Chapitre 1
— Oak, putain ! Réveille-toi !
J'entends qu'on appelle, qu'on prononce mon nom. Enfin, je crois que c'est le mien. La voix qui me parvient tente de se faufiler dans le brouillard qui entoure mes pensées. Peine perdue, à mon avis : j'ai les neurones qui flottent dans les vapeurs de l'alcool, et les synapses qui baignent dans l'éthanol que j'ai ingurgité hier soir. Hier soir ? Ou cette nuit ? Putain, je ne sais même pas quelle heure il peut être. Ni même où je suis.
J'ouvre un œil, mais c'est comme si on m'arrachait les globes oculaires à main nue. Ou à la petite cuillère. Cherchez pas, j'ai déjà vu ça, c'est dégueu. J'ai mal partout, et le moindre mouvement, même d'une paupière, m'arrache une plainte ridicule. Je tente le deuxième œil, pour le refermer presque immédiatement. Bordel, y'a trop de lumière, là !
— Lève-toi, Oak, putain ! Ou je te garantis que je le fais moi-même, et ça risque d'être vachement plus violent.
Pas de doute, je connais cette voix. Mes synapses se mettent en service, dans un mouvement lent et anesthésié par le bourbon pur que j'ai sifflé en quelques heures, au bar, avec les potes du MC. Après, j'avoue que c'est plus flou, mais un regard autour de moi m'indique que je suis chez moi, et allongé sur mon canapé. Bonne nouvelle, j'ai réussi à rentrer à la maison. Ou alors on m'y a déposé. Peu importe. C'est mieux que la dernière fois, quand je me suis réveillé sur le banc devant mon cottage, frigorifié après une nuit dehors. Mes yeux tombent sur une paire de boots noire que je connais bien. Mes yeux remontent non sans mal sur un jean troué puis un t-shirt noir recouvert du blouson du club. J'atterris finalement sur le visage fermé de mon Président, Lead, qui m'assassine du regard. Mouais, l'accueil n'est pas terrible...
Je me redresse du mieux que je peux. La pièce tangue un peu, l'alcool doit encore couler dans mes veines. Bordel, si c'est le cas, c'est que j'ai dû en boire une sacrée quantité, parce qu'avec mes presque deux mètres, mes cent-trente kilos, et ma descente phénoménale, je tiens l'alcool comme personne ! J'en bois tous les jours, à n'importe quelle heure, depuis des années. Le coma éthylique, c'est presque mon état normal, depuis quelques temps... Depuis que... Non, pas envie de penser à ça.
Je m'assieds en passant les mains sur mon visage que j'étire, pour essayer de me réveiller complètement. Vache, c'est pas gagné... Néanmoins, va bien falloir que je me bouge, parce que Lead, là, vu sa gueule d'enragé, il va rien me laisser passer. Il me fusille du regard, et le regard de la mort-qui-tue du président des 666 Rivers Riders, putain, c'est quelque chose. N'importe qui se sauverait en courant, croyez-moi. Sauf peut-être sa femme, Jeanne. Parce qu'avec elle, il est différent, et surtout qu'il y a bien longtemps qu'on ne la lui fait plus, à Jeanne... Mais les autres...
Il est campé sur ses jambes écartées, sûr de lui, et il aurait sans doute les bras croisés sur sa poitrine s'il ne tenait pas dans ses bras sa fille Clémence. J'avoue que c'est un spectacle assez étonnant que ce type à l'allure dangereuse, noire et ténébreuse, tenant une gamine de treize mois blonde comme les blés affublée d'une robe à motif Liberty à smocks et de salomés rose poudré. Ouais, vous vous demandez bien comment je connais ces termes, hein ? Ben parce que je m'intéresse à bien plus de trucs que mon allure ne le laisse penser. Je ne suis pas aussi basique, aussi brut que n'importe quel quidam me rencontrant pour la première fois le penserait. Je passe pas mal de temps avec Jeanne, la femme de Lead. En tout bien, tout honneur hein, même si j'ai pu rêver un jour que ça serait un peu plus que ça entre nous... Non, Jeanne, c'est ma meilleure amie, ma confidente, même si ces temps-ci, j'ai pas dû être le meilleur pote pour elle... Trop de fêtes, trop de beuveries, trop d'excès : je ne l'ai quasiment pas vue depuis des semaines. Depuis que ... Bref.
— Ça y est ? T'es réveillé ? demande Lead de sa voix grave teintée de reproches. On peut parler là ?
J'acquiesce de la tête, incapable d'ouvrir la bouche pour l'instant. Mauvaise idée, finalement : mon crâne n'est qu'un amas informe de matière grise en fusion... Mais Lead s'en fout, visiblement, parce qu'il reprend aussi vite.
— Putain, Oak, va falloir que t'arrêtes tes conneries. Tu passes ton temps à picoler à longueur de journée. Tu tiens pas debout la moitié du temps ! Va falloir que tu te bouges, là, mon gars, parce que je vais pas supporter ça encore longtemps !
— Ok, je grogne.
— Ok qui ? gronde Lead.
— Ok, chef ! je balance d'un ton agacé.
— Ecoute, gars, reprend-il d'une voix plus douce, je sais que ta rupture avec Jenny t'a...
— Tais-toi, je le coupe en grognant de rage. Ne prononce plus son nom, jamais. T'as compris ? Tu parles plus d'elle, ok ?
Lead souffle, comme vaincu. Son air sévère se détend, ses yeux cessent de lancer des éclairs de fureur. D'un coup, ce n'est plus mon président de club que j'ai devant moi, mais le meilleur ami, le quasi-frère, à double titre : tous les membres des 666 Rivers Riders sont des frères, mais pour nous deux, ça va plus loin. On a été élevés ensemble, par ma mère et par son père. Un demi-frère, en théorie, mais bien plus en vérité. C'est mon frère, dans ma tête et dans mes actes, dans mon cœur et pour la vie. Me voir comme ça doit le miner, comme ça me tuerait si je le voyais se détruire comme je le fais actuellement, cuite après cuite, beuverie après beuverie. La vérité, c'est qu'en ce moment, je ne gère plus rien. La faute à elle, à son départ. Elle m'a largué comme une merde. Le pire, c'est que je ne lui en veux même pas. Enfin, pas trop. Elle n'a pas su gérer ma vie, et mes activités au sein du club. Quand je suis rentré avec les vêtements en sang, il y a de ça deux mois, ça a été la fois de trop. Parce qu'elle savait bien que c'était pas mon sang, mais celui du gars que je venais de buter. Elle est partie, elle a lâché l'affaire. De toute façon, je crois que personne ne supporterait ça. A part Jeanne. Elle, elle a tout accepté, elle est restée avec Lead.
Je ne sais pas s'il réalise la chance qu'il a de l'avoir. Ça ne s'est pas fait sans mal, soyons clair. Ils sont passés par des phases pas simples, où les doutes, les contraintes, les obstacles se sont accumulés sur leur parcours. Jeanne a failli partir aussi, mais elle est restée. Pas seulement à cause du gamin qu'elle attendait. Non, Jeanne, elle a assez de force et de caractère pour deux, voire pour dix. Elle est restée parce qu'elle l'aimait par-dessus tout. Et putain, c'est dur à encaisser. Parce que merde, c'est ça que je voulais, moi aussi. Une femme, des gamins. Mais tout est parti en fumée.
Je pose mon regard sur Clémence, que son père vient de poser à ses pieds. C'est une gosse sublime, tout en finesse comme sa mère. Elle en a hérité aussi pour sa blondeur, qui contraste étonnamment avec les deux billes noires qu'elle a reçues de son père, qui me fixent actuellement. Forcément, là, elle est pile à ma hauteur. Ses pas sont encore hésitants, parce que ça ne fait qu'un mois environ qu'elle marche toute seule. Elle s'est accrochée au jean de Lead, et sa main potelée passe ses doigts dans les trous nombreux du tissu. Elle me sourit, et je crois que c'est le plus beau spectacle au monde. Ridicule pour un gaillard de ma taille hein ? Rien à foutre. J'assume totalement. Cette gamine, c'est mon point faible. Je crois que je pourrais la bouffer toute crue. Je suis raide dingue de son visage d'ange, de ses mains minuscules, de ses mollets potelés, de ses joues rebondies. Je lui souris, l'attrape doucement et la cale sur mes genoux. Aucune crainte qu'elle ait peur de moi : je suis son tonton préféré. Peut-être aussi parce que je suis le seul qu'elle connait, hein, parce que les frères de Jeanne, elle ne les a jamais rencontrés... Depuis sa naissance, l'an dernier, je suis gaga de cette gosse. Je la porte, je la promène, je la garde parfois même, quand Jeanne n'a pas le temps. Parce qu'elle doit s'occuper aussi de son frangin. Bien que River soit plus âgé, ce gamin de deux ans est une tornade difficile à gérer. Tout son père quoi.
Bon, cet intermède tendresse a au moins eu l'avantage de me faire dégriser totalement. Pendant que la demoiselle se met à jouer avec la chaine en or qui pend à mon cou, je relève la tête vers son père, qui m'observe d'un œil inquisiteur.
— T'as besoin de moi pour quelque chose ? je demande finalement devant son silence.
— Ouais, répond –il en fourrant ses mains dans ses poches. Y'a du taf, mec. Y'a une livraison qui doit avoir lieu dans la semaine. Faut récupérer les armes au port, et les acheminer dans la planque.
— Et tu veux que je m'en occupe ?
— Ben ça serait l'idéal. Je peux pas tout faire, Oak, et on peut pas dire que tu m'aies beaucoup aidé ces temps-ci.
Merde, il a raison, j'ai été une vraie loque. J'ai tout laissé tomber, le club, les amis, la famille. Il serait peut-être temps que je me reprenne.
— Ecoute, poursuit mon président, je sais que t'as été ébranlé par ....
Je l'assassine du regard.
— Par toute cette merde qui t'est tombée dessus. Je comprends, Jeanne comprend, on a tous compris. On t'a laissé du temps, des semaines, pour que tu prennes le temps de t'en remettre. Alors je dis pas que c'est assez, je dis pas que c'est terminé, mais merde, là j'ai besoin que tu te secoues un peu et que tu bouges ton cul. Elle reviendra pas ...
— Putain je sais, je le coupe en serrant les dents. J'ai bien compris que c'était fini, mais ça veut pas dire que ça fait pas mal.
— Ça j'ai bien compris, frère. Et on est tous là pour t'aider si t'as envie qu'on t'épaule un peu. Mais tu peux pas continuer à te bourrer la gueule en espérant que ça passera comme ça !
— Putain, je sais, je marmonne. Mais ça m'aide à pas y penser...
— Je comprends. Mais là, j'ai besoin que tu sois sobre. Parce que si tu l'es pas, si tu merdes, c'est tout le club qui va en pâtir. Les membres, les femmes et même les gosses.
Je baisse la tête vers la môme assise sur mes genoux, indifférente à nos paroles, imperméable aux conséquences de nos actions, innocente. Putain non, hors de question qu'il lui arrive quelque chose par ma faute. Je relève la tête et plante mes yeux bleus dans la noirceur de ceux de Lead.
— Tu peux compter sur moi. Je te décevrai pas.
Lead m'observe, indécis, semblant chercher dans mes iris si ma décision est digne de confiance, si je pense ce que je dis, et s'il peut me confier le job. J'essaie d'y mettre toute ma volonté et ma sincérité, et il semble accepter mes paroles.
— Ok, Oak. On en discute tout à l'heure dans mon bureau alors. Quand t'auras décuvé, que t'auras pris une douche, et que t'auras aéré ta tanière. Parce que putain, ça sent le fauve ici.
Il ponctue sa diatribe par une grimace exagérée. Putain, ça sent pas si mauvais que ça quand même ici ! Un regard vers mes aisselles et un reniflement plus tard, et me voilà rendu à la même conclusion. Ça ne sera pas vraiment du luxe, effectivement ...
Lead récupère sa fille dans ses bras, mais la miss m'entraine à me lever en refusant de lâcher la chaine qu'elle suçote depuis de longues minutes. Lead lui retire des lèvres en grimaçant de dégoût. Je l'adore, cette gosse, mais la bave qui s'écoule sur mon torse nu, c'est pas vraiment mon trip...Il fait mine de partir, mais au moment de poser la main sur la poignée de porte, il se retourne :
— Au fait, demain, Jeanne et moi on s'absente, faudrait que tu gardes les gamins. Anna est grande, elle t'aidera. Shanya sera là aussi, mais j'ai pas assez confiance en elle pour les lui confier totalement. Sa... patience est assez limitée.
— Pas de souci.
Ça pourrait sembler étonnant que j'accepte. En me regardant, on a plutôt tendance à me craindre qu'à me confier ses gosses. Grave erreur : j'adore les gamins, et encore plus ceux de mon frère. A trente-deux ans, il est père de trois enfants : Anna, douze ans, et les deux qu'il a eus avec Jeanne, River et Clémence. J'en ai trente-trois, moi, et la perspective d'en avoir s'éloigne de plus en plus. Rien que d'y penser me fait de nouveau broyer du noir, alors j'enchaine pour éviter les pensées moroses.
— Vous allez vous ressourcer rien que tous les deux, en amoureux ? je demande avec un sourire moqueur.
— Si seulement, grogne mon prés'. Non, on doit aller chercher la sœur de Jeanne à l'aéroport.
— La sœur de Jeanne ? je m'étonne en ouvrant grand les yeux. Je savais pas qu'elle devait venir ! Je savais même pas qu'elle était en contact avec sa famille !
Jeanne a une famille un peu spéciale : catholique ultra conservatrice, elle a fui la pression familiale, et a atterri un peu par hasard chez nous il y a trois ans.
— Ouais, reprend Lead. Les tensions familiales sont un peu retombées, et ...Jeanne lui a demandé si elle pouvait venir un peu l'aider.
— L'aider ? Elle aurait dû lui demander avant, l'an dernier par exemple. Quand la gosse est née, c'était un peu panique à bord, hein ! Là, ça se tasse non ? Les deux marchent, c'est quand même plus simple.
Lead se mord la lèvre inférieure. Quand il commence à faire ça, c'est mauvais signe : c'est qu'il cache quelque chose, et qu'il n'ose pas avouer. Je plisse les yeux.
— Crache le morceau, man, je lui assène avec un grognement rauque.
Lead relève la tête, jette un coup d'œil à sa fille, qui maintenant bouffe littéralement son écusson de président sur son blouson en cuir. S'il croit pouvoir me taire son truc, il se fout le doigt dans l'œil.
— Si tu veux que je garde tes mioches, tu me balances tout, Josh. C'est quoi le problème ?
Je plante mes pieds au sol, en les écartant dans une posture qui se veut dominatrice, et je croise les bras. Lead souffle, puis m'adresse un sourire mi- amusé, mi- contrit.
— Disons que Jeanne est légèrement fatiguée en ce moment, et que ça va pas s'améliorer au cours des prochains mois, alors avec les piots qui courent partout, elle....
— Pourquoi elle est fatiguée ? je le coupe, suspicieux.
— Elle... euh... C'est ...
— Putain, ne me dis pas qu'elle est encore en cloque !?
Joshua tique, et m'adresse une grimace qui en dit long.
— Bordel, mais vous allez vous arrêter quand, vous deux ? Vous allez en faire un tous les ans ? T'as signé dans leur putain de secte de cathos tarés, c'est ça ?
— Dis pas de conneries, s'insurge Lead. C'est comme ça, c'est tout.
— Encore un accident ?
Là, le regard de mon président s'assombrit, et me lance des éclairs.
— Aucun de mes gosses ne sera jamais un accident, ok ? Tu retires ça tout de suite !
— Ok ! je lance en levant les mains d'un geste de reddition, ok. Mais merde, t'as plus de capotes, mec ? J'en ai, t'as qu'à demander. Ou alors tu la gardes dans ton froc, hein. Je dis ça, je dis rien...
— Ouais, ben dis rien, va, se radoucit Lead. On verra quand t'y seras. Je me marrerai.
Inutile de lui dire que ça ne m'arrivera pas. Parce que je suis seul, et que je le serai toujours. Alors, au moment où il franchit le seuil de ma porte, je le siffle. D'un mouvement automatique, il se retourne et rattrape d'une seule main l'objet que je viens de lui lancer. Quand il ouvre la main, il sourit en découvrant l'emballage argenté de la capote que j'avais dans ma poche.
— Pour arrêter les dégâts, je lâche dans un sourire.
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