5 - Apprentissage (deuxième partie)

Sur le chemin du bureau, Lukas s'arrêta au milieu de la barge et leva le regard vers le ciel rayé de pastel : que faisait-il là ? Qu'est-ce qu'il lui avait pris d'accepter ce poste ? Il se retrouvait engagé par pitié à faire des choses qui ne servaient à rien ! Qu'est-ce que monsieur Sig avait cru faire ? Contribuer à une bonne œuvre ?

Des larmes brûlaient de nouveau ses yeux. Sa place n'était pas ici... Il était trop tard pour regagner le foyer, puisque la barge se dirigeait vers le large : le garçon participerait à la mission auprès de Mercurius, et quitterait Armatis juste après. Peut-être trouverait-il un poste d'employé quelque part à Terra.

« Pourquoi est-ce que tu fais cette tête ? » lança une voix enjouée.

Iil se retourna pour rencontrer les yeux gris argent, curieux et amicaux, d'Ayrith Elm. Le jeune homme se dressait près de la rambarde, les mains sur les hanches. Si la tenue de Sila avait attiré l'attention de Lukas, celle du plongeur valait tout autant le coup d'œil. Sa tunique et son pantalon d'étoffe blanche, assemblés en pièces complexes soulignées de filets azur, mettaient en valeur ses longues jambes et sa taille étroite. Avec la natte bleu pâle qui lui frôlait les reins, il arborait une allure pour le moins singulière, mais ce style lui convenait étrangement bien. D'après ce qu'il avait pu voir dans son dossier, Lukas savait à présent qu'Ayrith avait vingt-deux ans et qu'il avait intégré Armatis huit ans plus tôt. C'était, semblait-il, habituel pour les jeunes plongeurs de commencer leur apprentissage à un âge aussi tendre. Lukas se demanda quelle sorte de parents permettaient à des adolescents de quatorze ans de se lancer dans une carrière potentiellement si dangereuse.

« Je te dérange ? Dans ce cas, excuse-moi... »

Lukas perçut un peu de déception dans le ton du jeune homme.

« Euh, non, pas du tout ! répondit-il précipitamment. C'est juste que...

- Tu n'as pas envie de parler de tes problèmes ? »

Ayrith croisa les bras et inclina légèrement la tête sur le côté :

« C'est une chose que je peux comprendre. Mais c'est un peu normal de se sentir perdu quand on change aussi radicalement de vie...

- Qu'est-ce que tu sais de ma vie ? » répliqua Lukas, sur la défensive.

Il se sentait un peu honteux d'éprouver un tel sentiment d'hostilité à l'encontre du plongeur aux cheveux bleus. Depuis son arrivée, le jeune homme s'était montré parfaitement amical envers lui. Ce n'était pas non plus l'animosité de Sila qui avait déteint sur lui, mais... autre chose, de moins glorieux encore.

Il était jaloux.

Il n'en comprenait pas tout à fait la raison. Peut-être parce qu'Ayrith était parfaitement dans son élément, comme en témoignait son assurance, qu'il était un membre de longue date de l'équipe, qu'il y avait totalement sa place... Même la légère remontrance du directeur laissait transparaître cette proximité. Lukas savait que sa réaction n'avait rien de rationnel ; aucun prétexte valable ne le portait à prendre parti pour Sila contre lui.

« Ce que sait tout le monde ici, répondit le jeune homme d'un ton dégagé. Que tu viens de Stellae, que tu as tout perdu et que tu avais vraiment besoin d'un travail.

- Et que monsieur Sig m'a engagé seulement par pitié ? ajouta-t-il avec humeur.

- Oui. Et alors ? »

Les yeux de Lukas s'agrandirent : s'il n'avait pas eu de raisons, jusque là, de ne pas apprécier Ayrith, celui-ci allait très vite lui en donner.

« C'est notre cas à tous, poursuivit le plongeur. Sauf Vodo et Varen, parce qu'il sont amis de longue date avec Sig. Mais ni Sila, ni Shimmer ni moi n'aurions eu la moindre chance de trouver un emploi ailleurs. Et aujourd'hui, je suis un plongeur convenable, du moins je le pense, et Sila va finir haut la main son apprentissage. Même Shimmer montre un très bon potentiel. »

Il haussa élégamment les épaules, un petit sourire aux lèvres :

« Tu ferais mieux de voir les choses sous un jour meilleur et d'en profiter pour apprendre, autant que tu le pourras. Au pire, continue à étudier ! Lorsque ta formation sera achevée, personne ne te retiendra si tu veux aller voir ailleurs. »

Sans attendre de réponse, il pivota sur ses talons et se dirigea vers l'intérieur du hangar. Lukas le regarda s'éloigner, sans trouver quoi dire. Il savait que le plongeur avait raison, sur toute la ligne, même si cela lui faisait de la peine de l'avouer. Ayrith... Shimmer... et Sila aussi, engagés par pitié ?

Ses yeux se portèrent vers la silhouette sombre près du bâtiment ; la jeune fille le fixait avec une expression indéfinissable. Mais il décida de ne pas commettre la même erreur deux fois : mieux valait ne pas l'aborder tant qu'elle continuerait à « bouder ».

Le garçon se dirigea vers le bureau, pour finir une bonne fois pour toutes le travail demandé.

* * *

Le directeur se trouvait dans son bureau quand Lukas ouvrit la porte. Un peu gêné d'avoir été surpris à « déserter » son poste, il commença à expliquer confusément qu'il avait quasiment terminé et qu'il avait juste pris une petite pause avant de boucler complètement la tâche. Monsieur Sig l'arrêta d'un geste de la main :

« Allons Lukas, pas la peine de te justifier comme cela. Je ne suis pas un esclavagiste ! Tu es libre de faire une petite pause si tu en as envie. L'essentiel est que le travail avance convenablement. »

Il s'assit derrière son bureau et tapota quelques touches :

« En tout cas, tu as bien travaillé, et vite qui plus est... Ma pagaille va me manquer ! J'arrivais à m'y retrouver, mais il est important qu'en cas de besoin, quelqu'un d'autre parvienne à accéder aux archives administratives d'Armatis... »

Il marqua un temps de silence, observant le paysage qui défilait de l'autre côté de la verrière, avant de reprendre :

« J'espère que tu n'as pas été trop effrayé par la dispute de ce matin. Je sais que c'est parfois un peu pénible, mais les choses sont toujours un peu compliquées entre Sila et Ayrith. »

Il poussa un soupir :

« Tu dois te demander pourquoi je les laisse travailler ensemble... Même si cela va t'étonner, elle a beaucoup appris à ses côtés et elle le sait parfaitement. Quand ils sont en opération, leur coordination est quasiment parfaite. »

Le garçon hocha vaguement la tête, ne sachant que répondre. Il lui faudrait un moment avant d'accepter toutes les particularités d'Armatis.

« Allez, n'y pense plus et suis-moi. Nous allons bientôt arriver en vue de la station de Mercurius : tu n'as pas envie de voir ça ? »

Lukas ne put réprimer un large sourire : oui, il en avait envie, terriblement ! Il suivit son directeur sur le pont supérieur : à l'exception de Vodo qui devait contrôler la barge, tous les membres d'Armatis se tenaient appuyés à la rambarde, le regard braqué vers la station d'exploitation. Il s'approcha à son tour et scruta l'horizon, la main en visière : la côte apparaissait comme une bande grise que la végétation constellait de tâches turquoise, corail et rouille. Des créatures volantes de différentes couleurs, qui évoquaient d'énormes paillons aux ailes trilobées, mais dotées d'un large bec évasé, planaient paresseusement autour des installations. Lukas les observa avec curiosité ; il connaissait la plupart des espèces terriennes par des films et des images, ou parce qu'elles avaient été acclimatées dans les enclaves protégées, mais la faune cyrgane lui était pour la plupart totalement étrangère. Un vent léger soufflait autour de lui, accentuant l'impression de sérénité qui se dégageait du paysage.

Le terrain descendait en pente douce vers Margarita ; les pieds dans les tourbillons nacrés se dressait l'engin le plus bizarre que le garçon avait jamais croisé. Il n'avait rien à voir avec les énormes barges et les plates-formes modulables d'Aurora. On aurait plutôt dit une araignée avec des pattes immenses, au nombre de six, légèrement ployées de sorte de la partie centrale était un peu plus basse que leur articulation supérieure. Un long tuyau partait de la portion inférieure du « corps » pour plonger dans les flots – et au-delà, sous la surface de Cyrga. Beaucoup plus près d'eux était arrimée une petite plate-forme mobile flanquée de deux grands réservoirs.

La barge d'Armatis progressa jusqu'au rivage, sur lequel elle s'abaissa lentement, dans le grincement des puissants vérins mécaniques qui actionnaient son trépied. Varen saisit l'expression de surprise du garçon.

« C'est la procédure classique ; il est toujours préférable de ne pas rester en mode de répulsion quand nous nous trouvons sur un bas-fond. »

Un léger vrombissement le fit se retourner ; une navette intra-atmosphérique surgit devant eux ; elle opéra un vaste arc de cercle pour venir atterrir sur la partie dégagée du pont supérieur. Deux personnes en descendirent, une femme blonde et un homme élancé.

La femme devait avoir une quarantaine d'années ; sa façon de coiffer ses cheveux clairs, en chignon désordonné en haut de son crâne, lui rappela douloureusement Jada. Mais la ressemblance s'arrêtait là : l'inconnue tourna vers eux un visage hâlé, ouvert et rieur, éclairé par des yeux d'un bleu presque électrique. Son compagnon, un jeune homme fluet en combinaison de travail qui portait à la surface de la peau le réseau géométrique des infusés, serrait contre lui une microstat d'un modèle vieillot. Avec un large sourire, Sig s'avança vers les visiteurs, suivi de Varen et d'Aerith :

« Svanne ! s'exclama le directeur d'Armatis avec un plaisir évident. Ça fait du bien de vous revoir, vous avez l'air en forme ! »

La femme éclata de rire :

« Je vous retourne le compliment ! Varen, Ayrith ! Vous êtes toujours aussi beaux gosses ! »

Un peu laissés pour compte dans le ballet des retrouvailles, Sila et Shimmer observait la situation en silence, la première d'un air contrarié, le second avec la mine pensive dont il semblait coutumier.

« Vous savez que nous avons renforcé l'effectif depuis la dernière fois, expliqua monsieur Sig. Voici nos deux nouveaux apprentis : Sila Nagara et Shimmer Adelan. Ils font déjà du boulot de pro.

- Ravie de vous rencontrer, les enfants ! »

Sila se renfrogna davantage, mais elle n'osait visiblement pas se montrer impolie envers une cliente.

« Et voici Lukas, qui est arrivé hier : il renforce l'équipe d'intendance. »

- Eh bien, vous devenez une véritable entreprise, on dirait ! Puisque nous sommes aux présentations, voici Firens Daren, notre nouvel ingénieur de forage. »

Le jeune homme salua avec timidité.

« Mais nous aurons tout le temps de parler boutique. Nous vous proposons de venir déjeuner à notre bord, histoire de rattraper le temps perdu ! Et ça ne sera même pas soustrait de vos gages !

- Volontiers ! Mais je vous préviens, il vaut mieux nous avoir en photo qu'en pension !

- Oh, je sais », répondit la femme avec un fatalisme que démentait son regard brillant.

Lukas ne put s'empêcher de sourire : même si l'enthousiasme de Svanne avait quelque chose d'envahissant, il était difficile de ne pas succomber à sa bonne humeur communicative. Il espéra qu'elle exercerait une influence favorable sur le personnel d'Armatis. 

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