Chapitre IV : La mémoire dans la peau
Francis Scott Fitzgerald a écrit :
« C'est ainsi que nous nous débattons, comme des barques contre le courant, sans cesse repoussés vers les rives du passé. »
Adam venait de déterrer un petit coffre en fer à peine rouillé par le temps. Et c'est non sans une pointe d'excitation qu'il en souleva le couvercle. Il en ressortait de ce précieux trésor quelques babioles, des jouets d'enfants dont un petit koala en peluche. « Je l'avais offert à Zoe pour son anniversaire. » s'exclama-t-il avec un sourire empreint de nostalgie.
Trois petites enveloppes soigneusement cachetées venaient recouvrir le fond de la petite boîte. Et tandis qu'Adam s'amusait à nouveau avec les quelques jouets que renfermait son trésor, Sixteen avait déjà pris possession de ces petits papiers jaunis par le temps. Elle éprouvait une certaine excitation à décacheter la première enveloppe. Elle comprit alors ce qu'avait pu éprouver Adam en tenant entre ses mains cette petite boîte qu'il convoitait depuis tant d'années.
- « Quand je serai grand je voudrais voler comme un super héros ! ». Original pour un enfant de huit ans. Admit Sixteen visiblement amusée par leurs jeux d'enfants.
- Il s'appelait Smith, Owen Smith, il n'avait pas à être original. Rétorqua-t-il avec un mépris qu'elle ne lui connaissait pas.
Elle en fut presque surprise. Il demeurait silencieux, à contempler ce petit koala qu'il avait choisi avec la plus grande attention. Et c'est tout naturellement que Zoe l'avait glissé dans ce coffre. Cette peluche était ce à quoi elle avait le plus tenu. Quant à Adam, dans ce jeu d'enfants, il avait laissé une balle de tennis dédicacée de la main de Pete Sampras. Et Owen avait abandonné une partie de sa collection de carte Panini.
- Qu'est-ce qu'il est devenu ? Se risqua-t-elle à demander,
- Il a effectivement reçu le pouvoir de voler... des tableaux. Il était à la tête d'un trafic d'œuvre d'art avant de se faire arrêter au Moyen-Orient.
Face à l'ironie désagréable d'Adam, Sixteen resta de marbre, trop occupée à ouvrir l'enveloppe renfermant son rêve d'enfant.
- « Je voudrais être écrivain ! », ça c'est original ! S'exclama-t-elle.
Il esquissa un léger sourire face à la naïveté et l'innocence d'un enfant de huit ans.
- Je suis devenu éditeur, ce n'est pas si mal. Rétorqua-t-il comme pour justifier ce pseudo échec.
- Mais ce n'était pas votre, ton rêve. Remarqua-t-elle avec bon sens.
- Il faut avoir quelque chose à raconter pour être écrivain...
- Il faut surtout le courage de se lancer.
Sixteen Collins avait cette foutue manie de sans cesse vouloir avoir le dernier mot. Adam ne le supportait pas, d'autant qu'il avait la même.
- Et de quoi rêvait la petite Sixteen Collins à l'âge de huit ans ?
Avec sa question pétrie d'arrogance, il espérait la déstabiliser. Et malgré tous les efforts de la jeune femme pour le cacher, il y était parvenu.
- Ne me dis pas que tu n'avais pas de rêve ?! Lâcha-t-il d'un ton cynique presque méprisant.
Sixteen demeurait muette, comme indifférente à ses propos. Elle préférait sans doute se concentrer sur la dernière enveloppe. Celle de Zoe. Et avant même qu'elle n'ait put en sortir la petite carte qu'elle renfermait, Adam lui l'arracha des mains.
- « Plus tard, je voudrai changer le monde ! »
- Elle était plutôt ambitieuse ! Constatait Sixteen avec amusement.
- Ça ne m'étonne pas !
Même vingt ans après Adam gardait cette éternelle petite étincelle d'admiration pour Zoe. Et ses yeux bleus lagons reflétaient le regard amoureux d'un petit garçon de huit ans. Cette fascination ne faisait qu'attendrir un peu plus Sixteen, qui, malgré les premières heures d'une matinée glacée de février ne pouvait se résoudre à quitter ce jardin seule. Et c'est ensemble qu'ils commencèrent à effacer les traces de leur visite nocturne. Ils refermèrent les portes du jardin ; Adam s'étant rapproché d'une certaine façon de Zoe et Sixteen de l'inabordable fils Turner.
**********
- Tu sais l'heure qu'il est ?! S'exclama la jeune femme, agacée d'être réveillée si tôt après une nuit si courte.
- 7H38 précisément !
Adam Turner se tenait sur le pas de sa porte, à peine marqué par cette nuit d'aventure. Même une barbe de quelques jours et une allure quelque peu négligée ne pouvaient le trahir.
- Et on s'est quittés il y a peine trois heures... Je te manquais trop ?
- Dans le mille !
La remarque de Sixteen, teintée d'ironie, s'accompagnait d'un geste, presque las, l'invitant à entrer. « Mais assez discuté, habille-toi, on va rendre une petite visite à cette chère Miss Taylor ! ». Le ton pressant de son interlocuteur l'épuisait davantage encore que leur nuit passée à arpenter l'ancien jardin des Baker.
- A cette heure-ci ? Rétorqua-t-elle incrédule comme si l'idée même de sortir si tôt l'anéantissait.
- Elle habite à l'autre bout de la ville, le temps de t'installer, de prendre un café, on y sera pour neuf heures.
La jeune femme s'exécuta. La motivation d'Adam pour retrouver Zoe et l'énergie qu'il déployait suffirent à la convaincre de l'accompagner. Et tandis qu'elle enfilait quelques vêtements, Adam passait en revue la lignée d'une cinquantaine de romans soigneusement rangés sur les étagères du salon. « Une manie d'éditeur j'imagine ! » remarqua Sixteen, légèrement amusée de le voir plongé dans l'une de ses publications. Il esquissa un sourire, presque gêné d'avoir été démasqué.
« Et où vit cette chère Miss Taylor ? » demanda la jeune femme s'emmitouflant soigneusement dans son écharpe. Le simple mouvement du tissu diffusait un discret effluve de son parfum boisé légèrement fruité. Adam le sentait singulier, enivrant autant qu'hypnotisant.
- Whitechapel ! En traversant Hyde Park... on arrive à Soho, je prends mon café à un Starbucks et ensuite... on rejoint la ligne de métro la plus proche.
Sixteen attendait patiemment dans l'entrée qu'il termine son itinéraire. « Bon assez trainé, on y va ? » s'exclama Adam avec l'empressement d'un enfant de six ans. Il avait beaucoup changé en vingt ans, mais en partant à la recherche de Zoe, en quête de la vérité, il redevenait parfois ce petit garçon de huit ans, doux rêveur et quelque peu turbulent. Sixteen trouvait ça presque attendrissant.
- Simple question : comment as-tu eu mon adresse ?
La moue suspicieuse que lui adressa la jeune femme le fit presque sourire.
- J'ai quelques relations dans la police... J'aime avoir des infos sur mes critiques... Une lettre anonyme pour les grandes occasions fait toujours son petit effet !
Sixteen se stoppa net à ses mots. Le regard accusateur qu'elle lui adressa lui valut un léger rictus qu'il justifia par un « Je plaisante ! ».
- Bizarrement je ne te crois pas ! Lança-t-elle tout en reprenant sa route.
Le ton qu'elle employa s'était vu changer, il n'y avait aucune méfiance dans ses propos, aucune crainte. Sa remarque sonnait simplement comme une réponse à la plaisanterie d'Adam. Un jeu dans lequel il n'y aurait jamais ni gagnant ni perdant. Presqu'un jeu d'enfants.
Et en pénétrant dans Hyde Park, Adam se remémorait ses jeux d'enfants. Jamais depuis la disparition de Zoe il ne s'était risqué à s'y aventurer ; par peur de la nostalgie ou au contraire crainte de l'oubli. Sixteen ne percevait du jeune homme que l'écho inaudible de ses silences. Et derrière ce regard lointain se cachait une âme prisonnière d'un passé peut-être trop proche pour être oublié. Elle s'y était habituée.
- Il y avait un pâtissier ambulant dans le quartier de Kensington, près d'Hyde Park... On avait un rituel avec Zoe ; tous les soirs après l'école on y allait. Et on achetait toujours la même chose, la spécialité aux cookies.
Et quand enfin il se risqua à se souvenir, elle se tût, incapable de prononcer le moindre son.
**********
Jay Fuller avait été le premier pâtissier de Londres à inventer les Cookies Cup'Brownies. Et il était le seul à les réussir à la perfection. Même si, pour être honnête, je n'avais jamais eu le courage de regoûter à cette douceur sucrée depuis la disparition de Zoe. A vrai dire, je ne sais plus ce qui était parfait ; était-ce le craquant du chocolat ? Les bords du lac Serpentine ? Ou l'instant tout simplement ?
Zoe et moi passions des heures à l'observer composer, dans la plus grande minutie, sa symphonie pâtissière. Et dans sa quête effrénée de l'accord parfait entre notes sucrées et acidulées, Jay Fuller n'avait eu de cesse de nous raconter son histoire.
La légende voulait que sa mère, fascinée par le personnage du roman de Fitzgerald, l'ait prénommé Jay. Et Jay comme un ultime hommage à celle qui lui avait donné la vie, avait construit la sienne autour du personnage de Gatsby. C'est avec toute la modestie qui le caractérisait qu'il avait nommé son affaire « The Great Jay » ou Jay le Magnifique.
Et son univers tout entier semblait en tout point identique à celui de Gatsby. Sur l'auvent du camion, de gigantesques yeux bleus, habillés d'une paire de lunettes jaunes, scrutaient les clients. Et la lumière verte de la jetée de Daisy, si chère à Gatsby, n'était chez Jay qu'une lanterne sur le toit, dansant au rythme de la brise londonienne.
Hypnotisés par Jay le magnifique, fascinés par cette atmosphère si particulière, enivrés par les senteurs d'eau de rose et de fleur d'orangée ; nous étions comme prisonnier de cet endroit. Des prisonniers heureux et insouciants, littéralement sous le charme d'un univers lointain qui se voulait à portée de main.
Nous découvrions New York pour la première fois dans le récit de Jay le Magnifique. Il nous racontait sa jeunesse dans le Queens des années 40, entre fête et décadence. Les nuits d'un petit garçon de dix ans rythmées par le Jazz de Louis Armstrong. Ses journées passées à contempler l'Atlantique, à se demander si les plages anglaises étaient différentes de celles de Long Island. Jay rêvait de Londres. Zoe et moi de New York.
Nous étions spectateurs de sa vie comme il tenait le rôle d'enchanteur de la nôtre. Et sur l'un des bancs bordant le lac Serpentine, Zoe et moi partagions tout ; nos Cookies Cup'Brownies, nos fous rires, nos rêves d'enfants. Et avec toute la naïveté et l'innocence que le monde nous enviait, nous grandissions ensemble. Le cœur rempli d'espoir. Prêts à se brûler les ailes à la flamme de nos rêves. Mais de ces chimères, il ne reste aujourd'hui que les cendres de nos ailes.
L'espoir est vain. J'ai grandi seul et j'envie à mon tour la naïveté et l'innocence de ceux qui se risquent à espérer sur les bords du lac Serpentine. De mes huit ans ne demeurent que le souvenir impénétrable de ces instants. La vie de Jay, tel un film magnifique. Un parfum unique, mélange de senteurs symphoniques. Un air de jazz faussement mélodique. Une harmonie imparfaite mais tellement singulière... Et cette impression de l'entendre à nouveau comme si c'était hier. Tout semblait si réel, bien au-delà de mon esprit. Un air de jazz faussement fredonné. Une harmonie sûrement oubliée.
**********
Adam fût comme arraché à ses pensées et Sixteen se heurta à son regard accusateur.
- Comment connais-tu cette mélodie ?
Elle lui adressa un regard interrogatif, presque incrédule face à la dureté de son visage. Le moindre son se faisait désormais prisonnier de ses lèvres, tout comme son bras de la main d'Adam.
- L'air que tu fredonnes !
Il resserrait un peu plus son étreinte mais elle demeurait silencieuse. Elle tentait de s'en défaire mais encore hypnotisé par ce son qu'il n'avait plus entendu depuis vingt ans, Adam ne remarquait pas la marque rouge apparaissant peu à peu sur le bras de la jeune femme.
- Jay faisait tourner en boucle cet air de Jazz. Il disait qu'un descendant dégénéré de Fred Astaire l'avait composé.
Il gardait ce même ton grave, son visage dur avait surpris la jeune femme. Elle se contenta d'un hochement d'épaule en guise de première réponse. Elle se frottait légèrement le bras, encore marqué de la force d'Adam. Son visage s'était assombri en entrant dans ce parc. Elle l'avait remarqué ; mais elle n'avait rien dit. Si seulement elle pouvait faire disparaitre la trace indélébile de ses souvenirs comme celle qu'il lui avait infligée sur le bras.
Elle était finalement devenue compatissante. Il semblait désolé, sûrement coupable d'une violence qu'il ne se connaissait pas. Cette histoire le rongeait, le détruisait malgré tous ses efforts pour l'ignorer.
- J'ai dû passer par là un jour et l'entendre...
La seconde réponse de Sixteen sonnait pour lui comme une délivrance. Elle était si bienveillante, si conciliante. Mais elle sonnait surtout faux. Il le savait.
- Jay a cessé son activité quatre ans après la disparition de Zoe...
Il n'attendait aucune réponse de sa part. Et il n'obtint strictement rien, pas même un regard.
- Mais ce n'était sûrement pas le seul amateur de jazz dans Londres. Finit-il par conclure de lui-même.
Il n'y croyait pas vraiment mais sinon comment l'expliquer ? Sixteen était arrivée à Londres quatre ans plus tôt, terminant ses études de journalisme. Elle avait tout quitté pour l'inconnu ; sa famille, sa France natale pour selon elle, « un rêve de gosse ». Adam, sans le lui dire, l'enviait. Il aurait aimé se délecter du poids de cette voie toute tracée.
Les Editions Davis n'étaient pas son rêve mais faute de pouvoir produire un roman digne d'intérêt, il n'avait pu abandonner le destin tracé par Elizabeth. Et en tant qu'éditeur, il s'était refusé à encombrer ses poubelles d'un manuscrit de plus.
En y pensant, il ressentait une certaine amertume et le café serré qu'il venait de se commander n'allait rien arranger. Ils marchaient en silence, à contrecourant de la foule assourdissante du métro de Soho.
Le trajet leur semblait long et interminable. Adam gardait le secret espoir de revivre dans le récit de Miss Taylor ce 14 février 1999. Et Sixteen souhaitait plus que tout dissiper le malaise qui s'était créé. Mais incapable de prononcer le moindre mot, pouvait-elle y parvenir ?
Adam semblait si loin, il était à quelques centimètres d'elle mais son esprit était ailleurs. C'est à peine s'il remarquait leur arrivée à White Chapel. Et pourtant, voir les premiers rayons d'un soleil timide en sortant du métro lui redonnait espoir. Mais sa gorge se nouait à chaque pas le rapprochant peut-être de la vérité. Et en apercevant au bout de la rue la maison de Miss Taylor, une poussée d'adrénaline le submergea. Il semblait partagé entre appréhension et excitation.
Sixteen, elle, était bien loin de l'imaginer. Même si le souffle du jeune homme semblait s'intensifier et sa démarche s'accélérer, elle se contentait de lui emboîter le pas, dans un silence toujours aussi pesant.
Les premiers mots prononcés servirent à se présenter à la gouvernante. Elle était plutôt charmante selon Adam. Terriblement quelconque pour Sixteen. Ils traversaient ensemble le long couloir qui les mènerait tout droit à Anne Taylor.
La vieille femme les attendait patiemment, le regard fixé sur un vieux chêne du jardin, comme plongée dans ses pensées. C'est à peine si elle remarqua leur arrivée. Elle se détourna lentement aidée par une infirmière. Adam affichait une mine décontenancée, il avait gardé en tête l'image de son institutrice Miss Taylor mais la vision d'une femme de soixante-dix ans, prisonnière d'un fauteuil roulant le laissa pantois. Son esprit semblait si lointain. Comment pouvait-elle se souvenir d'une affaire vieille de vingt ans ?
Voilà quelques minutes déjà qu'ils se faisaient face en silence. Anne Taylor leur adressa un premier sourire timide. De ses bras frêles et chétifs, elle trouva la force de s'avancer jusqu'à eux. Elle les dévisagea longuement. Adam comprit alors les mots de la gouvernante :
« Malheureusement pour vous, elle ne vous aidera pas beaucoup... ».
Ses espoirs s'amenuisaient à chaque seconde passée à la contempler. Sixteen l'avait compris, bien avant de rencontrer Anne Taylor. Mais elle avait préféré rester en retrait. Sa maladresse avait déjà causé suffisamment de dégâts. Elle observait avec une certaine empathie Adam prendre la main de la vieille dame. Il pouvait ressentir ses légers tremblements. Il desserrait peu à peu sa paume, la lâchant comme il relâchait son espoir de souvenir, avec un certain déchirement.
Et comme il adressait un regard à Sixteen, un regard qu'elle traduit par « A quoi bon, autant y aller ! », Anne lui saisit le bras. Elle murmura d'une voix légèrement éraillée, presque susurrée « Adam... C'est bien toi ? ». Il acquiesça, un immense sourire aux lèvres. Le même que celui d'un gosse qui reçoit le cadeau dont il rêvait.
Anne Taylor dévisageait à présent Sixteen. Cette dernière ne put s'empêcher de rougir, troublée par le regard bienveillant que lui adressa la vieille femme. Elle percevait dans la prunelle de ses yeux une petite étincelle venue réveiller un regard éteint. « Zoe ! ». Les deux jeunes gens, stupéfaits, ne trouvèrent rien à répondre.
- Zoe ! J'ai tellement souhaité ce moment !
Cette tragique sincérité débordante les anéantissait. Sixteen ne trouva pas le courage de contester, elle se contenta de poser sa main sur celle de la vieille femme. Adam, lui, cherchait avec la plus grande délicatesse, à rétablir la vérité. Il s'agenouilla près d'elle et murmura d'une voix douce et calme « Ce n'est pas Zoe... Zoe a disparu quand on avait huit ans... ».
A ses mots, Anne retira sa main de celle de Sixteen. Se sentant comme repoussée, cette dernière préféra s'éloigner, laissant Adam seul auprès de cette femme qu'il estimait tant. En voyant les yeux de son élève se voiler, Anne Taylor laissa échapper quelques larmes. Adam se sentit coupable de la torturer ainsi, mais lui, victime du souvenir de Zoe, n'avait personne pour l'épargner.
- Anne, je sais que tout ça est loin mais si tu sais quelque chose sur la disparition de Zoe, même le plus insignifiant détail...
Elle lui adressa un dernier regard, déjà lointain, puis tourna la tête vers l'une des fenêtres du jardin et se tût.
- Ses souvenirs disparaissent avec la maladie... Elle en est consciente. Elle se sent coupable et se mure dans un silence qui l'isole et la détruit. Vous n'obtiendrez rien de plus. Laissez-la se reposer, cette histoire l'a suffisamment tourmentée ! Déclara sa gouvernante avec toute la bienveillance et la sympathie qu'elle avait pour elle.
Adam et Sixteen s'échangèrent un petit signe de tête, ils allaient se retirer lorsqu'Anne Taylor lâcha, comme un ultime supplice, « Il voulait juste protéger Zoe ! ».
- Mais de quoi ? Renchérit Adam.
- De qui ? Touva-t-elle la force de répondre.
Son visage blême s'était à nouveau éteint. Celui d'Adam s'était définitivement assombri en quittant la propriété. Sixteen n'osait prononcer le moindre mot. Elle se contenta de poser sur son épaule une main affectueuse, rappelant au jeune homme son exaction du matin. Mais Sixteen l'avait déjà oubliée, bien trop conciliante à son égard. Surement trop compatissante.
- J'aurais aimé en apprendre plus... Avoua-t-il timidement.
Toute sa déception pouvait se lire sur son visage et s'entendre dans le ton de sa phrase.
- Je ne réalise toujours pas à quel point cette histoire a touché. Répondit Sixteen avec une sincérité qui en d'autres circonstances aurait interloqué Adam.
Mais il lui pardonnait. Se voir confondue avec Zoe ne devait pas être facile à oublier.
- Une petite fille qui disparait ça ne laisse personne insensible, même vingt ans après. Avoua-t-il non sans une pointe de regrets.
A croire qu'il se sentait coupable d'y être encore sensible. « Mais de là à voir une quelconque ressemblance entre toi et Zoe, c'est ridicule ! » s'exclamait-il presque amusé de la situation. C'était sans doute sa façon à lui de la dédramatiser. « Ne le prends pas mal mais tu ne lui ressembles en rien ! ». Sixteen esquissa un léger sourire, soulagée de voir que le malaise s'était dissipé.
- Je crois qu'on devrait partir pour Manchester, on trouvera forcément plus de choses là-bas... A commencer par des infos sur la mère de Zoe.
La détermination d'Adam semblait s'être renforcée. Et sentant Sixteen prête à le suivre, à l'aider, il avait le sentiment que rien ne pouvait les arrêter. Mais jusqu'où devraient-ils aller pour trouver la vérité ? Que pouvaient-ils espérer vingt ans après ? Qu'allaitent-ils découvrir ? Ces questions venaient parfois les tourmenter.
Et malgré leurs efforts pour les ignorer, les réponses qu'ils allaient ensemble apporter étaient bien pire encore que tout ce qu'ils avaient pu imaginer. Alexander Mac Cawl avait déjà ébranlé les certitudes du jeune homme mais il ignorait encore à cet instant qu'elles s'envoleraient définitivement.
**********
Elizabeth Davis entra avec fracas dans l'appartement de son fils, sans prendre égard à la valise entreposée dans l'entrée. Adam la dévisagea, interloqué de cette irruption aussi dérangeante que déplacée. En constatant son agacement, il s'attendait déjà à une vague de reproches qu'il préférait ignorer avant même de les entendre.
- Deux jours que j'appelle ton assistante et elle n'a pas la moindre idée de ce que tu peux faire...
Le regard accusateur de sa mère semblait à peine le perturber. Sans doute trop habitué. Il finissait un énième café, griffonnant quelques notes sur un morceau de papier.
- C'est mon assistante, pas ma nourrice ! Je n'ai pas de comptes à lui rendre ! Lâcha-t-il d'un ton las.
- A elle non mais à moi oui. N'oublie pas que c'est grâce à moi que tu diriges les éditions Davis ! A ce propos, si ça t'intéresse encore, notre dernier roman est favori pour le Man Booker. C'est bien la preuve que cette journaliste n'y connait rien !
Il aurait récité mot pour mot la réponse d'Elizabeth avant même de l'entendre. Sa perpétuelle manie de lui rappeler qu'il lui devait, selon elle, tout, l'irritait. Tant de condescendance et de mépris à son égard était presque devenu une habitude. Aussi, semblait-il ignorer la mauvaise humeur de sa mère, trop occupé à collecter les derniers détails sur l'affaire Zoe.
Truffé d'annotations et recouvert de post-it, le roman d'Alexander Mac Cawl guiderait leur enquête jusqu'à Manchester. Mais Adam ne pouvait se résoudre à oublier les propos de l'ancien flic. Les clichés de sa mère et de Larry s'étaient comme imprimés dans son esprit.
Elizabeth en savait bien plus sur la disparition de Zoe que ce qu'elle s'autorisait à montrer. Il en était persuadé mais savait sa propre mère bien trop fière et manipulatrice pour l'avouer.
- Qu'est-ce que tu sais sur la disparition de Zoe ?
Adam n'attendait en rien la vérité, il savait Elizabeth bien trop secrète pour la lui révéler. Et son air impassible, son regard insondable ne l'aiderait en rien à la dévoiler.
- Uniquement ce qui a été écrit dans les journaux.
Adam ne put retenir un rictus que sa mère ne prit même pas la peine de relever, plongée dans la lecture d'un magazine trainant sur la table du salon. A croire qu'elle s'y était réfugiée pour mieux se cacher.
- Pourtant t'étais proche de son père... Reprit Adam, déterminé à obtenir ce qu'il cherchait.
- Nous n'étions que des amis. Il était aussi proche de la mère du petit Owen avec qui tu jouais souvent.
La voix d'Elizabeth se voulait pleine d'assurance et le ton las qu'elle avait employé aurait suffi à convaincre n'importe qui qu'elle ignorait tout de l'affaire Zoe. Mais Adam n'était pas dupe, il la connaissait trop bien pour en remettre au hasard l'agacement avec lequel elle tournait les pages de ce magazine. A constater chez elle cette constance inébranlable, il finissait par perdre la sienne.
- Mais pourquoi mentir ? Tu étais la maîtresse de Larry Baker ! S'écria-t-il en lui arrachant le mensuel des mains, froissant quelques pages et finissant de le déchirer en le lançant à l'autre bout de la pièce.
Sa mère ne lui avait jamais connu pareil excès de colère, mais elle ne pouvait se résoudre à éviter le regard accusateur de son fils. Aussi, choisit-elle d'être honnête, à sa façon.
- Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Et je t'interdis de dire ça, pense un peu à ton père et à ton frère !
Il n'avait jamais rien entendu d'aussi ridicule. Et le petit numéro d'actrice d'Elizabeth le bluffa, il aurait presque pu y croire s'il ne la connaissait pas si bien.
- Arrête la seule chose que toi et papa ayez encore en commun, c'est une date de mariage... Et accessoirement deux enfants...
Il semblait y avoir une pointe de regrets dans ses mots, une certaine déception : une enfance au goût amer rythmée par des disputes incessantes. Elizabeth Davis avait épousé Henry Turner pour l'argent et grâce à lui, elle avait pu connaître la gloire.
Malheureusement pour elle, elle n'y avait pas trouvé l'amour : homme à femmes et séducteur invétéré, il s'était vite lassé des romans de gare d'une petite librairie. Mais comme obnubilés par leur soif de réussite, ils entrevirent ensemble l'empire qu'ils pouvaient créer.
« Mais ne t'inquiètes pas pour ça, Jasper et moi en avons parfaitement conscience ! ». Les paroles méprisantes d'Adam se heurtèrent à un mur de glace. Et en ne constatant pas la moindre réaction chez sa mère, il en perçut le retour tel un boomerang. La froideur d'Elizabeth le consumait de l'intérieur.
- Je n'étais pas sa maîtresse et tu n'as aucun moyen de prouver le contraire !
Face au sourire presque narquois qu'elle affichait, Adam préféra refouler sa colère. Et il releva ce qu'il avait perçu comme un défi.
- Ça c'est ce que tu crois! Mais tu viens en quelque sorte de confirmer ce que je pensais...
Elizabeth sentait l'étau se resserrer autour d'elle. Et les armes qu'elle avait pris l'habitude d'utiliser pour se protéger ne semblaient en rien entacher la détermination de son fils. Il en ressortait chaque fois plus fort.
« Pourquoi as-tu refusé de publier le manuscrit de Mac Cawl ? ». L'interrogatoire se poursuivait dans une atmosphère pesante et glaciale. Seule la défiance qui s'était instaurée semblait combler le fossé creusé entre eux.
- Il ne correspondait pas aux éditions Davis.
- C'est étrange puisque l'une de nos collections permet justement à des journalistes, des experts ou de grands professeurs de donner leur opinion sur les grandes affaires de notre époque... Rétorqua Adam avec bon sens.
- Je n'aimais pas sa façon d'écrire !
La tension se faisait palpable et l'agacement d'Elizabeth ne cessait de grandir. Adam, lui, prenait un malin plaisir à titiller les nerfs de sa mère.
- Sa façon d'écrire ou ce qu'il écrivait...
- Ce n'était qu'une théorie sordide de fabulateur en mal de notoriété. Il a utilisé cette histoire uniquement pour se faire de l'argent !
Elizabeth semblait si convaincue de ce qu'elle avançait qu'elle avait fini par s'en persuader avec le temps. Adam aurait presque voulu y croire mais...
- Ce qui m'étonne, c'est que ton tempérament de vénale n'ait pas cherché à en tirer profit...
... Il la connaissait trop bien.
- Je n'ai pas à me justifier des choix que j'ai pu faire ! J'ai fait de la petite librairie de Bloomsbury l'une des maisons d'éditions les plus prestigieuses au monde. J'ai bâti cet empire seule et je ne laisserai jamais personne le remettre en question ! A ce propos, tu ferais bien d'empêcher cette fille d'écrire tout et n'importe quoi sur nous !
Et comme pour mettre un terme à cette interminable discussion, Elizabeth préférait s'éclipser. Mais ce qui devait être une simple visite avait déclenché un véritable combat de guerre où tous les coups semblaient permis.
- Ce serait la moindre des choses ! Ne t'inquiètes pas, je ne te demande pas de faire mieux puisque de toute évidence tu n'es déjà pas capable de faire aussi bien !
Même les plus bas. Adam encaissa la réflexion sans broncher. Et d'une grande inspiration, il retint un geste de la main qui aurait balayé d'un revers les quelques babioles trainant sur un meuble.
- Je pars pour Manchester ce soir. Annonça-t-il d'une voix rauque et grave.
Il avait lutté pour laisser filer entre ses lèvres crispées une phrase qu'il savait l'aurait agacée. Et en constatant qu'à quelques pas de la porte, elle se détourna, il comprit qu'il avait réussi.
- Qu'est-ce que tu vas faire là-bas ?
- Comprendre ce qui est arrivé à Zoe.
- C'est ridicule ! Qui t'as mis ça dans la tête ? Cette fille ? Je vais te l'envoyer à la rubrique chiens écrasés...
Voir Elizabeth s'enfoncer un peu plus dans d'ultimes menaces inutiles lui donnait une immense satisfaction intérieure. Adam ne les craignait plus, il s'en moquait. Pire que tout, il les provoquait avec un plaisir immense, certain de détenir une partie de la vérité sur Zoe.
- Laisse Sixteen en dehors de ça ! C'est la petite protégée de Gavin Johnson alors un conseil, si tu ne veux pas perdre un ami et un fils, ne tente rien contre elle !
Adam était parvenu à reproduire l'arrogance de sa mère, son regard méprisant et comprendre cette sordide manie qu'elle avait de menacer pour obtenir ce qu'elle voulait. Il avait enfin réussi à se défendre contre les armes de sa propre mère, et il avait l'immense et malsaine satisfaction de les utiliser contre elle. Il l'invita très cordialement à prendre la porte, sans la retenir, avant de lâcher une énième provocation, qu'il savait la dernière :
« Je pars ce soir pour Manchester, que ça te plaise ou non, et je découvrirai ce qui est arrivé à Zoe, avec ou sans ton aide ! ».
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