9. Rôle

Les soldats étaient tous partis la veille au soir, sans qu'aucun d'entre eux ne reviennent. Yorrik en était sûr, puisqu'il avait veillé toute la nuit par peur qu'ils ne surgissent pour le pourfendre de leurs longues épées tranchantes.

Il s'était endormi bien après l'aube, lorsque Sitka s'était éveillée avec les rayons du soleil. Sa présence rassurante avait eu raison de lui, et embrumé par le sommeil, il s'était finalement assoupi.

Sitka avait passé la matinée à pétrir pour faire du pain, avant de le mettre au four. Un potage de légumes et de viande bouillie mijotait doucement sur le poêle. Cette fois-ci, elle y avait ajouté trois cristaux de sel, pour le palais délicat du croavis.

Lorsque le soleil fut au zénith, Sitka le secoua par l'épaule. Le garçon sursauta et fut sur ses jambes en moins d'une seconde.

— Qu-qu'y a-t-il ? I-ils s-ont re-re-venus ?
— Calme-toi, fit Sitka avec un ton doux. Je voulais simplement éviter que tu ne dormes toute la journée, aussi tu n'aurais plus été fatigué le soir venu. De plus, le repas est prêt et il est plus agréable de manger ensemble, n'est-ce pas ?

Le jeune homme hocha frénétiquement de la tête, heureux qu'elle soit capable d'être si attentionnée. Après s'être lavé le visage et les mains, il s'installa à table. Il hésita l'espace d'un instant, avant de finalement goûter le plat. Prêt à refouler une grimace, il fut ravi de constater que cette fois-ci, le plat avait été convenablement salé. Juste suffisamment pour faire ressortir les saveurs des épices, tout en restant suffisamment discret. Sitka avait tout juste commencé à manger que Yorrik avait déjà avalé tout le contenu de son bol.

— Je suppose que c'est meilleur ainsi ? demanda-t-elle.
— O-oui, tout à fait ! C'était délicieux, merci b-beaucoup !
— J'ai aussi fait du pain, si tu veux le tremper dans un peu de potage.
— Merveilleux !

Le croavis se jeta sur le comptoir pour y dénicher la miche de pain complet. Il découpa deux tranches, l'une fine l'autre épaisse et revint à table.

— Laquelle veux-tu ?
— La petite me suffira, merci.

Yorrik se resservit une petite louche de potage et déchira son morceau de pain en deux. L'odeur du levain et du seigle lui prit au nez avec délice. Le goût fort du pain se mariait parfaitement avec la douceur des légumes. Il trempa les morceaux qu'il porta à sa bouche, manquant de brûler son palais à de multiples reprises.

Sitka avait cessé son propre repas pour pouvoir l'observer se goinfrer sans la moindre bonne manière. De par son rang, la plupart de ses visiteurs tentaient de faire montre d'une grande bienséance à son égard, surtout lors des moments de la vie quotidienne, comme lors des repas. Elle était ainsi peu habituée à ce qu'une personne ne soit aussi libre en se présence. Ou bien n'était-ce que causé par l'écart culturel. Yorrik avait simplement l'habitude de se comporter ainsi et ne connaissait rien de la bienséance et des règles sociales au sein des Terres d'Os. Cela valait mieux ainsi, pour Sitka, puisque cela titillait sa frêle curiosité. Chaque expression esquissée par Yorrik semblait empreinte de nouveauté, de fraîcheur.

— Tu sais, me re-regarder me nourrir ne va pas r-remplir ton propre ventre. N'oublie pas de manger !
— Je n'oublierai pas. Je dirai que j'apprécie de te voir manger. Ton visage se pare de mille facettes quand tu le fais.
— Peut-être, mais j-j'aime pas être le seul à le faire. Je suis déjà un glouton à côté de toi, alors si en plus j-j'ai l'impression de t'empêcher de pouvoir manger...
— Ne crains rien, va, je vais le faire !

Pour appuyer ses propos, la jeune femme approcha la première cuillerée à sa bouche. La nourriture n'avait ni texture, ni saveur. Pourtant, elle se força à mâcher consciencieusement avant de déglutir pour avaler. Cette fois-ci, c'était Yorrik qui l'observait d'un air curieux.

— Je t'empêche de manger à ton tour ?
— Je re-retire ce que j'ai dit, abandonna-t-il. Regarde moi autant que tu le veux. Je ne ferai plus de re-remarque. Tant que tu continues à prendre soin de toi.
— Toujours, bien évidemment.

Après le repas, ce fut Yorrik qui fit la vaisselle, secondé par Sitka. Dans les montagnes, il n'avait jamais eu de vaisselle à sa disposition, ni de couverts. L'eau étant une ressource précieuse, elle n'était jamais utilisée autrement que pour boire. Quant à la toilette, c'était uniquement à l'occasion, lorsque leur chemin croisait la route d'un lac glacé ou lorsque la pluie tombait. Ainsi, auprès de Sitka, il dû apprendre à s'en servir pour frotter, rincer, faire briller, sans éclabousser à tout va. Comme un enfant, il ressortit de cette nouvelle expérience avec des vêtements détrempés, gorgés d'eau. Sitka lui apporta l'une de ses nouvelles tenues. Le vêtement était chaud et doux. Il convenait à sa morphologie pour l'instant, mais ne tarderait pas à devenir trop étroit lorsqu'il aurait repris du poids et des muscles. Surtout s'il continuait à se sustenter d'une telle quantité de nourriture à chaque repas.

Il renifla l'ourlet de son nouveau pull, qui lui arrivait au nombril, sa carrure étant naturellement plus grande que celle de Sitka.

— Il a ton odeur. Comme du chèvrefeuille, avec une légère t-touche mentholée, ou peut-être citronnée.
— Tu veux que je le lave ? demanda la jeune femme, sans savoir où il voulait en venir.
— Non, ça sent bon. C'est le parfum d-de la chaumière. Il est rassurant... et confortable.
— J'ignorais qu'une simple odeur pouvait représenter autant.

Un mince sourire éclaira le visage de Yorrik. Il se demanda si lui-même ne viendrait pas à porter les mêmes fragrances, à force de partager le quotidien et le lieu de vie de cette jeune femme intrigante. Face à lui, la jeune femme était tout autant intriguée.

— On en apprend décidément beaucoup plus sur les gens lorsqu'on les côtoie au quotidien, fit-elle remarquer en douceur.
— Je ne p-peux qu'être d'accord... même si honnêtement, je n'ai connu qu-que des gens au quotidien. Il y avait peu de visiteurs de passage, d'où je viens.

Le garçon alla se poster à la fenêtre, aux côtés de sa bienfaitrice. Un sourire illuminait son regard tant et si bien que Sitka ne put s'empêcher de le questionner.

— Eh bien, ne diras-tu pas la raison de cette soudaine joie ?
— C'est pourtant t-très simple. Je suis heureux de te servir à qu-quelque chose.
— Comment cela ?
— Tu m'as dit que t-tu apprenais des choses en me côtoyant. Je veux t'apprendre le plus p-possible. Tout ce que je p-peux t'offrir. Sitka... tu n'imagines pas à quel p-point je suis heureux d'être là !
— Chut.

Elle mit un doigt sur sa bouche, joignant le geste à la parole.

— Non, j'insiste !
— Tu ne comprends pas, murmura la jeune femme. Quelqu'un approche, les oiseaux ont cessé de chanter. Yorrik... vas te cacher au cellier, et ne sortir sous aucun prétexte, est-ce que c'est compris ?
— Oui, p-promis, chuchota-t-il. Je ne veux pas t'empêcher de... t-travailler, même si tu ne m'as pas encore dit ta p-profession.
— Peu importe. Silence, discrétion et confidentialité, c'est tout. Je compte sur toi.

À pas de loup, il fila en direction de la porte qui mène au sous-sol creusé sous la chaumière. Il s'y enferma et alla s'allonger derrière plusieurs petits tonneaux remplis de denrées -pommes de terre, oignons. Il s'était installé une petite couchette, un peu camouflée mais qui ne pourrait guère échapper à un regard averti. L'endroit était un peu étroit pour ses ailes, mais une fois couché sur le ventre, la position était confortable, sans compter qu'il s'était étalé contre une couverture molletonnée que Sitka n'utilisait que l'été. Pour lui, qui avait toujours connu les hivers froids, à dormir entassés contre ses frères, au fond d'une grotte, avec seulement leurs ailes pour se couvrir, ce confort était une rareté bienvenue.

À peine fut-il installé sur son matelas de fortune qu'il entendit un claquement. La porte de l'entrée venait de se refermer. Les voix venaient jusqu'à lui dans un brouhaha indistinct. Il lui suffirait de se lever, et d'esquisser quelques pas en direction des marches pour surprendre les détails de la conversation... mais il avait promis.

Pour résister à la tentation, il força ses pensées à prendre la forme de rêves indistincts, et il roula bientôt dans le sommeil, bercé par les deux voix féminines qui discutaient à l'étage.Il se réveilla en sursaut un peu plus tard, et l'obscurité du cellier, puisqu'il n'avait pas voulu allumer la lumière, ne lui indiquait pas le moindre indice sur la temporalité. Avait-il dormi 5 minutes ou 5 heures ?

Il se glissa hors de sa couche et bien que son ventre ronchonna doucement, sa vessie n'était pas encore pleine. Peut-être s'était-il écoulé une ou deux heures ? Difficile de le savoir, après des jours sans manger correctement, il doutait de son propre estomac. Il se déplaça pour aller prendre une pomme, dans laquelle il croqua le plus doucement possible, puis tendit l'oreille vers la porte.

Tout ce qu'il entendit, ce sont des gémissements. Les gémissements d'une inconnue, et soudain, le craquement reconnaissable des lattes du lit gigantesque de Sitka. Saisit d'un terrible vertige, Yorrik s'écroula au bas de la première marche de l'escalier, prostré contre le sol. Sa pomme lui échappa et alla rouler plus loin. Il se faisait soudain l'effet d'un voyeur, qui aurait violé la vie privée d'un couple de femmes. Peut-être que ces relations étaient interdites, et que Sitka la voyait sous couvert de travail ? Mais n'avait-elle pas dit rien ressentir ? C'était à ne rien comprendre.

Yorrik resta avachi contre cette marche, agrippé comme s'il s'agissait de sa planche de salut. Il ne voulait plus entendre par mégarde, mais ne pouvait pas non plus se boucher les oreilles. Il assista, témoin silencieux, à cet acte d'amour. Ce n'était pas la première fois qu'il entendait ce genre de son. Dans son clan, la pudeur n'avait guère de place. Toutefois, là, quelque chose le dérangeait profondément, sans qu'il puisse mettre le doigt dessus. Car il s'agissait de deux femmes ? Il en doutait. Il s'en moquait. Simplement, il écoutait silencieusement, bien que la culpabilité serrait douloureusement ses entrailles.

— Sitka, prendre quelques kilos ne te ferait pas de mal, déclara la femme de l'étage.

À genoux sur la couverture défaite, la jeune albinos glissée entre ses jambes, elle laissa un doigt d'ébène courir sur les hanches dénudées, admirant le contraste saisissant de leurs couleurs de peau.

— Tu n'as que la peau sur les os, ma douce.
— Je ne suis pas de ton avis. Je mange en quantité suffisante, je n'ai juste pas de graisse.
— C'est ça le problème, tu serais plus jolie avec plus de graisse.

La Noctavis se redressa, jusqu'à se retrouver debout sur le lit, surplombant son amante de toute sa hauteur. Elle l'observait d'un regard acéré, sous les moindres coutures, appréciant la vue indécente de son corps couvert de sueur et de semence, tandis que Sitka se délectait de la moindre de ses expressions, comme si elles constituaient un paiement à part entière.

— Un jour, j'arriverais à te faire craquer. Tu finiras par tomber amoureuse, et alors, je te prendrai avec moi.
— Éclasia, nous en avons déjà discuté.

Sitka se glissa en dehors du duvet pour se rendre à la salle de bain quand Éclasia la rattrapa jusqu'à la coincer contre le mur.

— Oh non, pas déjà, ce serait dommage.
— Encore ? demanda diligemment la jeune femme.

Éclasia hocha la tête en approchant ses lèvres de sa joue.

— Je serais restée sûrement plusieurs jours s'il n'y avait pas eu ton cher frère, fit-elle en crachant presque le dernier mot.
— Tu attends toujours le dernier moment pour venir, à cette période de l'année.
— Normal, je sais au moins que je ne risque pas de trouver ta porte fermée. Je viens de trop loin pour me permettre de devoir poireauter. Et puis, savoir que quelqu'un d'autre aurait laissé sa marque sur toi... risquer de croiser cette personne à l'auberge... ça risquerait de mal finir, Sitka. Si je le pouvais, je te capturerais. Si tu n'étais pas la sœur de ce...

Elle grogna un mot inintelligible, peut-être dans une autre langue, qui ne pouvait camoufler l'insulte qui avait été prononcée.

— Il s'agit de mon frère, protesta Sitka, fronçant les sourcils afin de se montrer mécontente.
—Ouais, ton frère. M'empêche que c'est aussi un grand malade, tu ne peux pas le nier. Mais ne parlons plus de lui, ça m'agace déjà. Je veux te prendre contre ce mur.

Sans la laisser répondre, elle s'empara de ses hanches et la positionna face au mur. Sitka ne protesta pas et elle s'en délecta : elle voulait qu'elle apprécie ce qui allait suivre, même si elle était incapable de comprendre ce que son corps ressentait, elle pouvait clairement l'interpréter du bout de sa langue.

— Penche-toi plus. Voilà, comme ça.
— Je ne peux pas te voir, déclara Sitka.

Éclasia se glissa entre ses jambes pour que son regard retrouve celui de Sitka, dont le visage se tournait vers le sol.

— Mais si, regarde, tu me vois !

Et Éclasia tâcha de faire plaisir à sa partenaire, se délectant de son effluve et de ses fluides. Ses muscles se contractaient involontairement sous ses caresses et elle appréciait leur force sous sa dextérité.

— J'aime tellement te sentir, murmura Éclasia d'une voix rauque.

Sa partenaire ne répondit pas. Elle observait les expressions changeantes de son visage, ses pupilles dilatées à l'extrême. À présent, l'une des mains d'Éclasia s'agrippait à sa cuisse, bien que Sitka n'y prêtait guère plus d'attention, mis à part qu'elle tâchait de tenir en équilibre. L'autre main de sa cliente se pressait entre ses jambes.

— Je ne tiens plus, déclara-t-elle subitement, d'un gémissement.

Alors elle se redressa, saisit Sitka entre ses bras et retourna jusqu'au lit. Rapidement, elle éclata et cria, tandis que sa partenaire restait tout à fait silencieuse.

— Un jour, je te kidnapperai, c'est décidé.
— Je ne compte pas être d'accord avec ton idée, répondit Sitka.

Le rire d'Éclasia retentit.

— C'est bien pour ça que j'ai parlé de kidnapping. Tu n'as pas à être d'accord. C'est pas comme si tu pouvais savoir ce qui était le mieux pour toi. Tu devrais venir vivre dans le clan nordique. Je t'y protégerai et je t'aimerai. Et je truciderai tous ceux qui daigneraient t'approcher. Tu ne vivrais plus comme ça.
— Comment ça ?
— Quoi, tu as vraiment besoin de précisions ? Tu n'en as pas assez que tous les ancestraux viennent ici juste pour tirer leur coup ? Ce tas d'imbéciles et d'immondices ?

Éclasia voyait rouge à présent, la chaleur de la colère colorait sa peau d'écarlate et ses ailes dépourvues de plumes se mirent à frémir rapidement.

— Et toi, alors ? Ne viens-tu pas ici également pour cela ? demanda Sitka.
— Ce n'est pas pareil ! Je t'aime vraiment, j'ai d'autres intentions ! Je ne suis pas comme eux.
— Personne ne veut être seul, Éclasia. Chacun vient pour des raisons différentes, et je me dois d'être là pour eux. C'est ainsi.
— Je suis désolée, vraiment.

La noctavis s'approcha pour poser sa tête sur les cuisses de son amante.

— Je peux rester cette nuit ?
— Non, je suis navrée.
— Pourquoi... tu as peur qu'il rentre en avance ?
— Non, simplement... j'attends un invité.

Sitka venait d'esquisser un mensonge partiel, comme cela ne lui était presque jamais arrivé. Voyant que la jeune femme n'en dirait guère plus, Éclasia soupira.

— Très bien... je suppose que nous nous verrons dès les beaux jours du printemps. Je vais me débarbouiller.

Quelques minutes passèrent et elle ressortit du sanitaire pour enfiler ses vêtements. Elle n'était guère vraiment lavée, mais elle appréciait garder l'odeur de Sitka jusqu'au moment où elle retrouvait les terres de son royaume qui se situait à l'extrême nord. Elle baisa le nez de Sitka, la salua, et s'en alla après avoir chipé une tranche de pain.

Aussitôt, la porte du cellier claqua contre le mur. Yorrik en sortit, et son air outré n'avait rien à voir avec la nudité de Sitka, qui se tenait debout au milieu de la chaumière comme si elle aurait pu être une poutre de soutien. Ses cheveux avaient été démêlés et son corps humide portait des traces de partout, de baisers et de caresses, partout où des mains avaient pétri, saisi, pressé.Le garçon observa sans dire un mot, bien que les larmes qui coulaient sur ses joues et la blancheur de son visage parlaient pour lui. Il resta ainsi plusieurs minutes puis courut jusqu'aux toilettes, où la pomme à moitié mangée ressortit dans une remontée brûlante.

Sitka s'était approchée en douceur. Au contact de sa main sur son épaule, Yorrik sursauta, puis vomit une seconde, puis une troisième fois.

— Tu ne comprends pas.
— Oh si, je ne c-comprends que trop b-bien, coupa Yorrik. Si je me suis s-sauvé de chez moi, c'est p-précisément à cause de ça ! Sitka, c'est toi qui ne c-comprends rien. Tu ne le vois donc p-pas, tout ça, c'est du grand n'importe quoi ! Ça doit cesser, on va s'enfuir ensemble, tu comprends ?

Il la secoua avec désespoir, les larmes brûlant autant que la bile qui remontait dans son œsophage. Sitka secoua la tête en esquissant un sourire rassurant.

— C'est un choix que j'ai fait il y a plusieurs années déjà, avoua Sitka. Mon travail... je suis la seule à pouvoir le faire, Yorrik. J'ai entendu ton histoire, du moins une partie, et je pense que tu auras même du mal à te faire à mon rôle, dans ce clan. Il te faudra l'accepter, même si tu ne le veux pas. Il te faudra parfois m'écouter, mais tu n'auras rien à craindre si tu le fais. Je ne vais pas fuir d'ici, ce serait absurde, étant donné que j'ai justement choisi d'être ici, à cette place.
— Mais c'est mal ! cria le garçon en pleurant de plus belle. Tu l'as dit toi-même, qu-que tu ne peux r-rien ressentir, ni bonheur, ni amour, ni douleur. Que tu ne p-peux pas aimer ! Comment tu p-pourrais savoir si ça te p-plaît ou pas, tout ça ? C'est impossible, c'est mal !

Sitka embrassa son sourcil avec délicatesse.

— Tu n'auras plus à entendre ça, promit-elle avec douceur. Pas avant longtemps. L'hiver est là. Bientôt, mon frère va me rendre visite. Jusqu'à ce qu'il reparte, au début du printemps, je n'accueillerai plus de clients, ne t'inquiète pas.
— Je re-refuse d'accepter ça, protesta Yorrik. Même après l'hiver, tu ne p-peux pas vivre ainsi ! Tu ne p-peux même pas te défendre, et si quelqu'un s'en prenait à toi ? Enfin, c'est dé-déjà le cas !
— Il s'agit de mon choix, Yorrik. Si tu ne l'acceptes pas, je te transmettrai un peu d'argent, et tu pourras aller vivre à l'auberge ou là où tu voudras. Mais si tu vis ici, tu dois l'accepter. Tu n'as pas le choix.

Il se mordit la joue. C'est justement là le problème. Il n'aurait pas le choix, mais Sitka ne l'avait pas non plus, réduite à ce rôle insupportable, qui le faisait frémir de dégoût. Ils passèrent la soirée à en discuter, les larmes de Yorrik débordant maintes et maintes fois. Le rôle qui incombait à Sitka était si horrible, réduisant et infâme que Yorrik ne pouvait le comprendre. Toutefois, il réalisa au bout de longues heures qu'il lui fallait l'accepter. Qu'il le veuille ou non, Sitka semblait intransigeante sur ce point. Il ne la gênerait pas, ne lui interdirait pas de voir ses "clients" comme elle les nommait, seulement, il lui promit de continuer encore et encore de tout faire pour qu'elle modifie son rôle.

— Je ne changerai jamais d'avis, avait certifié Sitka.
— Nous verrons. Je finirai p-par te sauver, y compr-ris de toi-même, s'il le faut. Je t-trouverai le moyen de c-concilier le rôle que tu dois t-tenir sans que tu ne sois obligée de subir t-tout... ça.

Sitka avait souri, puis avait acquiescé pour accepter son défi. Il pourrait passer sa vie à tenter de la faire changer d'avis, ou à la conduire vers une autre perspective. Servir le clan, d'une manière ou d'une autre, était louable à beaucoup de points de vue. Toutefois, il ne pouvait accepter la tâche ingrate et ignoble qui lui avait été confiée. Aucun être humain digne d'un minimum de bon sens ne pourrait l'accepter.

Il ne la jugeait pas sur ce qu'elle faisait, elle y avait été forcée, poussée par la force des choses ou pire, par cette résilience qui semblait définir toutes ses actions. Son attention était entièrement tournée vers les moyens qui pourraient lui permettre de réviser sa mission. Sitka semblait ravie de connaître ses personnes inconnues, d'apprendre tout d'eux, du récit de leur vie jusqu'à leur moindre mimique. Chercher à lui trouver une nouvelle vocation qui inclut toujours ces éléments de compréhension humaine, voilà ce que cherchait à faire Yorrik.

De tout ce qu'il aurait pu choisir comme contribution envers ce clan qui l'accueillait en son sein, il n'en trouvait pas de meilleure. Tous ces hommes et ces femmes qui dépendaient de Sitka devraient se faire une raison, modifier leur manière d'agir avec elle, qui lui semblait trop cruelle et abominable pour être acceptée aussi facilement. Envers et contre tous, sauver Sitka des griffes de sa propre résilience était devenu son propre rôle.



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