Chapitre IX : Seule contre tous
Le crépuscule de cette matinée de mars s'était à peine levé que Gavin Johnson fit irruption dans le bureau de Kirk Wayne. Ce dernier, terminant à peine son petit déjeuner, lui lança un regard aussi noir que réprobateur. Gavin en dégageait une immense satisfaction intérieure et ce n'était rien à côté de ce qu'il espérait.
Il avait pris l'habitude de titiller la fierté et l'orgueil mal placé de ce jeune arriviste qu'il parvenait difficilement à supporter. Et une fois de plus, il constatait que le bureau de Wayne était à l'image de son égo démesuré. Sur le mur du fond, il avait accroché un immense portrait de lui ; le reste de la pièce était tapissé de photos et d'articles de presse relatant ses sorties avec tout le gratin londonien.
- Votre article.
Gavin lui tendit la feuille de papier avec une nonchalance qu'il souhaitait à peine dissimuler.
- Bouclé avec une journée d'avance, quelle rapidité ! s'exclama Wayne, les yeux déjà illuminés à l'idée du succès qu'il allait rencontrer.
- Pour être honnête, je l'ai terminé hier soir ! Avoua le journaliste, le regard posé sur une photo de Wayne et d'Elizabeth Davis.
Il ne put s'empêcher à cet instant précis de se demander si Elizabeth connaissait la vérité sur Zoe. Et Larry, que risquait-il si ce n'était perdre définitivement sa fille ? Il se trouvait en proie aux doutes, avait-il fait le bon choix, Sixteen avait-elle eu raison de lui demander ça ?
- Il sera publié dès demain, on va exploser les ventes !
Le ton victorieux de Wayne ne cessait de l'insupporter mais ce que Gavin avait à lui annoncer ne ferait que briser ses espoirs de succès. Ce dernier demeurait silencieux, contenant l'immense satisfaction intérieure se propageant peu à peu dans tout son être. Il se détourna, faisant face à Wayne, plongeant un regard vindicatif dans celui de son interlocuteur.
- Dommage qu'il soit à la une du Times d'aujourd'hui. A l'heure qu'il est, ce sont eux qui explosent les ventes... Quelle rapidité ! Lâcha Gavin d'un ton arrogant, ponctué d'un sourire hautain et narquois.
Et comme une ultime provocation, il trouva le courage de faire ce qu'il espérait au fond de lui-même depuis des mois.
- Ma lettre de démission, je quitte le journal !
Il lui lança négligemment la feuille sur le bureau avant de s'éclipser, sans un regard pour celui qu'il méprisait tant.
**********
Au même moment Adam allait de nouveau frapper à la porte de Sixteen. Il attendit quelques secondes, une attente qui lui parut longue et interminable. Il la redoutait pour l'avoir éprouvée dans toute sa longueur quelques heures plus tôt. Il entendit finalement les crissements de la serrure.
Il se sentait tiraillé entre l'envie irrépressible de la serrer dans ses bras et la colère qui grandissait en lui. La porte s'entrouvrit légèrement, laissant apparaître sa silhouette gracile et ses cheveux en pagaille. Il résista à l'envie de l'embrasser mais il ne put s'empêcher d'abattre sur elle un torrent de reproches.
- Je suis passé chez toi hier soir... Tu n'y étais pas...
Le ton suspicieux qu'il employa rendit la jeune femme méfiante.
- Tu me surveilles maintenant ? Rétorqua-t-elle à demi agacée.
- Je m'inquiète pour toi... A une heure du matin c'est normal non ? Tu étais où ?
Le visage d'Adam s'adoucit, laissant transparaître un regard débordant de tendresse et d'affection.
- Je ne sais pas...
- Tu ne sais pas ? Reprit Adam incrédule.
La mine déconfite qu'il affichait finissait par effacer les marques de son inquiétude. Sixteen le voyait, portant à son tour un regard attendri sur celui qui la protégeait tant.
- Non, j'ai pris ma voiture et j'ai roulé, toute la nuit sans savoir où j'allais... J'ai fait demi-tour vers quatre heures du matin.
Il aurait pu le deviner à en croire ses traits tirés, ses yeux rougis et son visage fatigué. Mais plus que tout, ce qui le troublait, c'était cet air triste qu'elle semblait porter tel un fardeau. Le même que Zoe vingt ans plus tôt.
- Ça t'arrive souvent de partir comme ça, sans un mot ?
- C'est un besoin.
- Ce n'est pas en fuyant que tu vas résoudre tes problèmes !
Cette phrase sonnait comme un reproche dans l'esprit de Sixteen. « Ce n'est pas en restant non plus ! », rétorqua-t-elle sur la défensive.
- Tu es forte et courageuse !
- Le courage c'est quand on choisit... répliqua-t-elle légèrement perplexe.
Le ton de sa voix se voulait teinté d'amertume, épris d'une légère ironie. Mais il retrouvait en Sixteen la force décuplée de Zoe. Il revivait alors cette conversation qu'ils avaient eu enfant, sur cette balançoire de St Andrews, là où tout a commencé : une complicité à toute épreuve, allant bien au-delà de l'amour et de l'amitié.
Ce qu'il éprouvait pour Sixteen aujourd'hui n'était rien d'autre que le fruit de vingt ans d'attente et d'une fascination inoubliable, indescriptible, hypnotique et singulière. Il l'aimait. Et l'idée même que cet article du Times la détruisait l'anéantissait.
Sixteen lisait et relisait en boucle l'article de Gavin, comme incapable de se libérer. Adam le voyait, le ressentait. Alors comme pour éteindre l'incendie de leur passé qui ravageait aujourd'hui leur vie, il brûla le journal, le portant à la flamme de cette bougie illuminant l'obscure pièce d'une lueur timide et fragile. C'est ainsi qu'il pouvait qualifier l'espoir nourrissant leur histoire : timide et fragile.
Sixteen s'approcha de lui, se frayant un chemin au creux de ses bras. Il la serra, comme hypnotisé par ce parfum aux notes enivrantes. Il lui glissa un baiser dans le cou puis doucement, délicatement, il se rapprocha de ses lèvres brulantes de désir. Il la renversa sur le canapé, déboutonnant le haut de son chemisier, plongeant son visage au creux de ses seins.
Il lui fit l'amour comme prisonnier d'une passion ardente à laquelle ils venaient tous deux de se condamner. En ressentant l'étreinte de Sixteen, Adam semblait se libérer du souvenir de Zoe, c'est sûrement pour ça qu'il s'autorisait enfin à se l'avouer : il l'aimait, à en crever. Mais incapable de le lui dire, terrorisé à l'idée de la perdre à nouveau, il en oubliait toute raison et se laissait aller à ses passions.
Sixteen, elle, avec toute la rage et la colère qui l'habitait, se libéra dans les bras de celui qui n'avait fait que l'apaiser. Et plus elle méprisait Kirk Wayne, plus ses élans se voulaient impétueux et tumultueux. Et plus elle vomissait son passé, plus elle désirait l'homme qui ne ferait pourtant que lui le rappeler. Par pure et tragique raison, elle aurait dû s'y refuser mais suivant d'indomptables passions, elle y céda. Jamais elle ne le regretta.
Quelques heures plus tard, lorsque Sixteen sortit dans l'effervescence de la ville, elle se heurta aux portraits glacés de Zoe, placardés dans les moindres recoins des rues piétonnes. Le nom de Sixteen Heather Collins était à présent sur toutes les lèvres, effaçant peu à peu celui de Zoe vingt ans plus tôt.
Et lorsqu'elles passaient dans les artères commerçantes de Notting Hill, elle constatait avec mépris et révolte l'imagination débordante de ses semblables pour répandre des rumeurs dont les fondements même étaient improbables. Surréalistes. Impensables. Mais comment pouvait-elle vivre avec le sentiment d'être dévisagée à chaque coin de la rue.
A cet instant elle en venait à regretter la petite notoriété que ses chroniques lui avaient apportée. Appréciée pour son humour et sa sincérité, elle était régulièrement l'invité des émissions de radios locales. Mais face à ces portraits de Zoe, elle en vint à se demander qui était-elle vraiment. Ce passé qu'on semblait lui attribuer n'était pour elle que celui d'une étrangère. Une étrangère qu'elle devrait apprivoiser, un passé qu'elle allait devoir accepter.
Elle retrouva Gavin à la terrasse d'un café. Il semblait ailleurs, écoutant de temps à autre les conversations des clients d'à côté, encore obnubilés par ses révélations sur l'affaire Zoe. Ses traits tirés et son regard terne, comme éteint, le vieillissait de jour en jour. Malgré sa notoriété de journaliste reconnu, il avait gardé cette allure simple et décontractée.
Sixteen s'assit face à lui, il porta sur elle cet habituel regard bienveillant, tel le regard d'un père sur son enfant. Gavin n'en avait jamais eu, alors lorsque Sixteen était arrivée quatre ans plus tôt, il avait vu en elle une ténacité, une vivacité d'esprit qui l'avait séduit. Et il s'était peu à peu attaché à elle, la protégeant des intimidations de Kirk Wayne.
- Très bon article, probablement le meilleur ! Dit-elle d'une voix débordante de sincérité.
Sixteen l'avait toujours admiré pour son franc-parler, ses idées et sa façon de les défendre, de les expliquer.
- Je n'aurais jamais cru dire ça mais j'aurais aimé qu'il ne sorte jamais... Avoua-t-il d'une voix rauque.
Sixteen se sentait coupable de voir son ami, son mentor, aussi mal.
- J'ai appris que tu avais démissionné... Qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ? Demanda-t-elle, espérant dissiper le malaise qu'elle avait instauré.
- Faire ce que je n'ai jamais fait : prendre des vacances !
Un malaise que Gavin avait à peine remarqué, préférant probablement l'ignorer. « Et toi ? » poursuivit-il.
- Je vais accepter la proposition de Wayne.
Comme à son habitude Sixteen fuyait mais pouvait-il la blâmer ou l'en dissuader alors même qu'il avait trouvé le moyen de s'échapper.
- Et qu'en pense Adam ?
- Il n'est pas au courant.
Sa réponse lâchée sur un ton sec laissait penser qu'elle n'avait pas envie d'en parler. Connaissant Sixteen, il savait qu'il ne devait pas insister. Ce n'était pas lui qui pourrait l'en empêcher.
**********
Elizabeth montait au dernier étage de sa petite librairie de Bloomsbury. Elle n'avait jamais songé à s'en séparer malgré la fulgurante notoriété des éditions Davis. Elle avait même fait de ce havre de paix un bureau qu'à présent Adam occupait. Elle lui rendait une de ces visites matinales dont elle avait l'habitude. Mais si à l'accoutumée elle venait lui reprocher la gestion désastreuse de ses affaires, elle espérait cette fois-ci se faire pardonner.
Elle salua poliment Salma, son ancienne assistante. La jeune indienne fût aussitôt surprise de cette soudaine considération. Elizabeth frappa à la porte du bureau, attendant un signe d'Adam pour y entrer. Ce dernier en resta quelque peu décontenancé, habitué à entendre ses reproches dès lors qu'elle franchissait le palier.
Il l'invita à s'asseoir, intrigué par cette visite aux allures inhabituelles. Ils échangèrent quelques banalités, des idées sur leurs prochaines nouveautés ; puis Elizabeth en vint à avouer, timidement, l'objet de sa visite.
- J'ai appris pour Zoe, enfin Sixteen... Comment va-t-elle ?
Adam prit un certain temps pour répondre, quelque peu étonné d'une telle question. Elle n'avait jamais accordé la moindre sympathie à Sixteen, à croire qu'elle avait changé d'avis simplement parce qu'elle était la fille de Larry.
- Pas très bien, même si elle en parle peu...
- Je suis désolée, pour elle mais surtout pour toi.
En temps normal, il ne l'aurait pas cru mais il sentait une telle sincérité dans sa voix qu'il ne pouvait en douter. Il observait même les prémices d'un regard embué et l'issue d'une vie endeuillée.
- Tu as voulu protéger Zoe en préservant le secret de Larry... Concéda-t-il.
Larry avait fini par l'en convaincre : c'est tout ce qu'il avait souhaité retenir de leur conversation dans ce café, préférant oublier cette vérité qui l'avait torturé pendant des années.
- Mais j'aurais dû voir que mon silence te détruisait !
Sa voix devenait légèrement tremblante, laissant échapper de temps à autre des sanglots incontrôlés. Adam allait répondre lorsqu'elle le devança.
- J'étais si malheureuse qu'égoïstement j'ai refusé d'y prêter attention. Et peu à peu tu as fini par me détester, ce qui n'a fait qu'accroitre ma culpabilité.
Elle essuya aussitôt les quelques larmes coulant sur ses joues. Ne pouvant faire face au regard de son fils et n'espérant aucune réponse, elle se leva. Elle allait passer la porte du bureau lorsqu'Adam l'arrêta.
- L'adresse de l'hôtel de Larry, j'ai pensé que ça pouvait t'intéresser... Dit-il, lui plaçant le morceau de papier dans la main.
Il ne put s'empêcher de la lui serrer. Relevant timidement la tête, il lui adressa un regard compréhensif, presque bienveillant.
- Pourquoi tu fais ça ?
Elle se refusait à croire que son fils pourrait lui pardonner, alors elle ne comprenait pas son geste qu'elle jugeait insensé.
- Tu m'as privé de la vérité sur Zoe mais je ne te priverai pas de l'homme que tu aimes par simple vengeance ! Répondit-t-il sur un ton redevenu froid, presque distant.
Il retira sa main de la sienne, la laissant partir, sans même essayer de la retenir. Il se replongea dans ses lectures, préférant oublier cette visite qui en son for intérieur l'avait touché.
**********
Larry n'avait cessé d'espérer depuis deux jours la visite de sa fille, mais ce soir-là, il s'était peu à peu convaincu qu'il ne serait jamais pardonné. A son tour il lisait l'article de Gavin, cet homme dont Sixteen lui avait tant parlé. Il s'attendait à y être jugé, fustigé tel un criminel. Il n'en était rien, Gavin exposait les faits sans jamais le blâmer. A en croire ses mots, il semblait même l'acquitter de toute peine méritée.
Plongé dans sa lecture, il n'accordait aucune importance à la serveuse du bar de l'hôtel faisant des vas et viens incessants derrière le comptoir. Cette quadragénaire à l'allure élégante ne semblait pas indifférente.
Larry finit par replier ce journal qui le torturait. Et comme pour oublier ce qu'il venait de lire, il avala d'une gorgée son verre de whiskey. Les glaçons encore intacts tintèrent lorsque son verre heurta le marbre du comptoir. Sans attendre, la serveuse le remplit à nouveau profitant de l'occasion pour engager la conversation.
- Qu'est-ce qui amène un homme aussi charmant à rester seul un soir comme ça ?
- Qui vous dit que suis seul ? J'attends peut-être quelqu'un...
- Ça fait pratiquement une heure que vous êtes là et vous n'avez pas regardé une seule fois votre montre !
Il esquissa un léger sourire. L'assurance charmante de cette jolie femme aurait pu l'inciter à poursuivre mais son esprit était obnubilé par le portrait de sa fille.
- Perspicace ! Effectivement, je n'attends personne. J'ai arrêté d'attendre !
- Vous avez tort. Il y a justement quelqu'un pour vous.
Larry se retourna, apercevant à quelques mètres de lui Elizabeth. Vingt ans avaient passé mais elle gardait en elle cette même beauté, à peine marquée par ce temps qui avait filé pour mieux les éloigner. Elle s'approcha, lui esquissant un léger sourire. Larry l'invita à s'asseoir. Les deux amants restèrent silencieux quelques instants. Ils avaient tous deux rêvé ce moment.
Parfois Elizabeth en venait à imaginer sa vie si elle avait suivi Larry. Puis elle se résignait, convaincue qu'elle ne le reverrait jamais. Le destin les avait réunis, alors qu'il les avait éloignés de leurs enfants. Ils discutèrent une partie de la nuit ensemble. Lorsqu'Elizabeth le quitta, il était près de quatre heures du matin, elle rentra chez elle, soulagée, apaisée. Mais tout comme Larry elle ne trouva pas le sommeil cette nuit-là, hantés par leurs souvenirs communs.
**********
Sixteen hésita un long moment avant de pousser la porte d'un immeuble immensément luxueux sur les bords de la Tamise. Ainsi Adam vivait ici. C'est à cet instant qu'elle comprit toute la démesure de l'empire familial. Les éditions Davis étaient célèbres dans le royaume tout entier et les industries Turner soignaient des malades du monde entier.
Elle avançait d'un pas hésitant dans le hall, l'alignement des colonnes de granit donnait une impression de profondeur à une entrée déjà immense. Elle ne pouvait s'empêcher d'en contempler chaque détail, de ces arcades majestueuses surplombant les multiples petits salons à la verrière offrant une vue imprenable sur un jardin privé à la végétation luxuriante. En ce mois de mars, il semblait y régner une chaleur estivale. Et derrière le feuillage de ces buissons soigneusement taillé, elle devinait le reflet d'une eau cristalline. Un homme en uniforme la sortit de ses pensées.
- Vous cherchez quelqu'un ?
Sixteen remarqua chez lui un accent très marqué, probablement écossais. Ses manières bourgeoises, presque trop endimanchées, l'amusait.
- Adam Turner.
- Qui dois-je annoncer ?
- Sixteen... Une amie.
Elle s'étonna elle-même de considérer sa relation avec Adam comme étant simplement amicale. Il y a bien longtemps que ce n'était plus une simple amitié d'enfants. Pour elle, ça ne l'avait jamais été. Mais constatant à maintes reprises qu'Adam ne l'avait jamais oubliée, elle se mettait à penser qu'à ses yeux, elle ne serait jamais plus que Zoe.
Le concierge lui indiqua l'ascenseur. Les chiffres des étages défilaient tandis que ses doutes la submergeaient. Adam l'attendait à la porte de chez lui, quelque peu surpris de sa visite. Il lui déposa un baiser dans les cheveux, puis l'invita à entrer.
Il passa un long moment à l'observer allant et venant au beau milieu du salon, les yeux émerveillés sur la vue imprenable de Londres dont elle ne pouvait se détacher. Du dernier étage, elle pouvait contempler le coucher du soleil sur la Tamise. Le ciel se dégradait dans une multitude de nuances roses et orangées dont le reflet venait illuminer les murs de la pièce. « Impressionnée ? » lâcha Adam amusé.
- Tu plaisantes ! J'en vois tous les jours des appartements comme celui-ci !
Il esquissa un sourire puis l'invita à s'asseoir. Il posa sur le marbre du bar deux verres de Whiskey qu'il remplit. Elle avala une gorgée qui l'espérait-elle lui donnerait le courage de se lancer. Puis deux, puis trois. La nervosité avec laquelle elle agitait le contenu de son verre interpella Adam. C'est alors qu'elle se décida à parler.
- On me propose un reportage de deux mois dans un dispensaire au Tchad...
Elle osait à peine le regarder et c'est le regard plongé dans son verre qu'elle poursuivit.
- Je crois que je vais accepter... Ça peut-être une opportunité pour ma carrière... En plus de ça, c'est enrichissant sur le plan humain...
Le sentiment d'un immense soulagement la traversa mais elle allait à présent faire face à la réaction d'Adam.
- T'en as l'air convaincu... Moi pas ! Lâcha-t-il sèchement.
- Ça veut dire quoi ?
Elle releva la tête faisant à présent face au regard intransigeant de celui qui la fascinait tant. Ils nourrissaient l'un pour l'autre un magnétisme, une admiration presque destructrice qu'ils n'oseraient jamais s'avouer, comme incapable de s'aimer ; trop fier pour se l'autoriser.
- Tu fuies ! Tu n'acceptes pas ton passé, ce que tu es, qui tu es et tu penses l'oublier en te terrant au fin fond de la savane ! C'est lâche mais surtout naïf !
Il reposa son verre sur le marbre avec une force qui le brisa en mille éclats. Sixteen sursauta. Intérieurement, elle niait toute culpabilité mais elle ne pouvait ignorer sa responsabilité.
- Ne te fais pas d'illusions, les gens verront toujours en toi la petite Zoe Baker ! Quoique tu fasses, où que tu ailles tu resteras cette petite fille !
Les propos d'Adam se faisaient de plus en plus durs et le ton acerbe de sa voix venait exprimer ce que son âme ne pouvait plus supporter : sa déception.
- Je voudrais juste être quelqu'un d'autre. Je ne veux plus qu'on me reconnaisse dans la rue, je ne veux plus qu'on me pose de questions...
Sixteen ravala un sanglot, elle poursuivit malgré tout, ne pouvant retenir ses larmes.
- Oui je veux fuir, oui c'est lâche mais je n'ai pas le courage de vivre ça plus longtemps ! Je veux juste tourner la page...
- Mais la page ne veut pas se tourner... rétorqua Adam d'un ton presque las.
Touchée. Il lisait en elle comme dans un livre ouvert, il la connaissait trop bien. Ils étaient si proches. C'était pour elle sa plus grande force et pour lui, sa plus grande faiblesse.
- Ma vie est à reconstruire tu peux comprendre ça ?
- Ce n'est pas dans la brousse que tu vas y arriver !
- Mais ce n'est pas ici que je vais oublier !
Il leva les yeux au ciel, visiblement peu convaincu par ses raisons. Il ne prit même pas la peine de les comprendre, les jugeant déjà inenvisageables.
- Je découvre que mon père m'a toujours menti, il m'a laissé croire que ma mère était morte, il m'a manipulée, conditionnée, inculqué des souvenirs que je n'ai même pas vécu. Je ne sais plus qui je suis ! Je ne connais rien de Zoe mais pourtant je ne me sens pas plus Sixteen... Toute ma vie s'est construite sur un mensonge, tu comprends ça ?!
Jamais Adam n'avait vu en elle une telle colère, une telle tristesse désespérante presque suppliante. Sa souffrance le touchait, mais elle, pouvait-elle seulement comprendre la sienne ?
- Non ! Non je ne comprends pas comment tu peux songer à partir, à me quitter alors que l'on vient à peine de se retrouver !
Sixteen ne répondit rien, persuadée que c'était inutile. Adam ne prendrait jamais la peine d'entrevoir ce qu'elle pouvait ressentir. Obnubilé par sa propre peur de perdre Zoe, il en oubliait l'envie irrépressible de Sixteen de retrouver celle qu'elle était.
- Va-t'en ! Dit-il sans laisser paraitre le moindre sentiment.
Sixteen s'exécuta, claquant la porte sans un mot, sans un regard pour lui.
Catherine Anne Porter a écrit : « L'univers parait étrangement bien ordonné. On le voit à la régularité du mouvement des étoiles, de la rotation de la terre, du passage des saisons mais la vie humaine est l'expression même du chaos. Chaque personne tente de faire valoir ses droits, d'imposer sa volonté, ses sentiments, sans comprendre ce qui fait avancer les autres, ni ce qui la fait avancer elle-même. »
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