2. Vénération


Les hommes qui rendaient visite à Sitka passaient rarement la nuit dans sa chaumière. La plupart se rendaient dans l'auberge qui se trouvait en bas de la colline. Vallon-boisé était un endroit assez paisible qui se trouvait au centre du territoire, donc peu de Bêtes s'y aventuraient. Toutefois, cela restait à envisager.

Ce soir, Bjorn semblait décidé à rester accroché à Sitka. Son œil était sec, son chagrin s'était écumé depuis plusieurs heures.

— Je vais devoir préparer quelque chose à manger, soupira Sitka en se glissant entre les bras de son amant.
— Je n'ai pas faim.
— Moi non plus. Je n'ai jamais faim, mais mon corps a besoin de manger, de reprendre des forces. Le tien aussi, et je suis certaine que tu n'as rien avalé depuis longtemps. J'ai tort ?

Il grogna et se redressa jusqu'à atteindre l'unique petite table en bois du coin de la chaumière qui servait de salle à manger.

— Tu as raison, comme toujours. Je vais préparer la table, où se trouvent les assiettes ?
— Laisse tomber les assiettes, va plutôt prendre une douche. C'est une chance pour moi de ne pas sentir les odeurs, je suppose. Car vu la couche de crasse qui te recouvre, je pense que tu n'as pas pris de bain depuis plusieurs jours.
— Désolé, soupira-t-il. J'ai vraiment pas fait attention à quoi que ce soit.
— Ça va, j'ai déjà vu pire, je t'assure.

Sans relever sa phrase, Bjorn ouvrit la porte du cabinet de toilette. La baignoire était vide et il actionna la pompe pour y verser de l'eau qui venait directement du puit situé derrière la demeure. Elle était glacée, mais tout juste supportable pour ne pas trop frissonner. Évidemment, Sitka ne s'embêtait jamais à la réchauffer. Tant que cela ne mettait pas à mal sa santé, elle ne s'en préoccupait pas. Bjorn entra dans la baignoire humide. L'étain glacé lui gelait les orteils. Il paraissait trop immense pour cet espace. Il avait presque peur de briser le métal, mais il savait que d'autres hommes, plus lourds et costauds que lui, avaient dû se laver au même endroit. Sitka avait adapté sa demeure aux nombreux amants et amantes de passage qui partageaient son quotidien, pour quelques heures consécutives, ou parfois moins.

Bjorn savait que c'était la première fois qu'il restait aussi longtemps dans la chaumière. D'ordinaire, il venait en journée avant de repartir avant la tombée de la nuit pour rejoindre son propre foyer, où l'attendait... Hyndr. Celle qui ne l'attendrait plus jamais. Sa défunte femme n'avait jamais apprécié le besoin tactile qu'éprouvait son époux. Celui-ci l'aimait, ce qui n'était pas son cas. Ce qu'elle aimait, c'était l'idée de fonder une famille. Elle qui avait perdu la sienne, et qui ne trouvait personne qui accepte de demander sa main, s'était tournée vers Bjorn. Il paraissait bourru, mais sa délicatesse lui avait plu. Il était suffisamment solide pour protéger le foyer, et suffisamment doux pour s'occuper des enfants.

Seulement, au fil des années, Hyndr se forçait à essayer de procréer. Elle n'appréciait pas l'intimité sensuelle réservée aux amants et aux époux. Bjorn avait pourtant tout essayé, il lui avait laissé du temps, la liberté de choisir, il lui avait posé mille questions pour améliorer leur relation, pour améliorer la danse nocturne qu'ils effectuaient tous les soirs. En vain, Hyndr n'avait jamais pris de plaisir, et le sentiment puissant de culpabilité n'avait jamais quitté son mari. Pire, il devait forcer ses expériences jusqu'à en éprouver du dégoût pour lui-même.

C'était principalement pour cette raison qu'il avait rendu visite à Sitka, lorsqu'il est venu à la chaumière, la première fois. Il s'en rappelait comme si c'était hier. Elle était vêtue d'une robe de mousseline qui marquait sa taille, et sa peau laiteuse apparaissait au-dessous, magnifique et tentatrice. Il avait été si nerveux qu'il avait dû boire, avant de n'oser poser un doigt sur elle. Sitka s'était approchée en douceur, penchée vers la chaise sur laquelle il était assis, et l'avait embrassé sur le front. Il l'avait remercié et était parti, sans rien recevoir d'autre que ce baiser léger qui l'avait poursuivi tout une semaine, avant qu'il ne revienne à la chaumière. Il avait de nouveau bu, il était tout autant nerveux que la première fois. Sitka lui avait tendu ses doigts fins et pâles, et il les avait saisis en tremblant.

Cette fois-ci, ce fut lui qui avait laissé sa trace. Ses lèvres avaient déposé leur empreinte sur ses phalanges, et il était tombé à genoux devant elle, à l'égard de son calme impérial et de sa beauté provocatrice. Elle portait alors une robe à fleurs, ample et délicatement brodée. Il l'avait fait glisser au sol en lui frôlant tout juste les épaules et l'avait contempler dans sa nudité, sans qu'elle ne dise un mot. Ce ne fut qu'à sa troisième visite qu'il osa la toucher, comme si elle était une œuvre d'art qu'il devait découvrir au fur et à mesure, sans se presser. Bjorn avait peur qu'elle ne perde sa valeur, que sa réaction change au moment où il l'aurait entre ses bras. Il comptait profiter de ces instants le plus longtemps qu'il lui était possible.

Lors de cette troisième rencontre, pourtant, il n'avait pas pu résister. Ses baisers avaient parcouru sa peau soyeuse, il avait goûté sa saveur, ses frissons et lui avait offert son attention toute particulière. Sitka l'avait observé tout du long, comme pour appréhender sa progression. Elle ne ressentait rien, elle l'avait prévenu. Mais il ne pouvait qu'espérer qu'elle puisse trouver un contentement de se faire chérir. Il savait que c'était la réciproque qui prévalait, Sitka était celle qui lui redonnait l'espoir, qui lui offrait une rédemption. C'était de son propre plaisir, de sa propre attente, qu'il découvrait le corps de son amante.

Debout dans la baignoire, il retrouvait les sensations qu'il avait éprouvé, des années auparavant. Sitka était alors dans sa vingtaine, mais aujourd'hui encore, son apparence avait peu changé. Elle était toujours comparable aux premiers boutons de roses blanches qui perçaient au printemps. Délicate, pure et soyeuse, elle n'était pas moins couverte d'épines. Mais son plus grand défaut à elle, c'était sa complaisance.

Perdu dans ses souvenirs, il avait à peine eu conscience de ses actions. Il avait saisi la petite bassine, qu'il avait rempli. S'aidant d'un linge qu'il humidifiait, il s'était débarrassé de la couche de poussière et de terre qui s'était accrochée à lui durant son voyage. Il avait frictionné son visage, vidé l'eau dans la baignoire au syphon ouvert, qui s'évacuait à l'extérieur.

À présent, il renouvelait l'opération sur chaque partie de son corps, qui frissonnait sous la température, atteignant à peine les quinze degrés. Sous le poids de ses pensées, il l'avait ignoré, mais il se sentait trembler lorsqu'il frotta sa peau avec le pain de savon. Il s'attarda sur ses cheveux, qu'il rinça à la bassine. Il n'aurait supporté de plonger sa tête entière dans l'eau. Quand il eut fini, il versa l'eau restante sur son corps tremblotant et descendit de la baignoire, les bras croisés sur son torse.

Son regard balaya les environs et il dû réfléchir avant de se souvenir à quel endroit les serviettes étaient disposées. La plupart du temps, il prenait sa douche dans une auberge sur sa route de retour. Il ne voulait pas indisposer la jeune femme en envahissant sa résidence. Toutefois, ce soir, il avait définitivement renié ses principes. Il ignorait si c'était le chagrin qui l'avait poussé à vouloir davantage que ce que Sitka avait à lui offrir, ou s'il avait simplement osé, pour la première fois de sa vie, désirer ce qu'il voulait vraiment. Se procurer ce droit lui avait été bénéfique, et se laisser aller dans les bras d'une telle personne était la plus belle chose qui aurait pu lui arriver. Il sentait qu'il avait le droit de vivre, et il espérait qu'elle accepte encore ses caresses et son désir, malgré toutes les révélations horribles qu'il lui avait confiées.

Il était devenu un monstre, qui voudrait encore de lui ? Elle ne tarderait pas à lui rappeler qu'il était là depuis trop longtemps, qu'il était temps qu'il rentre chez lui. Mais il voulait profiter de chaque instant, même s'il s'agissait du dernier. Il bénéficia de la proximité des toilettes pour y faire ses besoins, alors que Sitka était occupée. Bjorn était un homme fier, poli et rapidement embarrassé. Il ne voulait pas qu'elle le soit en retour, alors qu'il couperait la conversation pour un besoin urgent non inassouvi. Il sortit quelques minutes plus tard de la salle de bain, encore complètement nu. Ses vêtements se trouvaient au pied du lit, il se pencha pour les ramasser quand une main blafarde se posa sur son biceps.

— Tiens. Enfile ceux-là, les tiens sont couverts de boue. Je vais les laver.

Abasourdi, il prit dans ses bras la pile de linge propre qu'elle lui tendait, et la vit se diriger dans la pièce qu'il venait de quitter. Son regard balaya rapidement les environs, et il vit qu'elle avait même déjà changé les draps. Avait-il été si long à faire sa toilette, alors que les souvenirs de ses premières visites ressurgissaient ? 

Sa réaction se fit rapidement et il devança son amante, reprenant ses habits sales dans une de ses mains.

— Inutile de les laver, je te remercie. Je le ferai moi-même... plus tard.
— Je peux m'en charger, assura-t-elle. Ils seront secs demain, peut-être vers midi, si le soleil arrive comme prévu. Ou bien, tu comptes partir tout de suite ?

Bjorn se mordit la lèvre, sans savoir quoi répondre. Non, il ne voulait pas partir. Elle lui offrait l'occasion sur un plateau de demeurer auprès d'elle encore douze heures de plus, mais était-ce par envie ou par devoir ? Il n'aurait su le dire.

— Pourquoi, s'entendit-il demander, tu accepterais que je reste un peu plus longtemps ?
— Eh bien, il y a assez de nourriture dans le cellier, et suffisamment de place dans le lit.

Très pragmatique de sa part. Trop, peut-être. Elle se rendit compte que sa réponse n'était pas celle que Bjorn aurait voulu entendre, car son visage se ferma un instant, avant qu'il ne parvienne à camoufler sa déception.

— J'accepte que tu restes, Bjorn. Tu es de bonne compagnie, tu l'as toujours été. Et tu le seras toujours. Je l'espère ?

Cette question déguisée lui serra le cœur. Il aurait été prêt à se l'arracher pour lui tendre, et lui offrir sa vie en sacrifice. À son œil, elle était une Déesse qu'il adorait, et qui resterait inaccessible. Peu importe le nombre de semaines, de mois ou d'années pendant lesquelles il la courtiserait, elle demeurerait toujours hors de portée. Comme une étoile qui brillerait tant qu'elle pourrait paraître proche, mais qui serait définitivement lointaine, voire plus lointaine encore que ces voisines.

— Je l'espère aussi, répondit-il tardivement. Je prendrai toujours grand plaisir à nos retrouvailles, Sitka. À jamais.

Un sourire appréciateur apparu sur le visage de l'ange qui lui faisait face. Une expression qui manquait peut-être de sincérité, mais qui lui réchauffa le cœur avec la force d'une flamme.

— Que dirais-tu de cela ? Je prépare un repas digne de ce nom, et pendant ce temps, tu laves tes vêtements ?
— Je suis d'accord, à un détail près : je laverai le drap également. J'ai remarqué que tu l'avais changé, et j'en suis responsable.
— J'en change tous les jours, de toute manière. Ne t'en fais pas pour ce détail.
— Peu importe, c'est selon mon bon plaisir... ma Dame.
— Très bien, alors faisons ainsi, concéda-t-elle.

Et ses désirs étaient des ordres aux oreilles de Bjorn. Encore une fois, il se pencha au-dessus de la baignoire, le pain de savon entre les mains. Sitka lui apporta le drap blanc, qui était devenu brun par endroit. Mortifié, Bjorn le plongea dans l'eau froide qu'il faisait couler en actionnant vivement la pompe.

Sans un regard en arrière, Sitka se dirigea vers la cuisinette. Elle avait déjà sorti quelques ingrédients, et s'appliquait à la coupe des légumes frais qui jonchaient le plan de travail. Les crudités furent rapidement tranchées et disposées dans un plat. Elle saisit une tomate, puis tout bien considéré, la reposa.

Sur le feu, une marmite chauffait déjà depuis cinq bonnes minutes. À l'intérieur, quelques morceaux de volailles cuisaient, accompagnés de champignons. Il ne resterait qu'un quart d'heure avant que le plat soit prêt. La viande et les pommes de terre, coupées finement, cuiraient vite. Sitka cuisinait toujours des plats rapides à cuire. Comme elle devait s'attendre perpétuellement à recevoir de la visite, elle ne pouvait se permettre d'oublier son rôle pour rejoindre les fourneaux, sauf quand ses clients appréciaient particulièrement la voir s'atteler à la cuisine. Elle en avait connu deux ou trois, qui appréciaient découvrir sa vie quotidienne, l'observer dans ses tâches ménagères. Leur regard était toujours brillant d'admiration et de désir brûlant, mais ils semblaient éprouvés d'autant plus de plaisir que lorsqu'ils devaient se maîtriser.

Ce n'était pas le cas de Bjorn, qui semblait apprécier sa compagnie autant qu'il appréciait la servir. Il était un homme bon et utile, Sitka ne pouvait le nier. Personne n'avait jamais demandé à laver ses draps, cela avait eu le don de la surprendre, alors qu'elle aurait juré cela impossible. 

Quand la nourriture fut prête, Bjorn avait terminé son nettoyage. Ensemble, ils avaient disposé les affaires mouillés sur le porte-manteau de l'entrée, en attendant que le jour se lève pour les étendre convenablement. Ils n'allaient pas s'aventurer dehors au milieu de la nuit, alors que des Bêtes y rôdaient peut-être. Sitka avait astucieusement disposé une corde au raz du plafond pour y disposer du linge et la désigna au géant, qui s'empressa d'y glisser le drap.

Sans attendre, il s'assit à table et Sitka servit les plats. Une salade de concombre et du poulet aux champignons et aux pommes de terre. Elle avait volontairement renoncé aux tomates et à la viande rouge qu'elle avait initialement prévu de manger. Elle avait eu la délicatesse d'épargner à Bjorn la vue d'aliments saignants qui auraient pu lui rappeler la terrible scène à laquelle il avait assisté.

Il engloutit son assiette en vitesse et Sitka le resservit trois fois, et il la remercia à chaque nouvelle cuiller, à travers ses mots et ses regards. Au contraire de lui, elle mangeait lentement, avec conscience. Elle devait prêter attention à chacun de ses gestes. Mâcher la nourriture, sans mordre sa langue, ce qui était un exercice plus difficile que prévu, quand on ne sentait pas la morsure sur ses chairs.

Quand elle eut enfin terminé, elle plongea son regard dans celui de son invité, alors que leurs mains posées à quelques centimètres à peine l'une de l'autre se faisaient face.

— Je peux te toucher ? demanda-t-elle avec nonchalance.

Bjorn hocha légèrement la tête, fermant son œil une seconde pour mieux savourer les caresses qu'elle lui prodiguait, alors que sa paume divinement chaude recouvrait la sienne. Elle l'attrapa pour le mener jusqu'au lit, où elle le fit asseoir.

Il l'observa jusqu'à la voir s'agenouiller devant lui, les mains posées sur ses cuisses musclées.

— Arrête, tu n'as pas à faire ça.

Bjorn se releva, emprisonnant les délicats poignets de son amante entre ses mains puissantes. Il embrassa chacun de ses doigts pour se retrouver face à elle, et s'accroupit devant sa beauté subjuguante.

— C'est à moi de t'honorer, non l'inverse. Ce sera toujours le cas. Ne te force à rien, avec moi, je t'en implore.

Il connaissait bien Sitka, il n'ignorait jamais son manque de ressenti. Pourtant, il savait un détail qu'il espérait être le seul à avoir remarqué. Le corps de Sitka ressentait des choses. Si elle plongeait sa main dans le feu, on y verrait une brûlure, quand il faisait froid, elle frissonnait. Et quand il parcourait sa peau de caresses, elle réagissait. Il pouvait voir ses poils se hérisser, ses muscles se tendre, son corps tout entier qui cédait à l'excitation. Son cerveau ne pouvait interpréter tous ces signaux, mais ils étaient bien présents. Et cela lui plaisait mille fois davantage que de la voir s'obliger à agir sans aucune volonté.

Il n'était pas son égal, elle n'était pas sa femme, et elle ne le serait jamais. Sitka serait incapable de s'attacher à qui que ce soit, pourtant Bjorn pouvait rester des heures à contempler ses lèvres pleines, ses seins pointus qui rosissaient à leur extrémité, sa peau de lait qu'il pouvait caresser à sa guise. Le moindre de ses mouvements était empreint d'une grâce incarnée, sans qu'elle ne puisse s'en rende compte par ses propres moyens.

Bjorn ne pouvait prétendre qu'il lui avait été fidèle, mais il lui vouait un dévouement sans pareil, une véritable vénération.

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