Chapitre 2
Andrea
♫ I try to turn off my mind
Say I'm doing just fine
But I'm screaming inside like
Say these words on repeat
While I'm trying to breathe
Now you're counting on me
So I fake a smile
But I know you know me too well
But it's alright
You're like heaven when I'm in hell ♫
Fake a Smile – Allan Walker feat. Salem Ilese
Quarante degrés aujourd'hui et cet enfoiré de Jesús refuse toujours de payer pour installer la clim dans le bar. Son prétexte : plus les serveuses transpirent, plus ça excite sa clientèle.
Sale pervers !
Assise sur le comptoir, j'embrasse avec avidité Aaron qui en profite pour me peloter à sa guise. Je ne me pensais pas si bonne actrice, mais j'imagine qu'avec le temps, je me suis habituée à feindre être accro à ce motard qui en réalité... n'éveille absolument rien en moi. À part des réminiscences d'anciennes relations que clairement, j'aimerais rayer de ma mémoire.
Bon, je ne vais pas me plaindre... Ruben a été assez sympa sur ce coup et Dieu sait que « sympa » n'est pas l'adjectif que j'utiliserais pour le définir. J'aurais pu tomber sur un mec comme mon patron. Vicelard et tordu. Aaron est plutôt séduisant, bien que con comme un balai. Mais c'est plus facile pour parvenir à mes fins. Sans oublier qu'Aaron, une fois au pieu, n'est pas avare d'informations. Ce qui me permet de renseigner Ruben par l'intermédiaire de Juan. De cette manière, il garde un œil sur les activités de ce motorcycle club et sait pour qui ils bossent et si ses ennemis tentent de s'infiltrer sur son territoire.
Néanmoins, j'oublie de mentionner ce boulot de serveuse qui est loin d'être une partie de plaisir. Pour la plupart des filles ici, on se prend déjà suffisamment de mains aux fesses sans que Brutus – notre ange gardien soi-disant – lève le petit doigt. J'ai de la chance d'avoir le statut de « régulière » et de ne pas être trop emmerdée de mon côté. Parce qu'entre les bikers en manque et Jesús qui force certaines – celles qui ont le moins de caractère et pas la protection de leur mec – à le sucer pour obtenir des extras sur leur fiche de paye, faut savoir se défendre. J'ai accepté mon sort. C'était ça ou pourrir six pieds sous terre, car je refusais de me prostituer pour le compte de Ruben. Le choix a été rapide. Le salaire n'est pas dégueu, les pourboires conséquents – surtout quand on met la tenue adéquate : minishort et débardeur au décolleté plongeant pour montrer ses glandes mammaires dont ces messieurs sont si friands.
Et dire qu'on me critiquait quand je bossais au Hooters (4)...
J'ai conscience que mon cul est vendeur et que j'ai la chance de posséder une plastique alléchante pour les hommes. C'est d'ailleurs grâce à ces atouts que j'avais eu ce job dans la réputée chaîne de restauration. Plus d'un aimerait la place d'Aaron à mes côtés.
S'ils savaient combien je les exècre. Tous. Sans aucune exception. À cause de la manière ignoble dont ils traitent les femmes, de leur sentiment de toute-puissance et du fait qu'ils se pensent tout permis. Tout ça me ramène à mon enfance, à ma mère qui se faisait marcher littéralement sur la gueule et cracher dessus en échange de malheureux dollars. J'éprouve une chose similaire à l'égard d'Aaron. Faut vraiment être un abruti fini pour sortir avec l'ex du Rott de Ruben. Même moi je n'y aurais pas cru. Et pourtant, je suis naïve à bien des égards. Mais cela l'excite d'une certaine manière de baiser la chienne du célèbre bras droit des Death Meths.
Mais celle que je déteste le plus dans cette histoire, c'est moi. Laisser cet homme me prendre et faire semblant d'aimer ça alors que j'ai juste envie de vomir et de fracasser mon reflet dans le miroir. J'ai l'impression de ne pas valoir mieux que ma salope de mère.
— Andrea ! beugle Jesús, ce qui me fait sursauter. Une caisse de bière vient d'exploser par terre dans la réserve. Va me nettoyer ce merdier. Tout de suite ! Si vous étiez plus consciencieuses, ce genre de connerie n'arriverait pas.
Je le fusille du regard. Parce que je suis certaine que cette caisse n'est pas tombée toute seule. Il déteste quand Aaron débarque ici et m'embrasse comme s'il allait me baiser sur place. Je sais très bien qu'il me donne cet ordre uniquement pour que je me défasse des bras de « mon mec » et aille nettoyer le carnage qu'il a lui-même créé.
— Va bosser, me murmure Aaron en mordant ma lèvre inférieure. Ce soir, j'aurai tout le temps de m'occuper de ton petit cul de déesse.
Je lui souris, mimant l'impatience de cette promesse de fornication sauvage alors que j'ai juste envie d'aller me frotter la bouche avec du savon et d'effacer le souvenir de ses mains sur ma peau lors d'une longue douche.
— Ta mère ne t'a jamais appris à dire s'il te plaît ? fustigé-je Jesús alors que je saute du comptoir pour atterrir sur mes deux pieds chaussés de santiags.
Mon patron n'est pas un homme à qui il faut chercher des noises. C'est une armoire à glace couverte de tatouages, dont un poignard dessiné sous son œil. Ce gars a la réputation d'avoir plus d'un meurtre à son actif et est connu pour être dangereux. Mais j'en ai vu d'autres, des dangereux. J'ai même partagé ma vie pendant trois ans avec l'un des plus redoutables des Death Meths. Le même qui a changé ma vie à tout jamais en me faisant découvrir le sens véritable du mot amour et qui a marqué chacune de mes cellules de son sceau au fer rouge.
Les Death Meths, cartel de drogue dont le territoire s'étend sur toute la côte Ouest et qui fournit stupéfiants en tout genre. Le bras droit du patron, c'était mon mec : Dean Cash, alias le Rott. Et pour être brutal, il l'était. Pas uniquement lorsqu'il devait se battre, mais au lit également. Mais seulement par la force des émotions qu'il dégageait. C'était un homme entier et indomptable. Et indéniablement passionné. Il avait des défauts, mais il m'aimait. Inconditionnellement. Je n'ai jamais eu de doute là-dessus.
Repenser à lui ravive systématiquement des sentiments que je peine à garder enfermés dans l'endroit le plus secret de mon cœur pour m'éviter de souffrir. Et à chaque fois cela me rappelle à quel point son absence me pèse un peu plus chaque jour qui passe.
Il me manque...
— Fais gaffe à ton joli petit cul, Andrea ! me menace mon boss. Il se pourrait que ma queue s'enfourne dedans pour te donner une bonne raison de râler.
— Touche à ma meuf et je transforme ton taudis en le plus grand barbecue que la ville ait connu ! le dissuade Aaron d'un œil mauvais.
Je n'ajoute rien, sachant pertinemment que je jetterais de l'huile sur le feu, puis me dirige dans la réserve pour nettoyer la bière et les débris de verre qui jonchent le sol.
Une fois ma tâche terminée, je sors avec le sac-poubelle à l'arrière de l'établissement pour le balancer dans la benne à ordures.
J'aimerais en profiter pour souffler cinq minutes, sauf que je n'aime pas vraiment m'éterniser à cet endroit, car certaines collègues viennent là pour se faire tringler par des clients, moyennant quelques billets. Mais quand je referme le couvercle, je sursaute en apercevant une silhouette appuyée contre le mur en brique.
Et mon cœur effectue un saut de l'ange dans un gouffre de plusieurs années.
Dean...
Merde ! J'ai beau compter les jours depuis qu'il a été incarcéré, je ne m'attendais pas à ce qu'il soit relâché si tôt. Il avait pris pour cinq ans au départ. Même si j'espérais autant que je redoutais cette échéance, je ne pensais pas qu'elle arriverait si rapidement.
Est-ce qu'il est au courant ?
Je suis figée, hésitant entre m'enfuir et au contraire m'approcher de lui. Mais j'ai vite ma réponse quand ses iris aussi noirs que la colère émanant de lui me clouent sur place. Mon palpitant fait une embardée et mon corps tremble comme une feuille. Je connais assez Dean pour savoir que s'il n'est pas directement entré dans le bar, c'est qu'il a vu ce qui vient de s'y passer. Je ne suis pas stupide au point de penser qu'il ignore que je me tape un des motards.
Il jette sa clope par terre en se décollant du mur et s'approche de moi. Il recrache la fumée qui s'envole avec la brise tiède de la soirée.
Bon sang !
Il est toujours cet homme irrésistible. Irrésistiblement dangereux et beau. Le même qui m'a séduite il y a maintenant des années. Ses yeux noirs sont telles des obsidiennes hypnotiques qui captivent tout mon être. Il arbore toujours cette cicatrice sur son sourcil. Sa peau est tannée par le soleil. Sa mâchoire anguleuse est recouverte d'une barbe sombre, de la même teinte que ses cheveux plus longs que la dernière fois que je l'ai vu. Ils sont coiffés en arrière malgré quelques mèches rebelles qui lui confèrent un air canaille d'autant plus sexy. Je me rappelle les lui avoir déjà coupés et que lui en a profité pour enfouir son visage entre mes seins. Puis pour me baiser si fort que j'entends encore mes gémissements ricocher dans mon crâne.
C'était une autre vie...
Il a pris de la carrure en quatre ans. J'imagine qu'il a eu le temps de faire de la musculation en prison.
En même temps, qu'est-ce qu'il pouvait foutre d'autre ?
Il porte un tee-shirt noir à col en V et un jean gris élimé. Je connais ces fringues, ce sont celles qu'il avait sur lui le jour de son incarcération.
Je suis des yeux le mouvement de sa langue sur ses lèvres et pourlèche les miennes en miroir. Puis, j'ose braver son regard abyssal qui m'engloutit tout entière. Je suis à deux doigts de mourir sur place tant l'intensité vibrante qui en découle électrise tout mon corps.
Sans crier gare, une de ses mains empoigne ma chevelure, m'arrachant un cri de douleur au passage. Dean me tire jusqu'à me plaquer contre un mur. Il m'emprisonne entre ses bras musclés, son odeur musquée si familière m'englobant – cette fragrance naturelle à laquelle j'ai toujours été complètement accro. Elle n'a pas changé et éveille des milliers de souvenirs qui se succèdent les uns après les autres dans mon esprit, à tel point que ce ne sont plus que des bribes d'images à l'instar d'un livre qu'on feuillette rapidement.
Ma respiration s'accélère et se hache, car je ne sais pas ce qu'il compte me dire ou m'infliger. J'ai peur et par la même occasion, une terrible excitation s'empare de moi. Ça a toujours été comme ça avec lui. Cette dangerosité qui le compose est une part de sa personnalité pour laquelle j'ai constamment eu un faible. Mais, son humanité qui le ronge me renverse. Pure dualité dans laquelle il se débat et dont j'ai été l'outil pour qu'il ne sombre pas.
— Quatre ans ! grogne-t-il dans un souffle rauque qui me fait tressaillir.
Je vois bien que des millions de questions se bousculent dans ses yeux, qu'il aimerait comprendre mon abandon. Mais si je lui offre les réponses qu'il attend, il ne les supportera pas.
Toute vérité n'est pas bonne à dire...
Ses paumes se plaquent durement contre le mur, foudroyant le silence épais qui nous entoure.
— Andie..., murmure-t-il.
Ce surnom...
Personne ne l'a jamais employé à part lui et cela réveille ces sentiments que j'avais muselés depuis si longtemps et que je ne suis pas certaine d'avoir la force d'affronter dans l'état actuel des choses.
Je lève une main pour caresser son visage, l'envie de le toucher étant de plus en plus forte, obsédante même. Mais il la dégage d'un coup sec.
Je fronce les sourcils, agacée telle une enfant à qui on refuse son jouet. Mais comment puis-je lui en vouloir ?
— Quand es-tu sorti ? demandé-je, ma voix trahissant ma fébrilité.
Le rictus qui ourle le coin de sa bouche est amer et lui octroie un air de démon.
— Il y a quelques heures... Et à peine de retour, j'apprends que tu te tapes ce connard.
Il désigne du pouce le bâtiment, ce qui me confirme qu'il a assisté à la scène sur le zinc. Je secoue la tête, pendue à ses lèvres, la peur au ventre.
— Quand je suis passé devant ce bar où tu travailles... je n'ai pas pu me résigner à te regarder le laisser te toucher sans rien dire. Je suis revenu, Andrea. Bel et bien revenu. Et crois-moi, je te ferai payer cette trahison. T'es qu'une salope !
Ses mots écorchent chaque parcelle de mon âme. Je souhaiterais tant lui hurler que tout ceci n'est qu'un subterfuge. Que c'est lui que j'aime, que je n'ai jamais cessé d'aimer. Ses iris sombres passent de mes yeux à ma bouche par intermittence. Il semble lutter contre la tentation de s'en emparer. Au fond de moi, je sens bien qu'il en meurt d'envie. De mon côté, j'en brûle. Sauf que ce serait bien hypocrite de ma part de le laisser faire. Et surtout dangereux. Parce que si on nous surprenait, on risquerait gros tous les deux. Lui n'en a pas conscience, mais moi si.
— Tu n'aurais pas dû te donner cette peine, Dean.
La transpiration coule entre mes seins. Elle n'est pas due uniquement à la chaleur, mais également à la proximité de son corps. À cette attirance irrépressible qui me consume comme au premier jour.
— Pourquoi tu n'es jamais venue ? insiste-t-il.
Je garde ma bouche scellée, avale avec difficulté ma salive. Je me débats avec la douleur qui grandit à ne pas pouvoir lui répondre, mais c'est mieux ainsi.
— Même pas une putain de lettre ! s'énerve-t-il en cognant les poings contre le mur.
Sa colère réveille la mienne. Il ne se rend pas compte de ce qu'il me reproche. Tout simplement parce qu'il ne sait pas. Pourtant, j'aimerais qu'il se doute que je suis pieds et poings liés. Cependant, je ne peux pas lui en vouloir de ne pas l'avoir compris. Mon comportement lui donne raison.
Je tente de le pousser, mais il résiste, trop fort pour moi.
— Laisse-moi partir ! le sommé-je.
Mais il n'en fait rien. Alors je le gifle, commettant là une erreur fatale. Dean s'empare de ma gorge, la serre suffisamment pour que je n'ose plus bouger. Il souffle comme un bœuf, ses yeux fous sont comme des flingues pointés sur moi, prêts à tirer.
— Ça t'a bien arrangée finalement que je sois enfermé, hein ? T'as pu te débarrasser de moi sans avoir à faire l'effort d'être honnête. Ton petit connard de biker a pu te baiser sans craindre que le Rott le morde. C'est ça qui te fait mouiller maintenant ? Sa grosse cylindrée ? Mais tu sais quoi, Andie ? T'es qu'une pute !
Enfoiré !
Là, c'est moi qui vois rouge. Je n'ai jamais vendu mon corps. Jamais ! Et Dean en a parfaitement conscience et frappe sciemment où c'est le plus âcre avec cette référence subtile à ma mère.
— T'y gagnes quoi, de lui offrir ton petit cul serré ? Pas plus qu'avec moi vraisemblablement puisque t'es quand même obligée de bosser dans ce bar miteux !
Les larmes affluent, menaçantes, au bord de mes yeux, et je ne vois pas d'autre échappatoire que de lui coller un coup de genou dans les burnes. Mon geste est instinctif et je déplore d'avoir dû en arriver là. Mais je n'avais pas le choix pour fuir sa fureur grandissante qui allait me dévorer et nous perdre tous les deux.
Dean me lâche aussitôt, se plie en deux dans un grognement de souffrance, ne s'attendant pas à cette attaque sous la ceinture. Pour ma part, je reprends ma respiration même si avec la chaleur, j'ai toujours cette affreuse sensation d'étouffer.
— Tu connais ton putain de problème, Dean ? craché-je. C'est que t'as jamais regardé plus loin que le bout de ta bite. Je t'aimais. Je t'aimais plus que je n'aimerai jamais plus personne. Et si tu penses que j'ai profité de la situation... alors c'est que tu ne méritais pas une seule seconde l'amour que je t'ai porté toutes ces années.
Ni les sacrifices que j'ai faits pour toi...
Mais ça, je le garde pour moi.
Cette fois-ci, les larmes ruissellent le long de mon visage. Je suis essoufflée d'avoir libéré mon fiel. Il me jette un regard oscillant entre la surprise et l'incompréhension. Ce qui est normal, car je lui ai balancé tout ça à la gueule sans pour autant lui fournir une explication cohérente avec ce qu'il a aperçu quelques instants plus tôt.
— Casse-toi, Dean ! Cours auprès de Ruben en remuant la queue comme le gentil toutou que tu es. De toute façon, le cartel ou la prison, on sait tous les deux que t'as pris perpète, n'est-ce pas ?
Et je l'abandonne dans cette ruelle pour retourner dans la réserve du bar. Je donne un coup de pied dans une caisse de bières pour lâcher du lest à ma fureur. Rattrapée par mes trop fortes émotions, je me précipite aux toilettes réservées au personnel. Je me jette sur la cuvette, dégueule tout ce que mon estomac contient, puis pleure, pleure, pleure. Je me laisse choir sur le sol à l'hygiène douteuse, et tente par tous les moyens de calmer cette douleur qui vient de se réveiller en revoyant Dean.
J'espérais que mes sentiments auraient été anesthésiés quelque peu par l'enfer traversé durant ces quatre ans comme mon âme l'était déjà. Mais en réalité, j'ai juste mis mon cœur en pause pendant ce temps pour servir de pétasse à un homme que je n'aime pas pour le compte de Ruben. Et ressentir à nouveau... ça fait mal.
Si mal...
BAM ! BAM ! BAM !
Je sursaute quand quelqu'un fracasse son poing contre la porte. Un instant, je crains que Dean ne m'ait suivie, mais c'est la voix bourrue de Jesús qui hurle :
— Andrea ! Qu'est-ce que tu fous, bordel ! Ramène ton cul dans le bar et viens bosser ! Je te paye pas pour que tu passes ta vie à pisser, merde !
Un énorme coup fait trembler le battant et les murs. Je comprends qu'il a en plus donné un coup de pied.
— Tout de suite ! ajoute-t-il sous le ton de la menace.
J'essuie à la va-vite mes joues et sors des W.-C. Quand mon patron aperçoit mon visage, certainement strié de mascara ayant coulé, il écarquille les yeux.
— Et arrange-moi ça avant de retourner en salle. On n'est pas à un concert de Kiss ici !
Pas une once de pitié, pas de questions sur la raison de mon état. Non. Mon boss ne s'emmerde pas avec ce genre de conneries.
Sois belle et tais-toi.
Je me passe de l'eau sur le visage, attrape de l'essuie-main pour effacer les traces de maquillage. Je tente par tous les moyens de me redonner forme humaine et malgré mes efforts, je me rends vite à l'évidence : je ne pourrai pas cacher que j'ai pleuré et Aaron va sûrement s'en rendre compte.
Je retourne au bar, me glisse derrière le comptoir et demande à Tiffany si je peux prendre sa place pour préparer les boissons et non sillonner la salle pour parler avec les clients et les servir. Quand cette dernière voit ma tête, elle accepte en m'offrant une caresse amicale dans le dos.
Je sais très bien ce qu'elle s'imagine. Elle pense que Jesús m'a encore malmenée et que j'ai fini par craquer. Ce qu'elle ignore, c'est que le jour où il osera lever sa sale patte sur moi, il signera son arrêt de mort. Ah, il peut me frapper ou m'infliger toutes ces choses dont il m'a si souvent menacée – comme me violer –, mais quelqu'un qui n'a plus rien à perdre peut s'avérer dangereux. Je suis ce quelqu'un. Les Death Meths se fichent bien de mon sort, et même si Juan prendra sûrement ma défense, je n'hésiterai pas une seconde de mon côté à me faire justice toute seule. Et avant ça, Aaron se sera peut-être chargé de son cas.
Petit avantage de jouer les amoureuses transies.
Si je bosse ici et que je supporte tout ça, c'est surtout pour le cartel. Parce que tout ce qu'il se passe à Sun Valley est forcément évoqué au San Cristobal. Oui, apparemment, s'appeler Jesús, nommer son bar comme le saint patron des motards et y assouvir tous les vices blâmés par la Bible, c'est d'une ironie sans nom... Parfois, je me dis que mon boss a un sens de l'humour assez particulier, et à d'autres moments je me demande si ce n'est pas pour se donner bonne conscience.
Ici, je suis la taupe des Death Meths, la mafia qui régente cette ville et surtout une grosse partie de la côte Ouest. D'autant plus quand Aaron m'offre des confidences sur l'oreiller. Dans ces cas-là, j'envoie un petit SMS à Juan pour les prévenir. C'est ma pénitence pour avoir appelé les flics le jour où Ruben avait décidé de sacrifier son meilleur pion pour déclarer la guerre aux Russes.
Dean et quelques autres mecs allaient se faire piéger lors d'une transaction avec les Russkofs. Ces derniers allaient les descendre pour passer un message à Ruben. Quoi de mieux que de tuer le Rott des Deaths pour mettre leur chef dans une colère noire ? Et qui réagit sous le coup de l'émotion fait n'importe quoi.
Enfin ça, c'est dans la théorie.
Car quand j'ai eu vent – en entendant une conversation entre sbires chez le mafieux – que l'homme que j'aimais allait être assassiné, j'ai totalement vrillé. Je suis allée voir Ruben et lui ai expliqué la situation, dans l'espoir qu'il sauve mon mec, pensant qu'il y avait des traîtres au sein même du cartel. Mais je me suis vite rendu compte que je pissais dans un violon.
Il savait.
Depuis le début.
Il m'a dit quelque chose ce jour-là que je n'oublierai jamais : « Fais ton deuil, petite. Un chien est la cible la plus facile à abattre quand on veut atteindre son maître et un bien maigre sacrifice quand on veut gagner une guerre. »
J'ai donc compris qu'aux yeux de Ruben, Dean n'était rien de plus que le fou du roi qu'il immolait dans l'espoir de mettre en échec et mat ses ennemis. Une simple pièce interchangeable.
La transaction était factice et les Russes allaient voler de la coke coupée avec du lait en poudre. Drogue abîmée lors d'un voyage en cargo et que Ruben gardait sous le coude pour ce genre de problème avec des cartels rivaux. De cette manière, les pertes d'argent étaient minimes pour les Deaths. Une façon comme une autre de recycler de la came invendable.
J'ai alors agi dans le plus grand désespoir et appelé les flics. J'ai volontairement envoyé mon mec en taule, le mettant hors circuit et surtout hors de danger. Ruben le sait, Juan le sait, tous les Death Meths le savent. J'ai moi-même arraché le Rott à son cartel pour lui sauver la vie. Mais j'ai surtout déjoué les plans de Ruben. Et ça, ça se paye.
Il voulait d'abord m'enfermer dans son bordel. Me « dresser » comme il aime souvent me menacer. Mais sa femme a eu une idée différente. Pour m'éloigner des convoitises de son mari, j'imagine. Je n'ai donc eu d'autre choix que d'accepter le deal qu'il me proposait : séduire le numéro 2 du MC(5) de Sun Valley et livrer à Ruben toutes les infos que j'obtenais en écartant les cuisses. Ça ou une balle entre les yeux. À moi de voir.
Autant dire que je n'ai pas vraiment hésité...
Mais je ne peux pas l'avouer à Dean. Car cela reviendrait à lui dévoiler que Ruben l'avait envoyé vers une mort certaine. Et si je fais cela, je trahis Ruben et ce ne sera pas seulement ma propre vie qui sera en danger, mais également celle de Dean. Une épée de Damoclès qui trône au-dessus de nous depuis quatre ans. De surcroît, mon ancien petit ami ne laissera jamais passer une telle félonie et tentera par tous les moyens de rendre à Ruben la monnaie de sa pièce tandis que lui a toujours été fidèle et loyal. Je refuse qu'il plonge la tête la première dans cette vengeance létale. Alors si c'est le prix à payer pour sauver nos vies, j'en assumerai le coût. Tout au long de mon existence s'il le faut.
(4) Hooters est une chaîne américaine de restaurants. La clientèle visée est essentiellement masculine et hétérosexuelle dans la mesure où le service est assuré en majorité par des jeunes femmes dont l'uniforme de travail est un minishort orange et un tee-shirt (ou débardeur) échancré à l'effigie de la chaîne.
(5) Motorcycle club : club de motards.
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