Chapitre 4

J'émerge un peu avant midi. Le temps de mettre les échantillons en lieu sûr en rentrant hier soir, dans la grange que le club loue au black au vieux Ben à la sortie de la ville, je n'ai pu commencer à dormir qu'à cinq heures. Je n'ai réfléchi à rien, je me suis dessapé et je me suis effondré sur mon lit, où j'ai dû m'endormir en moins de trois minutes chrono. Ça ne me fait pas beaucoup d'heures de sommeil, mais pas le choix, j'ai des trucs à faire aujourd'hui. A commencer par un compte-rendu au chef, qu'il doit attendre avec impatience. Il a de la chance, lui. Il a dormi tranquillement au chaud avec sa femme, pendant que moi je me faisais chier à discuter avec un connard de russe dans un port dégueulasse. Mais bon, j'ai accepté le job quand Lead a pris la présidence du club, alors je ferme ma gueule. C'est mon boulot. A la vie, à la mort, je le ferai jusqu'au bout.

Première étape, avoir l'air humain. A peu près, hein, mais pas trop non plus. Parce qu'il est hors de question que je ressemble à Monsieur Tout le Monde non plus. Hors de question. Donc douche rapide, puis je me rase. Il parait que la barbe, c'est tendance, et viril. Je ne dis pas le contraire, y'a pas mal de bikers qui la portent. Mais moi, je ne supporte pas, alors je coupe tous les jours. Je pousse même à l'extrême, en rasant les côtés de mon crâne pour ne laisser que le dessus, qui dévale désormais en une longue crinière châtain clair dans ma nuque. Plus par flemme d'aller les couper qu'autre chose d'ailleurs. Bon, il parait que ça me fait un style, d'après Jeanne. C'est ce qu'elle a remarqué en premier chez moi, d'après ce qu'elle a dit. Ça, et mes tatouages. J'en ai un bon paquet sur tout le corps, mais le seul visible quand je suis fringué, c'est le gros chêne massif qu'arbore mon cou du côté droit. Impossible de le rater : il prend racine sur mon épaule et son feuillage dense remonte le long de mon cou jusque derrière ma nuque pour finir au-dessus de mon oreille. Un chêne pour ce que je suis : inébranlable, indestructible. Les autres ne sont que le résultat de mes déceptions, de mes coups durs, des événements marquants de ma vie : la date de mon arrivée dans le club, celle de la mort de ma mère et du père de Lead, dans un accident de moto, il y a de ça dix ans, et dans mon dos j'ai fait reproduire grandeur nature le logo du club, comme celui qui orne mon blouson. Ceux de Lead sont plus positifs, moins morbides : la rivière Trinity, parce que c'est là qu'il est né et c'est là qu'il mourra, le nom de ses gamins, sur son cœur. Va falloir qu'il se freine là-dessus d'ailleurs, parce qu'il aura bientôt plus de place ...

Je descends mon regard sur mon reflet dans la glace, et j'observe mon pectoral gauche : le mien est vide de dessins, ou d'inscriptions. Sera-t-il tatoué lui –aussi un jour, par les prénoms de mes gamins ? Plus le temps passe, et moins j'y crois. J'y ai cru, il y a encore quelques mois de ça, mais là... Je remonte mon regard sur mon visage. J'ai une tête à faire peur, à cause de la fatigue hein, pas parce que je suis moche ! Je me considère beau gosse, au contraire. Les nanas sont plutôt intéressées quand je me pointe quelque part. Mes yeux bleus font de l'effet, et ma taille et mes tatouages font le reste, généralement.

J'enfile vite fait un t-shirt propre, un jean noir et je sors dans l'air doux de la mi-journée. Il fait beau pour ce début septembre, et l'air chaud de l'été s'accroche encore dans cette partie de la Californie du Nord. Tant mieux. Ici les hivers sont assez rigoureux, à cause de l'altitude, et je n'ai vraiment pas hâte que le mauvais temps revienne. Tant qu'il fait beau, les sorties en moto sont de vraies parties de plaisir, mais quand il flotte ou pire, qu'il neige, ça devient galère. Le chemin est court jusqu'au chalet principal, celui où se trouve le bar et où réside Lead, au premier étage. Lorsque j'arrive, je tombe sur une animation inhabituelle. Visiblement, la famille Trammel déjeune dehors, sur une des énormes tables de piquenique qu'il a fait installer l'an dernier à la demande de Jeanne. Jusqu'à maintenant, on se contentait des énormes troncs d'arbres autour du feu de camp, mais Madame a demandé quelque chose de plus standard pour une famille. Évidemment, elle l'a eu... Joshua ferait n'importe quoi pour elle je crois. Je ne l'en blâme pas : si j'avais une femme pareille, je crois que je serais pareil, si ce n'est pire...

Il y a de ça encore quatre ans, j'étais la seule famille de Joshua, la seule qu'il lui restait. Après la mort de ma mère et de son père, il ne lui restait personne d'autre que moi. Et, pourtant, quatre ans plus tard, ce n'est pas moins de quatre personnes de plus qu'il a rajouté à son tableau familial : une femme, deux filles et un fils. Moi, j'en suis toujours au même point.

Mais je ne me sens pas exclu pour autant. Le sourire que Jeanne m'adresse quand je parviens devant la table de près de cinq mètres de long, et le siège vide qu'elle me désigne de la main sont autant de preuves qu'ils ne m'ont pas exclu de l'unité que nous formions. J'y ai ma place, dans ce cocon dont ils auraient pu me chasser en construisant leur propre famille. Mais je sais que Lead ne l'aurait pas permis, et Jeanne non plus. C'est grâce à ça que je tiens. Sans ce lien indéfectible que j'entretiens avec notre groupe constitué de bric et de broc, plus fort encore que les liens du sang, peut-être ne serais-je même plus de ce monde, exténué de vivre sans but et sans avenir.

— Sers-toi, Oak, m'intime Jeanne. Prends ce que tu veux. On a fait un peu de tout. Je t'ai fait une salade de pommes de terre aux lardons, je sais que tu adores ça.

— T'es la meilleure ! je m'exclame en me ruant sur le saladier.

La bouffe, c'est mon point faible. Et ça, Jeanne le sait. C'est comme ça qu'elle m'a rameuté à sa cause, d'ailleurs : en moins de trois jours, grâce à ses talents culinaires, elle m'avait dans la poche. Pendant qu'elle donne la becquée à Clémence, assise dans sa chaise haute à côté d'elle, je m'empiffre en silence sous l'œil réprobateur de Lead. Sans doute qu'il a peur de ne plus en avoir quand le saladier aura fait le tour de la tablée. Du coup, d'un geste brusque, il me le soutire des mains en me lançant un œil noir, ce qui me fait doucement marrer. S'il croit que ça va m'arrêter... Je me rabats sur la salade de riz, celle de tomates et je me sers une grosse assiettée de charcuteries en tous genres. Seulement, voilà, en plein milieu d'une fourchetée plus grosse que moi, j'ai soudain des fourmillements à l'entrejambe. Incrédule, je stoppe mon geste tout net, et baisse la tête vers mon froc. Euh, pourquoi elle se réveille, celle-là, en plein milieu d'un repas ?

— Voilà du rab' ! s'exclame soudain la voix cristalline de Cécile, qui me frôle le bras en posant un saladier rempli de patates juste devant moi. Tiens, bonjour Oak !

Putain de bordel de merde ! Ma bite a un radar à Cécile, c'est pas possible autrement ! Là, c'est plus des fourmillements... Elle est tellement raide que le manque de place dans mon fut en devient douloureux. Ça m'en coupe l'appétit, et je repose ma fourchette, dégoûté.

— Tu n'as pas faim ? me demande la sœur de Jeanne, en fronçant les sourcils. Jeanne m'a pourtant dit que tu avais un appétit d'ogre ?!

— Nan, j'ai plus faim, d'un coup, je grogne.

Lead me lance des regards intrigués, mais continue de manger tout en nourrissant une fois sur deux son fiston, assis sur le banc à côté de lui.

— J'espère que je n'ai pas fait trop de bruit, ce matin, en me levant, reprend Cécile, comme si de rien n'était. J'ai entendu que tu étais rentré tard, cette nuit. Alors j'ai fait du mieux que j'ai pu pour rester discrète.

— Hummmm, je grommelle entre les dents.

— Tant mieux, alors, reprend-elle comme si j'avais vraiment répondu. C'est pas plus mal, si tu travailles la nuit, finalement. On ne se gênera pas l'un l'autre.

Son bras qui frôle le mien à chaque fois qu'elle bouge à ma droite m'envoie des décharges électriques sur la peau. Je ne sais pas si c'est agréable, en fait, mais ça me perturbe. Alors, faisant mine de l'ignorer, je me tourne vers Jeanne, la décale d'un cran en me saisissant de la cuillère en plastique rose qu'elle a dans la main et je me lève pour prendre sa place à côté de la fillette en robe d'été bleue.

— Mange un peu, Jeanne. T'as même pas pu commencer, avec Clémence. Je vais m'occuper de la miss.

Jeanne sourit et acquiesce, me remerciant silencieusement de mon intervention. Clémence s'en fiche de toute façon, elle ouvre toujours le bec, peu importe qui tient la cuillère, et elle enfourne la purée de carottes comme moi le whisky.

— C'est gentil à toi, Oak, d'aider comme ça, s'étonne soudain Cécile. Je connais peu d'hommes qui auraient la prévenance de remplacer une femme pour s'occuper des enfants.

Je tourne la tête vers elle, un peu surpris de son intervention. Elle m'observe, comme si elle me voyait pour la première fois. Ses yeux fixent les miens, et je déglutis, comme aspiré par le bleu lumineux de ses iris sans fond. Elle semble m'observer, comme si elle prenait enfin le temps de me détailler. Je la sens s'attarder sur les traits de mon visage, dévier vers ma bouche, puis s'éterniser sur mon cou, où mon tatouage s'étale comme une pieuvre. Semblant se reprendre, elle replonge son regard vers son assiette et reprend son repas, comme si de rien n'était. Néanmoins, je la sens troublée. Est-ce que je lui fais peur ? Ou est-ce que je lui plais ? Difficile à dire, elle a bien plus de facilité à dissimuler ses émotions que sa sœur, qui est un vrai livre ouvert.

— En même temps, il parait que pour les hommes comme toi, c'est assez habituel, me lance-t-elle soudain, entre deux bouchées.

Comment ça, un homme comme moi ?

Je fronce les sourcils et interroge Lead, juste en face de moi, qui hausse les épaules d'un air dubitatif. Bon, je ne sais pas ce que je dois en penser, mais pas grave, je n'aurai aucune réponse, de toute façon.

Après le repas, Lead me propose une cigarette sur une des souches posées à plat devant le brasero du club. On s'assied l'un à côté de l'autre, sans se regarder, observant d'un œil distrait les allées et venues des gens qui quittent la table, emportant avec eux assiettes, couverts et plats vers l'intérieur du bar.

— J'imagine que ça s'est bien passé, cette nuit, finit-il par lâcher entre deux bouffées, les yeux perdus sur sa femme qui s'éloigne avec Clémence par la main.

— Ouais, pas de souci. Les armes sont dans la grange de Ben, comme prévu.

— Super, reprend-il. J'irai voir ça tout à l'heure. Le nouveau là, Alexeï, il t'a semblé sérieux ?

— Ouais, même s'il a des goûts de chiottes pour se fringuer si tu veux mon avis.

Lead se marre, se penche pour jeter son mégot à ses pieds, puis l'écrase avec le talon de ses boots de moto. Il se tourne vers moi.

— Je vais sans doute faire une grosse commande, cette fois-ci. Y'a plusieurs clubs du sud qui m'en ont demandé, et trois gangs de plus de San Francisco., m'annonce-t-il d'un air sérieux.

— Ok, je réponds, les yeux posés sur mes propres pompes. Mais tes clubs du sud, ils peuvent pas se démerder tout seuls ?

— Ils pourraient, ouais, explique-t-il, mais débarquer des armes dans un grand port comme San Francisco, c'est vachement plus compliqué que dans notre petit port d'Eureka. Les Russes, ça les arrange, c'est plus discret pour eux aussi. Alors tout le monde y gagne.

— Sauf nous, je contre en le regardant enfin. On prend de sacrés risques pour tout le monde. Surtout si les quantités sont conséquentes.

— Ils nous filent une bonne marge. Ça suffit pour me décider.

Je ne réponds pas. De toute façon, c'est lui le président du club, c'est à lui de décider de tout ça. Les membres ont leur mot à dire, évidemment, mais pas un seul n'osera aller contre lui. Joshua, c'est un leader charismatique, personne ne le contredit jamais. Sauf Beer, des fois, parce qu'il a l'avantage d'avoir le double de son âge.

— Bref, reprend-il. Je compte sur toi, Oak. Je vais avoir besoin de toi sur ce coup-là, pour le transport. Il n'y a qu'en toi que j'ai entière confiance.

— Et tu veux faire ça comment ? D'habitude, on prend le pick-up, mais là, si y'en a autant que je pense, y'aura pas la place.

— Je sais. On va utiliser le camion pour transporter les grumes.

— Carrément ?

— Ouais. Tu pourras prétexter emmener les arbres jusqu'au port. Au retour, tu prendras les armes.

— Dangereux, et culotté, dis donc.

Il rit. Puis penche la tête vers moi.

— T'en es ?

— Comme toujours.

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