10. Fuite
Ce jour-là, Sitka était particulièrement tendue. Du moins, Yorrik interprétait les changements minimes qui étaient survenus pour venir à la conclusion qu'il pouvait s'agir de ce genre d'émotion. Tout d'abord, Sitka avait définitivement tourné la plaquette de sa porte, refusant ainsi l'entrée de n'importe quel client ou cliente. Si Yorrik en avait d'abord été ravi, il la voyait trop souvent jeter des coups d'œil par la fenêtre et sur le chemin en contrebas. Il ne pouvait dire qu'elle semblait impatiente, mais cela se voyait qu'elle attendait la venue de quelqu'un d'important. Il l'aurait su sans même qu'elle ne lui annonce le jour précédent, il en était persuadé. Ou peut-être se leurrait-il sans s'en rendre compte.
Sitka lui avait dit et répété : viendrait bientôt une personne d'importance, qui n'était nul autre que le Premier Ancestral des Terres d'Os, le frère de Sitka. S'il osait se montrer devant lui, Yorrik signerait son arrêt de mort. Du moins, c'était ce que lui rabâchait Sitka depuis près d'une semaine.
- Tu devras rester cacher à l'auberge, répéta-t-elle encore, comme s'il n'avait pas compris les trente premières fois. Jusqu'à ce que je vienne te chercher, tu me le promets ?
- Encore une fois, oui. Tu sais, je ne vais pas risquer de me faire t-trucider pour rien après tous tes efforts pour me maintenir en vie. Si c'était un c-client, j'aurais déjà été plus partagé, mais s'il s'agit de ton frère, alors ça change la d-donne.
Mais rien de ce qu'il pouvait dire ne parvint à rassurer Sitka. Elle montrait volontairement une moue désapprobatrice, comme déjà certaine qu'il allait agir imprudemment et se mettre volontairement en danger. Certes, il voulait qu'elle cesse son activité principale, ce rôle imposé qui constituait désormais son quotidien, mais il ne voulait pas mourir bêtement juste pour avoir secoué ce fameux chef en l'exhortant de sauver Sitka de son affreuse condition. Quoi que cette idée fut tentante, la jeune femme lui avait bien dit que toute personne se trouverait dans sa chaumière se verrait, sans autre forme de procès, massacré avant d'avoir pu prononcer le moindre mot. Or, le silence n'était guère un argument décisif pour le convaincre de libérer Sitka de ses obligations charnelles.
- Je vais chercher un peu plus de bois ?
- Non, tu en as bien assez ramassé ces derniers jours, tu y retourneras plus tard. Je n'ai pas envie que tu croises Selfos par mégarde.
- Certes. Alors, je peux te coiffer ?
- Je ne préfère pas, Selfos saura que je ne suis pas capable de ces prouesses.
Yorrik hocha la tête distraitement, vaincu par sa réponse logique et imparable. Il s'allongea sur le ventre au milieu du lit, ses ailes pendant négligemment contre lui. Les plumes avaient commencé à repousser çà et là, prouvant le temps qui s'écoulait sans qu'il s'en aperçoive. Entre-temps, une seule semaine s'était passée, où trois clients de Sitka avaient interrompu leur quotidien.
À chaque fois, il lui avait fallu user de toute sa retenue pour ne pas débarquer en coup de vent et sortir ledit client à coup de pieds dans l'air frais extérieur. Pourtant, il s'en était chaque fois retenu, par égard pour sa sauveuse. Et il détestait cela. Parfois, il aurait préféré être comme ce Selfos que lui dépeignait Sitka, prêt à saigner à blanc quiconque s'en approcherait.
Mais Yorrik n'était ni cruel, ni possessif. Il comprenait que Sitka avait besoin de ces instants, malgré ce que lui criait sa raison. Il regrettait parfois de le comprendre, cela aurait été plus facile de faire sa loi et d'imposer sa manière de voir les choses. Seulement, il était loin d'être aussi puissant qu'un Premier Ancestral. Il était un réfugié, tout au plus un ami, s'il pouvait se décrire ainsi, et il n'avait même pas de véritable utilité pour elle, si ce n'était d'aller couper le bois en bûches plus fines.
Par la fenêtre, il observait la neige qui était tombée deux jours auparavant. En montagne, elle restait toujours accrochée aux pierres, et le froid demeurait omniprésent. Mais ici, sur la colline encore verdoyante malgré l'hiver qui arrivait, l'étendue neigeuse commençait déjà à fondre, réchauffée par les premiers rayons du soleil levant.
- Je pensais que l'ennui était un luxe, mais désormais je le vois autrement, déclara solennellement Yorrik.
- Comment le vois-tu, dans ce cas ?
- Je ne sais pas exactement... j'ai dormi tout mon soûl, mais l'ennui me rend tout aussi épuisé que si je n'avais pas dormi du tout. Le temps semble s'étirer, pourtant je n'en sors pas beaucoup de productivité. Je dois absolument trouver quelque chose d'utile à faire.
- Ce peut être une bonne réflexion à tenir, quand tu seras enfermé durant des semaines à l'auberge. Tu pourrais peut-être aider les propriétaires, je pourrais te les présenter. Ainsi, tu seras plus qu'un client.
Yorrik était partagé. Il s'imaginait déjà mal de partir vivre loin de Sitka, ces quelques jours s'étant tissés dans son ADN. La vie avec elle était devenue son quotidien, sa notion de la normalité. C'était lui, et elle. Et parfois un client ou une cliente venait briser leur vie le temps de quelques heures. Puis leur paisible vie continuait comme si de rien était.
- Peut-être bien. Je ne sais pas, je ne suis pas très d-doué quand il y a foule.
- Eh bien, malheureusement pour eux, ils n'ont pas tellement de clients.
- Mais alors, ils n'auront aucun intérêt à p-prendre un employé.
- Oh, mais je ne parlais pas de t'y faire employer, mais d'aider... bénévolement. Si jamais l'ennui est trop pénible à surmonter.
- Ah. Si c'est ça, je p-préfère m'ennuyer au chaud, ici.
- Tu sais bien que tu ne peux pas rester, rouspéta Sitka.
Il leva les yeux au ciel et soupira. Dès demain matin, il devra descendre la colline et se rendre à l'auberge. Normalement, Selfos viendra d'ici deux jours, mais le risque qu'il soit en avance faisait frémir le croavis. Les mises en garde de Sitka avaient profondément pénétré son âme : s'il croisait son chemin, il était un croavis mort.
- Je trouverais bien q-quelque chose, quand mes ailes seront de nouveau opérationnelles. Je pourrais me rendre à d-des lieues à la ronde en quelques battements d'ailes... enfin, en théorie. Il faudra juste q-que j'apprenne à voler.
- Quoi, tu ne sais pas voler ?
- Je n'en ai aucune idée. Pour fuir, j'ai d-dû planer, et je m'en sortais pas mal. On dit que voler, c'est instinctif. Je verrais bien, q-quand je me serais remplumer.
- Je ne sais pas si tu serais d'accord, mais Éclasia, qui est venue me rendre visite l'autre jour, est une Noctavis. Elle a bon fond, et je suis certaine qu'elle accepterait de t'aider en ce qui concerne le vol, si on le lui demandait. Elle reviendra au début du printemps.
Son corps se plia jusqu'à ce qu'il puisse se retourner et montrer ses sourcils froncés à la jeune femme afin de montrer son mécontentement.
- J'ai aucune envie d'avoir q-quoi que ce soit à faire avec elle, ni avec aucun d-de tes clients. J'y arriverai seul, j'aurais tout le temps d-du monde pour y parvenir.
- Alors je ferai tout pour t'aider.
Cette fois-ci, Sitka put admirer le sourire timide et lumineux du croavis. Il se leva du lit et lui saisit les mains en sautillant comme un enfant.
- Merci ! Avec ton encouragement, je suis certain d-d'y parvenir ! s'exclama-t-il.
La main de la jeune femme tapota sa tête en douceur. Tendrement, Yorrik se lova contre elle, appréciant le contact de sa paume contre son cuir chevelu et de sa chaleur.
- M'expliqueras-tu, un jour ? questionna Sitka sans cesser sa caresse dans la chevelure noire du croavis.
- Que veux-tu que j'explique ?
- Ce qui t'est arrivé. Ton histoire, celle de ton frère aussi.
Les yeux en amande du jeune homme se plissèrent quand il fit face à Sitka. Il força un sourire qui ne monta pas jusqu'à ses yeux.
- Oui. Un jour, je te dirais tout. Dès que je serais p-prêt. Je te le promets.
Sitka hocha la tête, satisfaite de sa réponse. Elle continuait les caresses dans ses cheveux. Ils étaient un peu plus longs que les siens et leur couleur noir se parait de reflets arc-en-ciel comme le plumage d'un corbeau. Ils étaient aussi épais et lisses. Contrairement au premier jour où chaque mèche était emmêlée et pleine de nœuds, ils étaient désormais rassemblés en chignon haut d'où s'échappait quelques mèches. Au bout de quelques minutes, Yorrik repoussa sa main.
- Tu vas te blesser, à force.
Il massa son poignet délicat avec douceur, avant d'y déposer un baise-main délicat.
- Un baiser magique, q-qui guérit toutes les blessures, précisa-t-il d'une moue malicieuse.
- Je n'avais pas mal.
- Je n'ai p-pas dit que ça guérissait la douleur, mais les blessures !
Sitka lui offrit un sourire entendu et retourna se poster à la fenêtre.
- Peut-être ferais-tu mieux d'aller à l'auberge dès aujourd'hui. La neige va commencer à tenir, et Selfos pourrait être en avance cette année.
- Nous en avons d-déjà parlé. Je partirai demain, à l'aube. Profitons d'aujourd'hui pour faire q-quelque chose ensemble.
Son regard grisâtre fixait l'horizon, tâchant de voir par-delà les troncs dégarnis, comme si la nature pouvait lui annoncer la date et l'heure précise de l'arrivée de son frère. Tout semblait immobile. Les oiseaux étaient pour la plupart descendus dans le sud dès les premières neiges. Seuls quelques corbeaux croassaient, postés sur le toit de la chaumière.
- Très bien, céda-t-elle enfin. Que souhaites-tu faire ?
- Peut-on cuisiner ? Des plats q-qui seraient très longs et fastidieux à préparer, mais d-délicieux à manger. En quantité suffisante. Si ton frère arrive bientôt, vous aurez d-déjà quelques plats en avance. Et je p-pourrai t'apprendre à utiliser le sel et les autres assaisonnements. Je ne m'y connais pas t-trop... mais j'ai un excellent palais. Enfin, je crois. Qu'en d-dis-tu ?
Elle accepta sans faire de concession. Yorrik était fasciné par la cuisine, par les textures et les saveurs qui s'épanouissaient sur sa langue. Gourmand, son appétit n'était jamais vraiment rassasié, comme si toute la nourriture du monde ne pouvait parvenir à sustenter son estomac d'ogre. Sitka en venait à se questionner : avait-il déjà mangé à sa faim, dans sa vie d'avant ?
- Tu manges beaucoup, souligna la jeune femme pour lui en faire prendre conscience.
- Je suis d-désolé.
- Ce n'était pas un reproche. Simplement, j'ai peur que ton estomac ait du mal à supporter tout ce que tu engloutis. Tu vas devoir t'habituer à une portion raisonnable pour ne pas tomber malade.
- J'essayerai d'y penser.
Son expression montra sa satisfaction à être écoutée. Ils passèrent la journée à cuisiner une soupe épaisse et un gratin aux pommes de terre et au chou-fleur. Ils mangèrent une portion de l'un le midi et de l'autre le soir. Entre leurs deux repas, ils préparèrent des biscuits. Leurs formes et textures diverses mettaient l'eau à la bouche. Certains saupoudrés de sucre glace, d'autres fourrés à la confiture. Yorrik croqua dans l'un d'eux et se sentit fondre sous son croustillant et sa saveur sucrée.
- Je crois que c'est ce que je préfère, gémit-il en dévorant un second biscuit, celui-ci aux amandes et recouvert de sucre glace. C'est satisfaisant d-de les cuisiner, et aussi de les manger. Un vrai d-délice !
- Je t'en donnerai un baluchon, quand tu iras à l'auberge.
- Parfait !
À lui seul, il dévora une douzaine de biscuits, s'agissant pourtant d'une sorte de dessert après la soupe épaisse de légumes et de pomme de terre qu'il avait savourée. Il avait beaucoup appris sur la cuisine et Sitka en échange, était parvenue à plus justement doser le sel de ses plats. Yorrik grimaça en pensant au fait que ce sont les futurs clients et clientes qui en profiteraient. D'un mouvement de tête, il enfouit cette mauvaise pensée et croqua dans un énième - et dernier - biscuit, enrobé de chocolat.
Son estomac ne pouvait être davantage rempli quand il s'arrêta de se goinfrer. Et soudain, son regard se fit plus dur et impénétrable. Sans un mot, il partit à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la jeune femme. Il l'entendait pourtant commencer à ranger la table, et il voulait l'y aider. Toutefois, incapable de retenir ses émotions, il resta figé à la fenêtre pour forcer son corps à ne pas tréssauter sous le coups de ses sanglots.
Mais c'était sans compter l'œil affûté de Sitka. Parvenue dans son dos avec discrétion, elle passa son bras pâle autour de sa hanche afin de le serrer contre elle. Les sanglots du croavis redoublèrent. Il s'accrocha au chambranle de la fenêtre avec désespoir. Le sucre était devenu écœurant au fond de sa gorge.
- J'ai p-peur, Sitka.
Elle l'enlaça plus étroitement, attendant qu'il se libère de ses angoisses.
- J'ai la sensation de te p-perdre. D'être encore abandonné. Que moi, je t'abandonne. Je ne veux p-pas partir, ni te laisser seule ici. Parfois, je me dis que je p-préférerais que ton frère me tue p-plutôt que de vivre loin de toi aussi longtemps. Et je m'en veux. Si tu savais comme je m'en veux de p-penser ainsi ! En quelques jours, tu m'as apporté t-tellement, et je ne sais pas q-quoi faire pour te rendre la pareille. Je te dois t-tant, et pourtant je reste un poids. Je ne suis qu'un égoïste. Je ne mérite p-pas de rester auprès de toi, et cela m'effraie.
La pluie s'était mise à tomber, comme en écho à son humeur. Dehors, les températures ayant progressivement augmentées au cours de l'après-midi, les dernières traces de neige restantes se firent balayées par l'eau fine qui tombait des nuages. Soudain, l'orage gronda au loin, la pluie tombant plus dru sur tout le vallon. Depuis combien de secondes, de minutes, Yorrik était-il agrippé au montant de cette fenêtre ? Suffisamment en tout cas pour que Sitka secoue son corps décharné avec force.
- Tu dois partir, maintenant.
Il ne comprit pas, sur le coup, car son ton calme jurait bien trop avec l'urgence que cette phrase aurait dû lui faire ressentir. Son hôte lui tendit un baluchon qu'il pressa contre son torse.
- Q-qu'est-ce qu- ? bredouilla le jeune homme.
- Il arrive, fit-elle simplement. J'en suis certaine.
- M-mais, c-comment ?
Paniqué, celui-ci serra plus fort le baluchon contre son cœur et entendit quelques biscuits se briser sous son étreinte. Sitka le poussa sans ménagement la fenêtre qu'elle venait visiblement d'ouvrir.
- Nous en parlerons dès que possible, c'est promis. Seulement, tu ne peux rester ici. S'il te voit...
- Il me c-coupera en d-deux, je le s-sais. Je ne suis qu'un imb-bécile. Ne t-t'inquiète p-pas p-pour moi. On s-se r-reverra au p-printemps.
La jeune albinos hocha la tête et le tira jusqu'à la fenêtre.
- Passe par ici. Glisse-toi derrière la chaumière et dès que tu entends la porte claquer, file jusqu'à l'auberge. Mais traverse bien derrière la chaumière jusqu'en bas du vallon, sinon il risquera de te voir par l'une des fenêtres. À bientôt.
Elle se redressa sur la pointe des pieds, tira la tête du jeune croavis vers le bas, puis déposa un chaste baiser sur son front. Par ce simple geste, elle scella une promesse profonde et mystérieuse entre eux. Qu'ils se retrouveraient, seraient toujours là l'un pour l'autre. Que Yorrik n'était pas juste de passage dans sa vie. Qu'il n'avait pas à s'en faire.
- Maintenant, va.
Il ne se le fit pas entendre deux fois. Déjà, il sauta à travers l'ouverture et atterrit sur l'herbe détrempée. Derrière lui, Sitka claqua la fenêtre. Il prit les jambes à son cou sans se retourner en contournant la bâtisse, puis s'accroupit contre le mur de chaume. Il ignora la sensation de mourir qu'il ressentait profondément. Trempé jusqu'aux os, comme lors de sa première rencontre avec l'albinos, la nostalgie s'emparait de ses pensées. Ses pieds étaient éclaboussés de boue car il n'avait pas enfilé de souliers en partant et dans son baluchon, les gâteaux ne devaient pas avoir belle allure.
Toute son attention était tournée de l'autre côté de la demeure. Malgré la pluie, il devait percevoir la porte claquer, et il ignorait s'il en était capable, avec le clapotis des gouttes. Devait-il simplement partir sans se retourner, après quelques minutes d'attente ? Et si Sitka s'était trompée ? Comment aurait-elle pu savoir que son frère arrivait ? Était-ce une simple intuition, un pressentiment ?
Il devait partir, se réfugier au plus vite à l'auberge. Seulement, l'inquiétude était un poison qui circulait vivement dans son organisme. Cette maladie grangrenait son être au point de lui couper le souffle. Et il sut. Il sut qu'il allait faire demi-tour. Qu'il devait le faire. Il ne pouvait vivre durant plusieurs semaines, plusieurs mois sans avoir de ses nouvelles. Sans être certain de son bien-être. Car il savait que Sitka, sa nouvelle amie, sa protectrice, était incapable de se protéger elle-même.
Serrant son maigre bagage, toujours accroupi sous les éléments déchaînés de la nature en fureur, il retourna sous la fenêtre affronter son destin, abandonnant là sa fuite.
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