Chapitre cinq
« Méfiance »
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Junhee ne quittait pas des yeux le plafond en pierre au-dessus de sa tête. Allongé dans la petite couchette de fortune préparée par les gens du palais, il se sentait en trop. Plus que ça, l'impression de patauger dans un monde qui n'était pas le sien était terrifiante. Pour Yeonjun et Beomgyu, il n'avait rien laissé paraître. Il savait qu'il était leur mentor, leur modèle sur le bateau qui les avait menés jusqu'à l'autre bout du monde connu et bien plus que ça : un homme digne de confiance. Alors Junhee s'était juré de ne jamais perdre la face devant eux. Il avait tenu à les garder proches de lui pendant le repas, faisant s'interroger la reine sur leurs véritables liens et Junhee avait campé sur ses positions. Il s'y était engagé auprès de leur mère sans qu'ils ne le sachent : il se portait garant de la vie de ses deux jeunes fils. Elle n'avait pas eu à insister. Son regard empli de crainte et de peur pour ses fils avait convaincu Junhee en un instant. Il avait ressenti sa douleur quand elle avait agrippé son poignet, les lèvres pincées, en lui demandant de lui ramener ses deux garçons vivants.
Je veillerais à ce qui ne leur arrive rien. Sur ma vie madame.
Et elle avait placé sa confiance en lui, parce que Junhee était un homme d'ambition et de parole. Un modèle qui avait manqué aux deux garçons pendant leur enfance compliquée. Il les avait immédiatement appréciés. Yeonjun était plus vif que son petit frère, plus baroudeur aussi et était doté d'une belle curiosité : celle qui donnait envie de s'instruire encore et encore. C'était un point commun qu'il partageait avec Beomgyu, plus sur la réserve et discret que lui. Mais Beomgyu l'avait fasciné par cette mémoire hors norme qu'il possédait, ce don du ciel comme il l'avait dit à sa mère qui avait ri en l'entendant. Il avait juré là aussi de ne rien dire – jamais – à personne. Depuis, il se contentait d'admirer à quel point Beomgyu pouvait tout retenir en un seul coup d'œil, d'une seule écoute, d'une seule lecture. À chaque fois, Junhee avait repensé à tout ce que son propre père aurait fait d'une mémoire aussi formidable et en avait frissonné. Pour son propre bien, et parce qu'elle lui vouait un amour sans failles, la mère de Beomgyu l'avait sauvé en gardant pour elle cette prouesse dont son fils était capable.
Il se retourna une nouvelle fois dans sa couchette. Dans celle d'à côté, Seyhoon dormait déjà à poings fermés. De l'autre côté, Yeonjun ronflait doucement, la bouche légèrement entrouverte, sa petite couverture déjà en boule au pied de son lit. Il esquissa un sourire attendri et se leva pour la lui remettre en toute discrétion. Il remarqua alors que Beomgyu, lui, ne dormait pas. Assis en tailleur sur son lit, il avait les yeux perdus dans le vague. Il s'approcha à pas de loup et s'agenouilla à ses côtés.
– Eh, petit...
Beomgyu et lui n'avaient que six années de différence, la trentaine le guettant de plus en plus, et pourtant à ses côtés, Beomgyu semblait bien plus jeune. Son visage aux traits encore ronds y jouait pour beaucoup, Junhee le savait. Lui avait grandi avec trop de responsabilités, trop vite, trop tôt, lui donnant cette attitude plus mature qu'il ne l'était.
– Tu ne t'es pas changé ?
– Trop de monde, murmura Beomgyu. Et ils n'ont pas ramené mes habits du bateau.
Et Junhee se souvint que Beomgyu partageait une minuscule cabine avec son frère uniquement et qu'il n'avait jamais vu ce dernier torse nu sur le pont, ou se changer en public. Yeonjun lui avait glissé qu'il avait un problème avec ce fait et il n'avait jamais cherché à en savoir plus.
– Je vais te prêter des vêtements à moi, d'accord ? Ne reste pas dans cette tenue.
Beomgyu secoua la tête.
– Tout le monde dort et je me retournerai, d'accord ?
– C'est gentil Junhee... Mais je vais rester comme ça, chuchota-t-il.
Il soupira et lui tapota la tête avec gentillesse. Beomgyu ne parlait jamais très fort quand il s'adressait à une autre personne que son frère. Junhee en avait déduit que sa voix devait le complexer, et n'avait pas cherché à comprendre davantage.
– D'accord. Je te les pose ici pour demain matin, d'accord ?
– Merci...
– Comment tu te sens sinon, hein ?
– Je ne sais pas... Elle est étrange cette île...
– Je suis bien d'accord. Je serais tenté de l'explorer, comme toutes les autres où j'ai pu accoster par le passé mais...
– Mais le roi ne voudra pas. Et je crois... Je crois que je me suis mis ses fils à dos.
– Beomgyu...
– Je n'ai pas fait exprès, marmonna-t-il.
Junhee esquissa un sourire amusé. Il s'en doutait, mais l'idée que Beomgyu se fasse des ennemis aussi vite ne lui plaisait pas. Ici, ils n'étaient rien ni personne. Leurs lois et leurs coutumes n'étaient pas les mêmes. Il passa une main dans ses cheveux ébène et soupira. Au-delà de tout cela, Junhee connaissait le garçon en face de lui. Beomgyu était une âme bien trop belle pour se mettre à dos des gens qu'il venait à peine de rencontrer.
– Junhee...
– Oui ?
Beomgyu avait encore baissé d'un ton, comme par peur de réellement se faire entendre. Alors il se pencha légèrement vers lui, les sourcils légèrement froncés.
– Il y a quelque chose d'anormal avec la mer.
– La mer ?
– Tu ne trouves pas... Que leur roi a réagi étrangement quand on leur a parlé de la tempête, puis du bateau sur lequel étaient encore nos hommes ?
– Où veux-tu en venir ?
– J'ai l'impression... Ou bien je me fais des histoires... Qu'il y a quelque chose qui le terrorise là-dedans.
Junhee plissa les yeux, attentif.
– Et puis, il y a ces histoires de dieux...
– De dieux ?
– J'essaie de ne pas le montrer Junhee, mais j'ai peur.
Il attrapa ses mains fines immédiatement, à genoux devant sa couchette.
– Beomgyu, je ne laisserais rien vous arriver, d'accord ?
– Tu n'as pas peur toi ?
– Non.
Au fond de lui, Junhee mourrait de peur lui aussi. Mais le dévoiler ne ferait qu'accentuer la méfiance et la crainte grandissante chez Beomgyu.
– Cette île est trop étrange Junhee...
– On va tirer ça au clair. Demain je vais m'entretenir avec Seyhoon. Nous allons regarder à nouveau nos cartes, nous-
– Elle n'existe pas. Sur aucune carte du monde connu et mis à disposition de nos explorateurs Junhee. Je le sais, parce que comme vous me l'aviez demandé... J'ai absolument tout mémorisé.
* * *
Le lendemain matin, Beomgyu ne s'était toujours pas changé et Junhee ne voulut pas insister davantage. Ils ne devaient pas quitter cette grande pièce dans laquelle ils avaient été confinés et Junhee le savait, sans l'assurance de ne pas se retrouver entièrement seul ou uniquement en compagnie de son frère, Beomgyu garderait sur lui les habits qu'il portait depuis des jours. Les mots qu'ils avaient prononcés la veille ne quittaient plus son esprit. Beomgyu avait tout mémorisé. Tout des cartes connues. Et cette île n'apparaissait nulle part. Il le savait car il lui avait prouvé à maintes reprises à quel point ses facultés mnésiques étaient hors normes ; Beomgyu ne se trompait jamais. Si l'île n'était pas répertoriée dans leur registre alors oui, lui et l'équipage du capitaine Kim venaient bel et bien de rencontrer le bout du monde connu.
– Capitaine ?
Debout devant l'immense porte les coupant du reste du palais, Seyhoon semblait pensif. Il était dur de deviner ce que pensait Seyhoon. Junhee n'était pas doué pour lire les expressions faciales des autres, encore moins pour en extraire une pensée, une envie... Seyhoon était de ceux lui donnant le plus de fil à retordre malgré son visage d'ordinaire expressif.
– J'ai un entretien avec le roi ce matin, souffla-t-il en guise de bonjour. Je voudrais que tu y assistes.
– Bien mon capitaine.
Si Junhee se retrouvait à être le mentor des deux plus jeunes de la flotte, Seyhoon était le sien. Il était sans nul doute l'homme qu'il admirait le plus à bord de ce navire immense qu'ils avaient loué pour leur excursion. Il lui devait sa découverte de la mer, du monde de l'exploration, du voyage... Tous les jours, le bracelet fin en argent qu'il avait au poignet, seul vestige de sa vie passée, lui remémorait que Seyhoon lui avait offert la plus belle des échappatoires.
– Avez-vous l'intention d'explorer l'île... ?
Seyhoon se retourna légèrement vers lui et son regard naturellement doux se mua en quelque chose de plus taquin.
– Si seulement Junhee, si seulement... Cet endroit... Cet endroit est incroyable. Mais je doute qu'ils me laissent vagabonder à notre guise. Nous sommes toujours en vie ce qui, crois-moi relève du miracle. Un peuple aussi éloigné, inconnu de tous... Qui nous accepte de cette manière ? Notre bateau n'a pas été coulé et, soyons honnêtes, si ces gens avaient voulu le faire, ils auraient pu. Quelque chose me dit qu'ils attendent également quelque chose de notre part.
– Vous pensez ?
– Oui. Sinon, pourquoi s'intéresser autant ? Pourquoi ne pas nous avoir chassés ? Le continent n'a jamais été aussi bien accueilli sur une nouvelle terre. Quand je ferais ce rapport... Ils ne vont pas le croire.
Il le regarda se retourner un peu plus, les bras croisés sur son torse.
– Garde un œil sur Beomgyu. Il faut qu'il n'oublie rien. Donne-lui son nécessaire dans la journée, j'ai besoin qu'il griffonne comme il sait si bien le faire.
– Oui mon capitaine.
– Et, Junhee ?
– Oui ?
– J'ai dit que je n'irais pas explorer.
Une lueur d'excitation alluma ses prunelles caramel ; Junhee savait de quoi il retournait.
– Je peux compter sur toi ?
– Oui capitaine.
Toujours, eut-il envie de rajouter, mais il se retint. Junhee n'avait pas besoin qu'il le lui répète, il le savait déjà. Il ne lui manquait plus qu'à trouver un moyen pour fouiner sans que personne ici ne le remarque et Junhee le savait par avance : une telle chose relevait pour le moment de l'impossible.
En rencontrant le roi ce matin-là, Junhee eut l'impression désagréable de découvrir une nouvelle personne. Il fallait dire que l'homme sur la plage, puis l'homme qu'il avait côtoyé pendant tout le dîner de la veille ne se ressemblaient pas. Celui qu'il avait désormais en face de lui semblait plus sérieux, plus froid et autoritaire. À ses côtés, sa femme qui ne semblait jamais le quitter gardait quant à elle son air très doux et pensif. Ils portaient tous les deux des tenues plus foncées que la veille, laissant entrevoir moins de peau, moins de bijoux. Junhee ne put s'empêcher de voir la similarité entre les tenues du couple et l'ambiance qui régnait désormais dans cette grande salle où tous avaient été réunis hier soir.
Ne laisse rien échapper de nos intentions Junhee. Nous devons garder pour nous le plus d'informations possible concernant le continent, tant que nous ne savons pas exactement à qui nous avons à faire. Junhee le savait, tous les hommes du navire avaient reçu la même directive. Pourtant en face de lui, il sentait le roi désireux d'en savoir toujours plus. La reine était discrète, parlait peu, et ce ne fut pas son regard qui le fit s'interroger, mais celui d'un vieillard, assis aux côtés au roi. Ce dernier ne lâchait pas la tête couronnée du regard, avant de dévisager Seyhoon avec une haine aucunement masquée. Son instinct le poussa à penser qu'il devait être le père du roi, ou un parent très proche pour qu'une telle proximité entre lui et le trône existe. L'animosité dans son regard ne le quittait pas et Junhee n'eut pas besoin que quelqu'un le lui souffle pour comprendre que leur venue sur cette île ne lui plaisait aucunement. À ses côtés, le roi parlait d'une voix calme et assurée, l'air imperturbable et fier.
– Ce continent dont vous êtes originaire n'a été vu ni connu par aucune personne vivant sur cette île. Il... Nous parait compliqué de croire qu'il existe un tel système à l'autre bout de notre monde.
– Pourtant nous sommes là, devant vous, répondit Seyhoon d'une voix posée.
– Nous savons que nous ne sommes pas les seuls. Ne prenez pas les habitants de mon royaume pour des ignares, tous savent que nous ne sommes pas les seuls êtres humains peuplant ce bas monde. Mais si notre île et son archipel vous a demeuré caché aussi longtemps, c'est qu'eux comme moi, comme tous les souverains et souveraines avant moi, avions sciemment décidé de nous protéger du reste du monde et cela depuis la nuit des temps.
– Les îles autour de la vôtre vous appartiennent ?
La reine sembla frémir légèrement. L'idée d'appartenance sembla la choquer légèrement, mais elle ne laissa rien paraître de plus, laissant son époux répondre.
– Tout n'est pas question d'appartenance. Certaines îles oui, d'autres non. D'autres sont des propriétés divines et y poser un seul orteil serait vu comme un affront.
Seyhoon leva un sourcil et Junhee lui coula un regard méfiant. Les mots de Beomgyu trouvaient enfin leur écho. Il y avait bien des dieux et au-delà d'une simple croyance, l'île semblait être étroitement liée à eux. Il n'avait jamais été croyant, contrairement à une bonne partie de sa famille. Comme la majorité de la population du continent, il avait renié les vieilles religions, préférant s'éloigner des croyants des pratiquants devenus virulents au fil des dernières décennies. Comme beaucoup, il les avait vu s'éloigner des grandes villes pour gagner des campagnes défraichies, des montagnes isolées et ne plus en sortir. La religion l'avait toujours autant effrayé que fasciné.
Il y avait quelque chose avec les îles autour d'eux, et Junhee en était intimement convaincu. Quelque chose que le roi ne disait pas, quelque chose qui demeurait peut-être même un secret au sein même du palais, il n'en savait rien, mais Junhee ne pouvait s'empêcher de se l'imaginer. Il lui sembla que ses explications n'étaient pas complètes, qu'au regard que lui portèrent la reine et le vieillard, il ne disait pas tout.
Au même instant, la porte du palais s'entrouvrit timidement. Une femme aux cheveux nattés entra, les mains jointes devant elle et s'approcha de la reine sans un bruit. Elle portait une tunique différente des autres résidents du palais qu'ils avaient aperçus la veille, plus courte, couvrant l'intégralité de ses bras d'un tissu presque transparent et une broche vert émeraude sur la poitrine. En plissant les yeux Junhee distingua une forme de coquillage univalve en pointe qui lui rappela ces espèces rares de coquillages qui subsistaient sur quelques îles appartenant au continent. Junhee la regarda se pencher vers son oreille, murmurer quelques mots sans presque ouvrir la bouche et la reine se redressa, l'air surpris.
– Il souhaite les recevoir au temple.
Seyhoon se tourna vers elle, les sourcils légèrement froncés, aussitôt imité par le roi. Le vieillard ne sembla pas surpris et esquissa un rictus.
– Mais..., commença ce dernier.
– Il exige de voir le capitaine et son second, continua-t-elle. Et les deux jeunes personnes qui sont montées avec eux sur leur navire.
La femme se retira rapidement et Junhee jeta un regard inquiet à Seyhoon. Ils n'eurent pas besoin de leur préciser davantage de qui il s'agissait, son cœur se mit à battre un peu plus rapidement.
Yeonjun et Beomgyu.
⋆ ★ 𝐊𝐔𝐊𝐈𝐇𝐈𝐌𝐄 𝑻𝑰𝑴𝑬'
Hello ! Comment allez-vous ? Voici donc le dernier pov de cette partie ! Vous l'avez compris, ils seront donc au nombre de cinq pour la partie une de cette histoire !
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