8 - L'Affrontement (deuxième partie)
Le Colossus avait libéré son premier adversaire sans la moindre peine et s'était lancé pour attraper le second, pendant que le Dark Knight chargeait le dernier quadriclope du groupe initial. Lukas se demanda si les nouvelles créatures appartenaient à la même espèce, ou s'il s'agissait d'un tout autre type. L'Ayrith s'était placé en retrait, mais le garçon pouvait discerner sa profonde frustration.
À l'horizon, il aperçut un mouvement ; sans doute les trois océaniens annoncés, attirés par les effluves d'argentium. À leur allure régulière, ils ne devaient pas encore être atteints par le glitz. Posant les doigts sur la vitre, il agrandit l'image et frémit en voyant dépasser du fluide de Margarita des têtes massives, toutes en bouche sous une couronne d'yeux pédonculés. Il était impossible de déterminer leur mode de locomotion, mais ce qui vivait dans le cœur des flots nacrés semblait plus souvent équipé des tentacules que de véritables membres. Lukas se demanda si le fluide possédait un effet porteur, comme l'eau. Est-ce que ces bêtes survivraient hors de Margarita ? Pourquoi les océaniens étaient-ils dotés de morphologies aussi étranges, alors que les autres formes de vie de la planète tendaient à rappeler plus ou moins la faune terrienne ?
« Des avaleurs... murmura Vodo d'un ton nerveux. Manquait plus que cela. De sacrés morceaux en plus.
— Colossus, Kobol, placez-vous sur leur trajectoire, commanda monsieur Sig. Dark Knight, assure la protection rapprochée du forage. Ayrith, reste pour le moment en arrière garde, en attendant que les diagnostics soient terminés. »
Le grand Paladion argenté baissait la tête comme un enfant qui boudait, mais il obéit à contrecœur. Toutes les autres créatures avaient achevé leur phase de glitz. Lukas se demanda ce qu'il advenait d'eux quand ils retombaient dans les flots : demeuraient-ils simplement endormis ? Pouvaient-ils subir une seconde vague de frénésie après avoir récupéré de la première ?
Les Avaleurs se trouvaient tout proche à présent : le plus gros, un être monstrueux aux yeux de Lukas, presque aussi haut que le Dark Knight, avait pris de l'avance sur le reste du groupe.
« Kobol, je te confie le catégorie quatre. Colossus, Dark Knight, vous vous occuperez des deux autres.
— Compris », lança le concert des trois voix virtuelles dans le haut-parleur.
Lukas comprit que monsieur Sig voulait donner à Shimmer la chance de se rattraper après sa dernière maladresse. À sa propre surprise, il commençait à se sentir un peu désolé pour Ayrith, qui devait souffrir de demeurer à l'écart.
« Aucune autre menace à l'horizon. Nous sommes à cinquante-trois pour cent de la phase de pompage. »
Le garçon regarda sa montre relais : combien de temps s'était-il écoulé depuis le début de cette phase ? Une dizaine de minutes tout au plus ? Il se demanda quelle serait la durée totale de l'opération ; si les émanations devaient attirer de plus en plus de créatures, elle ne pouvait pas se poursuivre indéfiniment...
Les avaleurs se dressèrent au-dessus de la surface, prêts à passer à l'acte ; en les distinguant mieux, Lukas remarqua leur épiderme lisse, d'apparence visqueuse. En fait, c'était comme si une seconde peau transparente et luisante les enveloppait entièrement.
Soudain, les multiples globes oculaires de l'un des monstres s'illuminèrent de l'éclat bleu annonciateur du glitz. Il se souleva de l'eau pour bondir : Lukas découvrit une forme puissante, mais flexible, avec des pattes avant qui ressemblaient à de gigantesques crochets, beaucoup plus durs en apparence que le reste du corps. Ces animaux avaient tout l'air de maxi-prédateurs. Le garçon se demanda pourquoi, si les océaniens se dévoraient les uns les autres, cela n'entraînait aucune réaction de la part de la planète. Sans doute parce que cela fait partie de l'ordre des choses depuis toujours...
L'avaleur se jeta sur le Kobol ; ainsi redressé, il semblait à peine plus petit que le puissant Paladion, qui parvint à saisir dans ses mains de métal les deux pattes-crochets de la créature.
« Souviens-toi, Kobol, si tu sens qu'ils commencent à se briser, relâche-les et change de posture... Ayrith, le diagnostic sera terminé d'ici trente secondes. Si tu as le feu vert, considère-toi en situation d'intervenir. »
Les deux autres avaleurs étaient également sur leur adversaire à présent ; la lutte forcenée commença, pendant que l'Ayrith attendait patiemment. L'affrontement semblait un peu difficile, surtout en raison des efforts que devaient fournir les Paladions à ne pas blesser les océaniens. Lukas se rappela avec inquiétude que plus les créatures étaient volumineuses, plus le glitz était susceptible de durer longtemps...
Soudain, la voix de Vodo s'échappa du haut-parleur :
« Bon sang, un glisseur de catégorie quatre ! Je ne savais même pas qu'il pouvait y en avoir dans ce coin. D'habitude, ils restent en haute mer !
—Les prospections de grandes firmes les rabattent vers le littoral, répondit Sig sombrement. Quelle estimation d'arrivée sur le périmètre ?
— Vingt secondes.
— Où en est le diagnostic d'Ayrith ?
— Encore douze secondes. »
Cherchant des yeux le mystérieux glisseur, Lukas réalisa qu'elle ne venait pas du large, mais qu'elle avait longé la côte. D'un bleu électrique, il ressemblait à un croisement entre une limace de mer et une raie, comme il avait pu en voir à l'aquarium de biodiversité terrienne à Stellae. De chaque côté de son corps aplati, de vastes ailerons ondulaient juste à la surface de Margarita : comme son nom l'indiquait, la créature pouvait réellement glisser sur le fluide, d'où sa stupéfiante vitesse. Mais là où aurait dû se trouver sa bouche, fleurissait un bouquet de tentacules terminés par des pinces d'allure mortelle. Ses trois énormes yeux saillants commençaient déjà à briller sous l'effet du glitz.
« Huit secondes... »
Lukas se demanda ce qui se passerait si, au terme du diagnostic, le Paladion ou son plongeur se révélaient inaptes à l'affrontement. D'après ce qu'il avait cru comprendre, cela n'arrêterait sans doute pas Ayrith... Le jeune homme semblait particulièrement enclin à se lancer dans des manœuvres dangereuses.
« Quatre secondes... »
Le glisseur était presque sur le forage ; à présent, ses yeux étaient intégralement illuminés. Les redoutables tentacules s'agitaient frénétiquement. Lukas appuya son front à la vitre ; il avait cessé de respirer et son cœur battait violemment à l'intérieur de sa poitrine.
« Diagnostic Paladion terminé. Aucune avarie fonctionnelle. Diagnostic plongeur terminé. Léger stress du système argentien ; aucun dommage corporel détecté.
— Sig... » retentit la voix d'Ayrith, presque suppliante.
Il n'était plus temps d'hésiter :
« Vas-y ! »
À cette injonction, l'Ayrith se lança en avant, avec une rapidité encore plus stupéfiante que celle qu'avait manifestée le Dark Knight. La fluidité de ses mouvements faisait oublier qu'il n'avait rien d'organique. Il bondit sur l'océanien et s'empara de lui, le maintenant de part et d'autre de ses tentacules ; les crochets glissaient, sans effet, sur le revêtement métallique du Paladion. C'était à présent un affrontement de puissance pure. La créature se soulevait et retombait frénétiquement ; sa queue fine et allongée, terminée par une masse dure et brillante hérissée de pics redoutables, émergea des tourbillons. Certaines pointes étaient brisées, témoignant de combats passés. Ce fléau naturel frappa violemment le Paladion en pleine poitrine, ébranlant l'immense machine. Lukas songeant au corps du plongeur aux cheveux bleus, suspendu, inerte et vulnérable, derrière la paroi de métal, et sentit une légère nausée lui vriller les entrailles.
Avant que son attaquant ne puisse retrouver son équilibre, la bête frappa une seconde fois, dans l'épaule droite. L'une des énormes mains de métal lâcha prise. Le glisseur se tordit pour échapper à la poigne de sa main gauche, mais l'Ayrith parvint à ramener son bras endommagé sur le dos de son adversaire. Levant la jambe, il enfonça son genou sur l'aileron et attrapa la redoutable queue qu'il maintint solidement. Après s'être débattue encore pendant un moment, la créature finit par se calmer, même si son regard brillait toujours de l'éclat intense du glitz. Étrangement, les larges yeux effilés du Paladion, noirs et luisants comme une géante paire de lunettes de soleil, se mirent à étinceler d'une lueur bleutée, comme s'il partageait la condition de l'océanien. Aucun des autres Paladions n'avait montré cette particularité jusque-là...
Lukas était sincèrement impressionné, mais il ne pouvait s'empêcher de ressentir une angoisse profonde. L'Ayrith et, probablement, son plongeur, avaient visiblement souffert. Que se passerait-il si un nouveau monstre faisait son apparition ?
Il se sentait terriblement impuissant, de l'autre côté de la fenêtre, tandis que tous les membres d'Armatis poursuivaient le combat, sur le champ de bataille comme derrière leurs écrans. Heureusement, la situation semblait s'être calmée.
Au bout d'une éternité, les trois avaleurs perdirent leur frénésie et se laissèrent sombrer dans les profondeurs de Margarita. Puis ce fut le tour du glisseur, dont les grands yeux s'éteignirent lentement comme des lampes privées d'énergie. Le Paladion argenté le lâcha brutalement.
« Ayrith, va immédiatement te replier à côté de la foreuse. Nous allons passer une nouvelle série de diagnostics. »
Le Paladion obtempéra sans la moindre récrimination, sans doute à cause de l'inquiétude flagrante dans la voix de monsieur Sig ; ses yeux s'assombrirent lentement, tandis qu'il se mettait en en mouvement, d'un pas empreint de lassitude.
« Bien joué, Kobol, poursuivit le directeur d'Armatis. Nous sommes presque à quatre-vingts pour cent de la phase de pompage. Vous n'avez plus très longtemps à tenir à présent. Il faut espérer que nous n'aurons pas plus de mauvaises surprises. Aurora nous a fait assez subir ses dommages collatéraux... »
Sa voix laissait poindre une animosité dont Lukas n'aurait jamais pensé son directeur capable. Mais peut-être était-ce lié à quelques mauvaises expériences avec les grandes firmes : il avait cru comprendre qu'elles n'avaient pas spécialement bonne réputation dans le monde des petits exploitants.
« Diagnostic achevé pour l'Ayrith, annonça la voix de monsieur Sig. Dommages fonctionnels au niveau de l'épaule gauche. Stress des fonctions vitales du plongeur, soupçons de dommage corporels légers. Autrement dit, hors de question que tu bouges sauf pour remontrer dans la barge ! Bilan médical direct dès que tu rentres. Compris ?
— Compris », répondit le plongeur, avec une lassitude qui transparaissait même à travers le synthétiseur virtuel.
Moralement épuisé par la tension qui l'avait habité le temps du combat, Lukas s'assit à même le sol de la salle d'observation ; les vitres descendaient jusqu'au sol ; il voyait toujours aussi bien le théâtre des opérations, mais il ne parvenait plus à mobiliser autant d'attention, quand bien même l'affrontement n'était pas terminé.
Il n'avait plus qu'une hâte, que les Paladions reviennent au bercail, avec en leur sein des plongeurs sains et saufs.
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