il ne pouvait s'empêcher d'éviter le regard de Sixteen, comme troublé, gêné. La jeune femme, elle, ne décelait aucune émotion dans son attitude.

- Mon avion décolle demain matin... J'ai pensé que ça pourrait t'intéresser... Dit-elle sur le point de s'éloigner.

Il n'y avait aucun regret, aucun reproche dans le ton de sa voix. C'était simplement un ultime appel qui demeura sans réponse. Elle ne récolta que les fruits de la rancœur qu'elle avait semée.

- Tu veux partir alors parts mais ne me demande pas de t'attendre ! D'ailleurs pour moi t'es déjà loin ! Rétorqua Adam appuyant sur le bouton de l'ascenseur qui l'aiderait à fuir cette conversation au plus vite.

Prononcer cette phrase lui arracha le cœur. Il n'en pensait pas un mot mais s'était résigné, contraint et forcé de l'accepter. Sixteen encaissa sans broncher, voyant en ses propos une vengeance qu'elle avait en quelque sorte provoqué.

- Tous les romans ont une fin, ce n'est pas pour autant qu'il ne faut pas en apprécier chaque page. Lâcha-t-elle avec bon sens, espérant retenir l'attention d'Adam.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, Adam y pénétra, laissant Sixteen seule.

- Un roman, tu peux le relire... Qu'est-ce qu'il me restera quand tu partiras ?!

Il eut à peine le temps de terminer sa phrase que les portes se refermèrent sur lui. Sixteen sortit dans la rue, inanimée à cette heure si tardive. La nuit froide de ce mois de mars lui glaça le sang. Adam, lui, sentait ses muscles se raidir à mesure que les étages défilaient. Était-ce cette culpabilité qui le rongeait ou simplement ses sentiments qui le détruisaient.

Il fit son entrée quelques instants plus tard au cœur d'une assemblée réunie pour nommer le successeur de Kirk Wayne. Dans la petite centaine d'actionnaires présents, il aperçut Gavin à l'autre bout de la pièce.

Une heure plus tard, ils avaient été les témoins d'une assemblée mouvementée où Kirk Wayne s'était vu destitué. Gavin quitta l'assemblée sous une horde d'applaudissements qu'Adam se refusa de partager. Il lui emboita le pas quelques minutes plus tard, le retrouvant dans un des couloirs.

- Tu savais qu'en démissionnant Wayne serait viré... Et bien évidemment que tu serais nommé à sa place... Lâcha Adam d'une voix suspicieuse et accusatrice.

Gavin se retourna, faisant à présent face à son ami.

- C'était prévisible effectivement. Répondit-il non sans une pointe de fierté.

Adam eut un léger rictus méprisant et agacé.

- Alors c'est pour ça que tu as publié ton article...

Le journaliste lui adressa une moue interrogative.

- Il te permettait de revenir sur le devant de la scène... Poursuivit Adam. Et parce que tu as profité de la situation, t'as démissionné pour te donner bonne conscience, tout en laissant croire à Sixteen que tu y étais contraint et forcé...

Le regard accusateur de l'éditeur ne faiblissait pas. Gavin le supportait, presque indifférent.

- Mais comment peux-tu encore la regarder en face ! T'as utilisé son passé pour servir ta carrière! C'est à cause de toi si elle part !

La colère et la rancœur d'Adam éclatèrent sous les yeux de Gavin demeurant imperturbable.

- Ce n'est pas parce que tu as été incapable de la retenir que tu dois rejeter la faute sur moi !

Gavin venait d'atteindre le cœur de la culpabilité d'Adam. Il le sut en apercevant cette expression de tristesse teintée d'amertume.

- J'ai écrit cet article parce qu'elle me l'avait demandé, elle ne voulait pas qu'un autre journaliste s'en charge. Continua-t-il d'un flegme que Sixteen lui enviait depuis des années.

- Maintenant que tu es rédacteur en chef tu n'as qu'à lui interdire ce reportage ! Lâcha Adam comme une ultime tentative d'empêcher ce départ qu'il redoutait, cette décision qu'il condamnait.

- Je ne ferai rien contre son gré, Sixteen ne veut pas partir.

- Son avion décolle demain matin, elle est plus que prête à partir ! Rétorqua l'éditeur d'un cynisme presque désagréable.

- Elle ne part pas, elle fuit ! Elle fuit son passé... Admit Gavin avec un certain regret.

Adam demeurait silencieux, seul le tintement des pièces tombant dans la machine à café venait briser le silence qui s'était installé. Gavin avala une gorgée de son énième café noir de la journée avant de poursuivre.

- C'est dans sa nature de penser qu'elle peut s'en sortir seule... Mais ce n'est pas en le lui reprochant que tu vas l'inciter à rester ! Contrairement à ce qu'elle peut te dire ou ce qu'elle peut montrer ; elle ne veut pas être seule, elle n'en a pas besoin !

- Et comment je suis censé le savoir ? S'exclama Adam sceptique.

- Tu aurais dû le comprendre...

- Mais si tu la connais aussi bien, pourquoi n'as-tu pas essayé de la retenir ?

- Parce que ce n'était pas à moi de le faire !

Adam encaissa sans broncher, légèrement vexé mais au fond profondément touché. Gavin le voyait, il aurait pu s'en excuser mais il espérait en son for intérieur qu'Adam parvienne à la dissuader de tout quitter.

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