Je l'ai appelée. Sa voix avait changé depuis dix-huit ans. Elle ne se souvenait plus de mon prénom.Elle me l'avait pourtant donné en l'honneur de Jack Nicholson, son idole de l'époque (je connaissais par coeur " Vol au dessus d'un nid de coucou").

J'ai du lui rafraîchir la mémoire. Et oui, ça lui revenait maintenant. Et non, il n'était plus là. Il était parti un jour en mission et n'était plus jamais revenu. Elle attendait toujours son retour. Quinze ans maintenant. Oui, elle habitait toujours Brétigny . La même maison. Bien sûr qu'il pouvait passer. Mais avant seize heures. Car elle devait se rendre à l' école.

Je n'ai pas tout saisi de ce qu'elle me racontait. J'ai soupçonné qu'elle ne devait plus avoir toute sa tête. On a fixé un jour de rendez-vous. Un dimanche. 

Et ce jour-là, quand je l'ai revue, ce fut le choc.

J'avais face à moi une femme d'un autre âge. Ma mère, cette femme de cinquante-cinq ans aux cheveux blancs, sales, le dos voûté, les mains tremblantes. Dans sa maison. Notre maison. Mais qui ressemblait à un vrai capharnaüm. Tout était en désordre. La vaisselle qui débordait de l'évier, le linge en tas sur les fauteuils, le parquet jonché de nourriture. Et la poussière... Il y en avait partout. Sauf sur le téléviseur qui fonctionnait encore dans le minuscule salon du fond, et son buffet normand où trônaient quatre grands cadres et un plus petit. Ces cadres cerclés de dorure représentant une fillette tout sourire, les cheveux ondulants sur son front innocent.

-Ta  petite soeur, dit-elle.

Un album en reliure de cuir rouge était posé juste à côté des cinq cadres.

Et elle m'a tendu l'album.

Je l'ai pris d'une main peu assurée. J'aurais voulu ne pas l'ouvrir. J'avais trop peur de savoir ce que j'allais trouver.

Je l'ai emporté avec moi. Sans un mot prononcé. Elle n'a pas cherché à me retenir. Elle savait que je reviendrai...

Pour la venger.