Chapitre VII : Le silence des agneaux
« Quand la violence cause le silence. »
Victor Collins grimpa dans l'Eurostar de 18h04, il en descendit à Londres une heure trente plus tard, hanté par le souvenir de Larry Baker. Il revivait à travers ces rues qu'il avait si souvent foulées cette vie qu'il avait préféré oublier.
Une angoisse désagréable le tiraillait, fruit de sa culpabilité. Il redoutait plus que tout le moment où il affronterait le regard de sa fille Sixteen, mais étonnement, il multipliait les raccourcis menant directement à son appartement. Il redoutait ce que sa culpabilité le faisait espérer depuis une vingtaine d'années. Et il craignait ce qu'il avait désespérément tenté d'éviter il y a vingt ans : perdre sa fille. Et c'est le cœur serré qu'il sonna à la porte de sa petite Zoe.
Sixteen lui ouvrit, il la connaissait trop bien pour savoir que ses yeux légèrement rougis trahissaient des larmes venant à peine de sécher. Elle l'invita à entrer, demeurant silencieuse, évitant le regard blessé de son père.
Elle se réfugia au fond de ce canapé qu'elle ne parvenait plus à quitter, les yeux rivés sur un cadre brisé. Les morceaux de verre éparpillés sur la table basse se mêlaient aux cendres d'une photo brûlée, tel un souvenir sacrifié pour se soulager. Larry ne pouvait se résoudre à quitter des yeux celle qu'il tenait tant à protéger. Mais il ne savait déceler chez sa fille la tristesse, la colère ou la révolte.
Il s'assit face à elle, espérant un regard, un geste, mais la distance qui les séparait actuellement lui paraissait immense. Et comme pour briser ce silence qui l'insupportait, il la félicita pour son article de la semaine. Sa lecture avait occupé son voyage dans ce train qui l'avait rapproché d'elle pour mieux l'en éloigner. Il avait reconnu sa fille en chacun de ses mots, de son esprit contestataire à son humour parfois grinçant. Il en était fier, et cette profonde admiration lui faisait oublier que cet article n'avait pas été signé du nom de Zoe mais de Sixteen H. Collins.
Il observa chez elle un léger sourire, à peine marqué, dévoilant un peu plus ses fossettes enfantines. C'était sa façon à elle de gérer la douleur ; certains crient, d'autres pleurent, mais elle, elle souriait, d'un sourire non forcé, à demi-dessiné. Mais pouvait-il seulement croire en son pardon ?
Il avait à peine remarqué le mouvement d'un vieux tourne disque dont Sixteen ne pouvait se séparer. Ce n'est qu'en entendant les premières notes d'une chanson qu'il y prêta attention. Il en connaissait chaque sonorité pour l'avoir entendue des centaines de fois. Sixteen, elle, demeurait silencieuse, comme portée par cette mélodie.
La perception illusoire d'un évènement est communément appelée une hallucination. Mais où était l'illusion dans cette scène ? Etait-ce seulement le jeu cruel des apparences ?
- T'écoutais cette chanson en boucle étant ado... Lâcha Larry comme une énième tentative visant à briser ce silence qui le torturait.
"And maybe, I'll find out a way to make it back someday. To watch you, to guide you, through the darkest of your days." *
Larry comprit à cet instant tout le sens de ces mots, tandis que Sixteen parvenait enfin à l'expliquer. Mais y avait-il réellement un moyen de réparer tout cela ? Larry l'espérait, Sixteen s'y refusait. Etait-ce une simple vision, une illusion? Des mots dénués de sens, un acte porteur de sens ?
- Tu ne crois pas qu'il serait bien d'en parler ?
Larry se faisait plus insistant, plus impatient, tenant plus que tout à justifier ce que Sixteen jugeait injustifiable.
- Arrête, j'ai l'impression d'avoir à nouveau quinze ans quand tu débarquais à la porte de ma chambre parce que j'avais fait une connerie !
- Ce n'est pas arrivé souvent...
Il esquissa un léger sourire nostalgique, à demi-gêné. Il ne sut déceler l'ironie ou l'agacement de sa fille. Mais le plus insoutenable pour lui était de se heurter désespérément au silence impénétrable de Sixteen.
- Je te dois la vérité... Tu sais comment tout s'est enchaîné mais tu ignores encore pourquoi c'est arrivé...
Il parvint enfin à attirer son regard. Il remarqua également les gestes anxieux de ses mains crispées. Sixteen était d'un naturel angoissé, en proie à des doutes qu'elle préférait ignorer. Pendant toute son enfance, Larry les avait apaisés. Et comblant l'absence de sa mère, il avait espéré la lui faire oublier.
Et si au fil des années les questions de la petite fille s'étaient effacées, un vide immense s'était installé, comme gravé au plus profond de son âme. Elle l'avait peu à peu apprivoisé en grandissant, en s'installant à Londres. Et voilà que vingt ans plus tard ses questions oubliées trouvaient enfin des réponses que son père avait préféré ignorer.
Il dévoilait les moindres détails de son passé. Sixteen découvrait peu à peu son histoire à travers celle de Zoe. Et lorsque le poids de ses révélations se faisait insoutenable, elle prenait une profonde inspiration qu'elle sentait lui traverser les poumons, comme si l'atmosphère pesante de la pièce avait rendu l'air irrespirable.
Larry termina son récit d'un simple « Je suis désolé... ». N'ayant rien de plus à ajouter, il préféra s'éclipser : espérant au plus profond de lui-même que sa fille l'en aurait empêché. Mais une fois de plus il se heurta au silence de Sixteen, ce même silence auquel il avait condamné Zoe. Un jeu comme il l'avait présenté. Un jeu qu'un psy un peu fou lui avait suggéré.
Et c'est ainsi que Zoe se persuada peu à peu qu'elle était Sixteen Heather Collins, une petite fille comme les autres, arrivée en France presque par hasard. A l'âge de huit ans elle fit le deuil de Sarah Vernet, une mère qu'elle n'avait jamais eue, jamais connue, disparue dans un tragique accident de voiture alors qu'elle n'avait que quelques mois.
Jamais plus elle ne prononça le nom de Larry Baker. Son père était devenu Victor Collins, né à Aix-En-Provence le 20 août 1967 et marié à Sarah Vernet le 10 juin 1984. Une banale histoire qui aurait pu être la sienne.
En arrivant en février dans le petit village de Gréasque, sur les hauteurs d'Aix en Provence, Zoe, devenue Sixteen, apprit en quelques mois le français dans cette maison qu'elle ne quitta pas de l'été. Ce n'est qu'en septembre qu'elle intégra l'école du village... Et aussi étonnant que cela puisse paraître, Sixteen n'avait aucun souvenir de ces moments. Persuadée de son passé, elle en avait oublié ses origines cachées. Mais aujourd'hui, la vérité s'imposait chaque jour un peu plus à elle malgré tous ses efforts pour l'ignorer.
Le bruit de la porte d'entrée se refermant sur les pas de son père la sortit de ses pensées. C'est en sentant la brise légère de ce premier jour de mars, que Larry prit une profonde inspiration. Et malgré le soulagement qu'il éprouvait, il portait encore le poids de sa culpabilité. Un poids dont il ne parvenait pas à se délecter.
Prisonnier de son passé, il marchait pourtant libre sur cette rue de Pempridge Garden, presque déserte à cette heure de la nuit. Pourtant il commençait à distinguer dans la lueur de l'éclairage de la ville la silhouette élancée d'un individu. Il n'y prêta aucune attention jusqu'à ce que son regard accroche celui du jeune homme. Larry marqua un temps d'arrêt, le dévisagea, visiblement troublé lui aussi.
« Adam ? ». Le jeune homme acquiesça, il allait rétorquer un « Qui êtes-vous ? » lorsque la réponse lui parut comme une évidence. Malgré ces vingt années passées, il reconnut le regard bienveillant que Larry Baker avait si souvent posé sur lui étant enfant. Ainsi, se tenait face à lui le coupable de son malheur depuis vingt ans. Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, Adam n'éprouvait aucune amertume. Plus étrange encore, il semblait lui aussi soulagé.
- J'ai tout avoué à Sixteen... Lâcha Larry presque honteusement, d'une voix rauque à demi-étouffée.
Adam ne trouva rien à répondre, comme privé de sa faculté de parler. Et le malaise visible de son interlocuteur le troublait davantage.
- Je pense que je te dois des explications...
La proposition de Larry sonnait comme une invitation qu'Adam ne put qu'accepter. Et c'est ensemble qu'ils rejoignirent un pub au croisement de la rue Kensington. Le calme de la ville contrastait avec l'agitation du bar. Ils s'installèrent à une table, légèrement en retrait. Face au silence pesant qui s'était installé entre eux, Adam engagea la conversation, timidement, peut-être maladroitement.
- Comment va Sixteen ?
Larry eut un léger rictus, comment pouvait-elle aller bien alors même qu'elle avait grandi dans le mensonge ? Mais face au mal-être d'Adam, il ne pouvait que lui pardonner.
- Elle me déteste, probablement...
La tragique sincérité de Larry le toucha. Il posa sur lui un regard empreint d'une profonde empathie, une certaine affection en souvenir de ces moments passés avec lui et Zoe. « Et comment va ta mère ? » ajouta Larry sur un ton presque hésitant. Etait-ce une façon de détourner la conversation, d'oublier la réalité ou simplement d'entendre parler de celle qu'il avait tant aimée.
- Bien, probablement... Ça m'est égal de toute façon !
Face à la froideur d'Adam, Larry prit conscience qu'il n'avait pas seulement gâché l'enfance de sa fille, Adam aussi semblait avoir été profondément marqué, haïssant sa mère pour tous les mensonges entourant la disparition de Zoe.
- Vous avez juste voulu la protéger, Sixteen a tort de vous en vouloir... Poursuivit Adam, espérant vivement éviter un sujet qu'il préférait oublier.
- Tout comme ta mère a voulu te protéger ! Rétorqua Larry, profondément touché de tout ce qu'Elizabeth avait accompli pour lui et Zoe.
Tout ce qu'Adam ignorait depuis des années.
- Me protéger de quoi ? Elle aurait dû me dire la vérité, j'aurais compris !
- Ce n'est pas le genre de chose qu'un petit garçon de huit ans est en mesure de comprendre. Répondit Larry avec bon sens.
Adam affichait une moue sceptique, presque agacée.
- On a préféré ne rien te dire, te tenir éloigné... On avait peur que tu parles. Avoua Larry, comme pour se justifier.
Aux yeux d'Adam, il justifiait l'injustifiable.
- Mais à qui ? Je n'aurais rien dit si ça avait été pour protéger Zoe !
- Tu étais en danger, ta mère avait peur pour toi !
- Mais peur de quoi ? De qui ? S'écria-t-il incrédule.
Adam semblait définitivement perdre son calme, comme à son habitude dès lors qu'il venait à évoquer le mystère entourant la disparition de Zoe. En constatant les multiples regards se tournant vers eux, Larry comprit que le moment était venu d'avouer. Ce n'était pas le regard d'Adam qu'il craignait mais il redoutait plus que tous les conséquences de la vérité. Ainsi, il deviendrait un criminel aux yeux d'un pays tout entier, détesté par sa propre fille pour qui il avait tout sacrifié.
- Tu le sais probablement mais ta mère et moi avions une aventure.
Adam acquiesça, presqu'indifférent à tout cela. Il remarqua néanmoins une pointe de regrets dans le ton de sa voix. Etait-ce la nostalgie d'un passé heureux ou des sentiments encore présents ?
Adam percevait dans le regard de Larry l'immensité de sa culpabilité. Il ne l'avait jamais regretté ; pour ne pas perdre Zoe, il aurait tout abandonné. Mais pourtant, il n'avait jamais pu oublier son histoire avec Elizabeth. Il l'avait aimée et protégée de son lourd passé jusqu'au jour où tiraillé par l'angoisse de perdre Zoe, il lui avait tout avoué.
- J'ai fini par tout lui raconter... Mon divorce avec Irina, ses menaces pour récupérer Zoe et ma cavale jusqu'à Londres... Elle n'a porté aucun jugement, elle n'a rien dit...
Adam entrevit dans le regard de Larry la profonde admiration qu'il avait pour Elizabeth. Il comprit alors l'immensité de ses sentiments que le temps avait à peine ébranlés. Il admit en son for intérieur que jamais son père n'avait porté un tel regard sur sa mère.
Profondément touché, il repensait à Zoe ou plutôt à Sixteen, il en fut à son tour troublé. De leur rencontre, de ce séjour à Manchester et de cette nuit qu'ils avaient passé ensemble, il réalisa que celle qu'il avait enlacée, tendrement, n'était autre que celle qu'il avait tour à tour regrettée, espérée, rêvée puis peu à peu désirée, et d'une certaine façon aimée.
Était-ce le manque ou l'envie mais il ressentit à cet instant l'envie irrépressible de la serrer dans ses bras, sentir son souffle chaud dans le creux de son cou et respirer au rythme des battements de son cœur. Il y a vingt ans ce n'était qu'un jeu d'enfants, une amitié brisée mais aujourd'hui, il se sentait incapable de mettre un mot sur ce qu'il avait retrouvé. Larry poursuivit son récit, ramenant Adam à une réalité qui le soulageait autant qu'elle le tourmentait.
- Quelques semaines plus tard, en allant vous chercher à l'école, elle a surpris une femme entrain de vous parler...
- Je ne m'en souviens pas... admit Adam quelque peu dubitatif.
- Elle vous avait simplement abordé, à peine quelques secondes... Mais quand Elizabeth m'a décrit une femme blonde avec un accent marqué, j'ai tout de suite pensé à Irina. J'ai compris que même à Londres elle nous avait retrouvés et qu'elle ne laisserait jamais tomber.
Une pointe de regrets masquée par une désagréable amertume se faisait sentir dans les propos de Larry. Mais il poursuivait son récit, comme libéré de ce passé qu'il n'avait plus jamais évoqué depuis la disparition de Zoe.
- Avec l'aide de ta mère, j'ai organisé mon départ pour la France.
- Pourtant la police n'est jamais remontée jusqu'à elle... Coupa Adam avec bon sens.
L'idée que sa mère, cet être égoïste et intéressé, ait pu agir par simple amour le déroutait profondément.
- Parce qu'on a multiplié les intermédiaires, on a fait en sorte que l'argent envoyé en France passe au préalable par divers paradis fiscaux. On préservait ainsi l'origine et la destination des flux.
- Et la vente de votre pavillon ?
- Kovalsky, un homme d'affaires qui a fait fortune dans l'immobilier, les assurances et tout un tas d'autres domaines... C'était un de mes clients, j'ai fait fructifier sa petite entreprise pendant de nombreuses années et on est finalement devenu ami. Il s'est occupé de la vente de la maison et il a fait en sorte que l'argent soit transféré sur un de ses comptes off-shore. Il s'est chargé de nous trouver une fausse identité et de nous obtenir de faux papiers.
L'histoire de Zoe se reconstituait peu à peu dans l'esprit d'Adam, les dernières pièces du puzzle venaient de s'assembler.
- Et Mac Cawl l'avait découvert... C'est lui ce mystérieux russe dont il parle dans son livre ?
Larry acquiesça. Il n'avait appris la sortie de ce livre que des années plus tard, par le plus grand des hasards. Mais dix ans après, les théories de ce pauvre fou, néanmoins véridiques, ne faisaient qu'intéresser, le temps d'une lecture, quelques esprits inoccupés.
- Kovalsky n'avait rien à craindre, il tirait les ficelles mais n'agissait pas directement, et avec une armée d'avocats derrière lui, il ne risquait rien !
C'est non sans une pointe de fierté qu'il avouait aujourd'hui le stratagème qu'ils avaient tous les trois imaginé. Mais sa culpabilité revenait désespérément le hanter alors il se rassurait à penser qu'il y était destiné.
* « Et peut-être je trouverai une façon de réparer tout cela un jour, pour te voir, te guider à travers les plus sombres de tes jours. » Paroles traduites de la chanson « Wherever you will go » du groupe The Calling.
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