CHAPITRE 63

Théo touche enfin au but de son voyage. Le seul problème est que, comme d'habitude, il ne sait pas suivre un plan.

CHAPITRE 63

Théo avait toujours refusé d'abandonner, même dans les pires épreuves. On pouvait lui reprocher son manque d'entrain, de compassion, de dévouement au devoir, sa loyauté à la Lumière, même, mais pas sa persévérance. Balthazar endormi à califourchon sur son dos, il avançait malgré la chaleur et le sable qui lui fouettait régulièrement le visage.

Après l'attaque des démons, les chameaux s'étaient comme volatilisés. Ils en avaient retrouvé un quelques mètres plus loin, à moitié dévoré. Les autres avaient vraisemblablement réussi à s'en tirer ou à se perdre dans le désert. Les aventuriers avaient dû reprendre la route à pied, avec les rares vivres qui leur restaient. La situation s'était aggravée avec l'état de Balthazar, de nouveau en proie à des crises violentes qui l'épuisaient jusqu'à perdre connaissance. L'anti-poison de Tesla aidait à le maintenir vivant, mais ne lui permettait plus de rester debout. À mi-voix, Tesla avait évoqué que son état soit trop instable pour un voyage dans le désert, et qu'il vaudrait mieux soit le reconduire ailleurs, soit... Elle n'avait pas pu finir sa phrase. Théo avait récupéré le mage, et avait avancé, droit devant lui, sans se retourner.

Et il l'avait fait six heures de suite, sans aucune pause, obsédé par une seule idée : il devait sauver Balthazar. Pas seulement lui, par ailleurs. Il n'était pas dupe. Le demi-démon et Victoria étaient toujours connectés. Si le mage était dans cet état, sa sœur aussi. Il n'y avait plus de temps à perdre. Il ne pouvait plus les perdre, pas si proche du but.

« Théo, attends ! »

La voix, suppliante, provenait de derrière lui. Théo se retourna brièvement. Grunlek essayait de courir la distance qui les séparait avec l'énergie du désespoir. Ses pieds glissaient dans le sable, et il tomba sur les genoux plusieurs fois. Il lui parut épuisé. Quand il était fatigué, ses rides tendaient à être plus marquées qu'à l'ordinaire. Loin, loin derrière le nain, Shin, Mictian, Tesla et Triste Pin progressaient à leur rythme. Quand les avait-il distancés à ce point ?

Le paladin hésita, mais le laissa approcher. Ce n'était pas après Grunlek qu'il en voulait, mais bien après l'archimage, qui avait osé suggérer l'idée d'abandonner leur ami derrière.

« Tu réalises que ça fait plusieurs heures que l'on marche ? demanda le nain, essoufflé. Les autres n'arrivent plus à suivre le rythme, tu vas trop vite. Tu es sûr que ça va ? Tu es parti sans un mot, et... Tu n'avais pas l'air bien. »

Le paladin soupira et déposa lentement le mage à terre, resserrant le foulard qui lui camouflait le visage à demi, pour éviter que le sable ne s'engouffre dans ses orifices. Maintenant que Grunlek le mentionnait, il pouvait effectivement sentir ses jambes trembler légèrement sous l'effort. Il n'était cependant pas le genre à le montrer, comme toujours.

« Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? s'emporta le paladin. Tu as entendu ce qu'elle a dit ? Elle était prête à le sacrifier.

— Je ne pense pas que c'est ce qu'elle voulait. Elle a juste eu un moment de doute, comme nous tous. Regarde son état. Il ne peut même plus tenir assis, Théo. Il a besoin de soin, et ce n'est pas dans ce désert qu'on pourra l'aider.

— On ne peut pas retourner en arrière ! On y est presque ! Cette foutue sorcière ne peut plus se trouver bien loin. Si on en finit avec la malédiction, avec les Codex, ça devrait aller. Il peut tenir jusque là.

— Théo... Je... »

Grunlek détourna le regard, mal à l'aise.

« Je sais que tu veux sauver Balthazar, et moi aussi, de tout mon cœur. Mais... Je ne sais pas si on arrivera à temps. Il est vraiment pâle, et je ne suis pas sûr qu'il ait ouvert les yeux ces six dernières heures. Je ne dis pas qu'il ne va pas tenir, mais...

— Tais-toi ! hurla le guerrier, la voix brisée. Il ne va pas mourir ! Ma soeur ne va pas mourir. Je vais les sauver, tous les deux. Si vous n'y croyez pas, allez vous faire foutre. »

Il attrapa Balthazar et le remit sur son dos.

« Théo, fuir ne te permettra pas de régler tous tes problèmes magiquement.

— C'est toi qui dit ça ? C'est osé venant du type qui a fui sa couronne pour aller voyager avec des vagabonds. »

Grunlek resta bouche bée, alors que le guerrier reprenait la route à grande enjambées, les poings serrés.

Théo ne fit plus aucun effort pour les attendre. Il prit encore de la distance, jusqu'à ne même plus apercevoir ses amis derrière lui. Il ne restait plus que lui, son armure, ses pensées noires et le mage sur son dos. Sa respiration se fit plus difficile et il réprima difficilement à chaque fois les crises de panique qui se substituaient les unes aux autres. Il ne pouvait pas craquer immédiatement. Pas comme ça. Il devait tenir. Il devait sauver Balthazar.

Les heures passèrent et la température baissa brusquement à l'arrivée de la nuit. Pourtant, Théo marchait toujours. Il ne savait plus où il se trouvait, ni s'il avançait dans la bonne direction. Il voulait simplement s'éloigner. Une ombre attira son regard, en haut d'une dune. Il crut dans un premier temps à un mirage. Peut-être que la chaleur et la déshydratation avaient finalement eu raison de lui. Mais peut-être s'agissait-il aussi de quelque chose de sérieux. Il laissa son instinct parler et s'approcha.

La montée fut terrible. Le guerrier avait terriblement mal au dos, et ses membres, au bout de l'effort qu'ils pouvaient accomplir, ne faisaient plus rien pour l'aider. Il gravit les derniers mètres à quatre pattes, essoufflé. Des étoiles dansaient devant ses yeux. Mais il y était. Il l'avait trouvé. La maison de la Sorcière Rouge.

Comme Mictian leur avait dit, le lieu semblait hors du temps. Ou plutôt semblait avoir été hors du temps, quelque part dans le passé. De l'herbe sèche recouvrait le sol, ainsi que des arbres morts qui ne devraient pas se trouver au milieu du désert. Quelques mois plus tôt, ce morceau de désert avait fleuri comme au printemps, et les quelques traces qui le prouvaient s'effaçaient avec les mois qui passaient.

L'habitation n'était pas en meilleur état. Le bois, sali par le sable, paraissait proche de s'effondrer, noirci et troué à de nombreux endroits. Plusieurs plantes décrépies pendaient au-dessus de la porte, ainsi qu'un cadavre décomposé de lapin. Toute vie avait déserté l'endroit. Théo se doutait de cette issue, mais le peu d'espoir qu'il avait encore vacilla. Mictian avait sans doute raison. Il n'y avait rien ici. Il craignait que leur mission suicidaire ait été vaine.

Le guerrier serra les dents, et poussa la porte de la petite construction, qui s'ouvrit dans un grincement familier. Du sable. Il y avait du sable partout. Sur le plancher en mauvais état, sur et dans les meubles, partout où il avait réussi à s'infiltrer. Il prit une inspiration. Il devait trouver quelque chose. Il ne pouvait pas avoir fait tout ce chemin pour rien. Il décrocha Balthazar de son dos et le déposa sur un fauteuil, puis il commença à fouiller.

Il ouvrit les armoires, les tiroirs, les placards. Il jeta au sol des objets moisis par le temps : des vêtements, de la nourriture, des bibelots divers et variés qui avaient appartenu à la précédente propriétaire. Rien. Il ne restait rien d'utile. Tout ressemblait à l'habitat d'une vieille dame et pas à celui d'une puissante sorcière. Pourquoi, dans ce cas, Enoch avait-il dépensé tant d'efforts pour les empêcher d'arriver ? Le paladin balaya la pièce des yeux et s'arrêta sur une excroissance étrange, à côté du plan de travail de la cuisine. Il essuya le sable à main nues, poussé par l'énergie du désespoir.

Un bouton.

Un si petit bouton qui portait tellement, tellement d'espoir. Théo le pressa. Une trappe bondit de sous le tapis poussiéreux du salon. Le paladin tira le morceau de tissu et jeta un regard vers ce qui se trouvait en dessous. Il n'y avait ni échelle, ni escalier. Seulement un long trou noir et sans fond. Il hésita. Il serait sûrement plus prudent d'attendre les autres, mais Balthazar ne pouvait plus attendre. Le souffle rauque, il avait ouvert les yeux et le regardait.

« 'héo, fais pas l'con. 'ttends 'Lek et Shin. »

Le guerrier sourit. Ils savaient tous les deux que Théo n'avait jamais su suivre un plan. Et aujourd'hui, plus que jamais, il refusa d'écouter le mage. Il sauta à deux pieds dans les ténèbres, et disparut.

**********

Des heures s'écoulèrent. Les autres aventuriers marchèrent des heures durant, sur la trace de Théo. Par coup de chance ou par intuition, avec l'aide de Mictian, ils finirent à leur tour par trouver la cabane de bois perdue au milieu du désert, la porte grande ouverte. Des gémissements pitoyables s'en échappaient par intermittence, que deux des membres de l'expédition connaissaient bien.

Grunlek et Shin coururent à l'intérieur en entendant Balthazar hurler le nom de Théo, encore et encore. Sur le ventre, tentant vainement de ramper vers une trappe fermée, le pyromage avait vu de meilleurs jours. Lorsqu'il aperçut les autres, son regard s'illumina brièvement et il tapa de toutes ses forces sur la trappe.

« Théo ! Théo ! Théo ! »

Grunlek accourut. Vu l'air paniqué du mage, il n'y avait pas de temps à perdre. Il tira sur la poignée de la trappe avec son bras mécanique, pour essayer de la faire sauter de ses gonds. Elle ne bougea pas d'un pouce. Shin ne tarda pas à trouver le mécanisme d'ouverture que Balthazar lui pointait sur le comptoir de la cuisine, mais comme Grunlek, cela ne fonctionna pas.

Tesla s'approcha à son tour et s'accroupit. Elle ferma les yeux et posa une main sur le sol, silencieuse. Son visage trahissait, elle-aussi, une grande fatigue doublée de la souffrance des derniers événements. Mais elle fit de son mieux pour se concentrer.

« C'est scellé magiquement, annonça-t-elle. Personne ne peut y entrer, en théorie. Je pourrais briser le sceau, mais cela prendra quelques jours. Mais... Ce qui m'inquiète est ce qui est dessous. Une autre magie coexiste avec celle de la trappe, elles semblent liées.

— Quelle magie ? demanda Grunlek, inquiet.

— De la magie de l'école du temps. Je crains fort que votre ami soit piégé quelque part entre le passé et le futur. Ce puits n'a pas pu être posé là par hasard. Cette sorcière, qui qu'elle soit, avait un projet. Tout repose entre les mains du paladin à présent. Il est le seul à pouvoir se tirer de cette situation. »

Grunlek et Shinddha échangèrent un regard, puis se sourirent mutuellement.

« Je ne m'inquiéterai pas trop, répondit le nain. S'il y a quelqu'un qui peut défier les prédictions, même les pires d'entre elles, c'est Théo.

— Espérons qu'il ne tue pas d'autre petite fille, se moqua Shin. Il va s'en sortir. Il a littéralement survécu à la mort.

— J'espère que vous avez raison, répondit l'archimage. Et qu'il ne va pas trop modifier le cours des choses. »

L'archimage se tourna vers le pyromage, toujours affalé au sol.

« Profitons de ce moment de calme pour apprendre au mage Lennon à prendre soin de lui-même en n'utilisant pas de magie démoniaque alors qu'il est sous le coup d'une malédiction, alors que sa supérieur hiérarchique lui avait expressément demandé de ne pas le faire.

— Madame, répondit le mage d'une voix faible. Avec tout l'respect que j'vous dois : allez vous faire foutre. »

Le rire qui s'échappa involontairement des gorges de Grunlek et Shinddha détendit légèrement l'atmosphère. Ils décidèrent de faire pleinement confiance à Théo, quitte à le regretter... Et attendre.

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