32 - Épilogue (première partie)
L'aéronavette survolait les flots de Margarita depuis deux bonnes heures, après une escale sur l'une des plus imposantes plates-formes de forage d'Aurora, celle qui pouvait effectuer des opérations le plus loin au large. L'homme assis sur le siège arrière jeta un regard morne sur la surface tourbillonnante. Il n'était pas particulièrement pressé de rentrer à SB2, même s'il y était né et y avait toujours vécu.
Au fur et à mesure que le véhicule se rapprochait du cœur de l'océan, les remous devenaient plus épais, plus intenses. Le conducteur éleva un peu plus l'engin, afin d'éviter de rester à la portée d'un monstre de passage. Enfin, l'énorme structure cylindrique apparut. Elle reposait sur un socle dressé un peu au-dessus du fluide. Deux montant latéraux s'élançaient comme des arcs-boutants pour supporter le large croissant qui s'urplombait le tout.
C'est vers cette terrasse parsemée de parcs et d'habitations que l'aéronavette vint atterrir, devant un élégant bâtiment blanc aux vastes baies vitrées. Le passager attendit que son chauffeur lui ouvre la portière pour descendre ; il aspira une profonde bouffée de l'air ambiant, saturé même à cette altitude par les senteurs de Margarita, avant de se diriger vers le hall, sous le regard vigilant d'une poignée de gardes de sécurité.
Un homme mince aux cheveux argentés était assis dans l'un des fauteuils, le nez plongé dans une tablette de lecture. Il releva la tête et se leva en voyant le nouveau venu et déposa l'appareil sur le guéridon à côté de lui.
« Tachyon ! J'ai été prévenu il y a une heure seulement que vous deviez revenir à SB2.
- Je ne suis pas revenu. J'ai été convoqué », répondit sombrement le nouvel arrivant en ajustant son impeccable costume blanc.
Il poussa un soupir et plaça une main sur l'épaule de son interlocuteur :
« Je suis désolé, Avery. »
- Je sais, Tachyon, répondit le vieil homme en souriant avec bienveillance. Comment ça s'est passé à Terra ? »
Le regard bleu de Tachyon s'anima :
« Encore une fois, mes espoirs ont été déçus... Mais j'ai enfin pu lui parler...
- Vraiment ?
- La police l'avait repéré et j'en ai profité pour me découvrir. Mais il n'a pas voulu m'écouter. Je sais que je m'y suis mal pris. Mais il est si vif et intelligent que la tâche s'annonce difficile. Tout ce que je peux espérer, c'est que la similitude de nos talents attise sa curiosité... »
Sa voix s'était échauffée, exprimant tout l'enthousiasme que suscitait en lui la traque du mystérieux hors-la-loi Blue.
« Une telle puissance ne peut pas être un hasard. Il faut bien que ce garçon la tire de quelque part. Même si les mutations sont de plus en plus nombreuses et intenses dans la zone extérieure, elles n'atteignent jamais ce niveau. Même à supposer qu'il soit un naturel infusé, il est hors norme... »
Avery se contente de hocher la tête, la mine sceptique.
« Vous pensez que je cours après un ombre, n'est-ce pas ?» demanda le responsable de la prospection, un peu blessé.
Il aurait tant voulu avoir l'appui et le soutien de son ami et mentor, à défaut d'avoir celle de son directeur. La main d'Avery serra son épaule affectueusement :
« Tachyon... Je ne veux rien vous cacher, vous le savez. Nous en avons parlé des centaines de fois. L'aéronavette a été prise dans une tempête psychophysique et s'est écrasée dans le croissant intérieur. Les chances pour qu'une seule personne ait survécu sont minimes, presque inexistantes... En poursuivant ces ombres, comme vous le dites, vous ne vous rendez pas service. Vous vous empêchez de faire votre deuil... Depuis trop longtemps déjà... Et vous ne nous aidez pas à faire le nôtre. »
Tachyon se dégagea de la prise d'Avery et se dirigea vers la verrière, contemplant sans le voir le paysage au-delà de la terrasse en croissant : des kilomètres et des kilomètres d'océan, qui roulait et tournoyait doucement sous la lumière irisée. Juste en dessous de SB2 palpitait le Nexus, l'origine de toute la psychoactivité de la planète. Il pouvait en ressentir toute la puissance, à peine contenue et prête à se déchaîner à la moindre erreur. Les tempêtes étaient de plus en plus fréquentes et il en connaissait parfaitement la cause probable.
Ses doigts s'attardèrent sur la surface vitrée, comme les souvenirs l'assaillent. C'était ici qu'il était né et qu'il avait grandi, sous l'œil bienveillant d'Avery, et la férule d'une armada d'éducateurs. Il était à bien des égards le produit d'Aurora. Au même titre que SB2 et que le projet CM.
Le reste du monde lui était étranger. Il avait peine à se trouver des points communs avec ces individus qui couraient après leur petite vie de tous les jours, sans avoir la moindre conscience des projets incroyables qui se tramaient au centre névralgique de la planète. Terra, Stellae et toutes les autres exploitations humaines n'étaient que des fourmilières sans grande importance face aux enjeux titanesques dans lesquelles il était impliqué.
Mais sa quête personnelle n'avait rien à voir avec ces enjeux. Elle n'avait pour but que de combler le vide absolu que ce crash avait laissé dans son cœur et dans son existence, tant d'années plus tôt. Son espoir était illogique, il en était parfaitement conscient, et avait toutes les chances d'être déçu. Mais au moins, s'il pouvait persuader Blue, il aurait gagné un atout de poids au coeur d'Aurora. Le talent de du voleur était absolument unique.
Non, pas unique...
Sa main retomba le long de son corps. L'entrevue se déroulerait mal, il le savait. Depuis ce jour fatidique, en dépit du pouvoir qu'il semblait détenir, il était soumis à la tutelle vigilante de Gerald Magnus. Il entendait toujours ses paroles mordantes, voire cruelles, du tout puissant directeur au garçon de seize ans, brisé et abattu, qu'il était alors :
Que tu ne remplisses pas mes espérances, Tachyon, passe encore... Mais que tu détruises toutes mes perspectives, c'est bien plus grave. Tu as intérêt à prouver que tu peux m'être utile... Et à me proposer une autre voie...
Il avait travaillé, aussi dur que cela lui était possible, pour pouvoir mettre en œuvre un nouveau projet pour SB2. Même si Gerald Magnus l'avait approuvé du bout des lèvres, il ne tolérait aucune approximation, aucune zone d'ombre.
Il serra les poings et respira profondément, avant de se retourner vers Avery. Le vieil homme se trouvait toujours au même endroit au milieu du hall, posant sur lui un regard indéchiffrable.
« Êtes-vous passé... la voir ? demanda-t-il d'une voix hésitante.
- Non, répondit le jeune homme d'une voix neutre. Je m'y rendrai après l'entrevue. »
Avery hocha tristement la tête :
« Soit. Je vous attendrai au laboratoire. »
Une ombre de sourire passa sur ses lèvres minces ; puis il se détourna et se dirigea vers la sortie du bâtiment. En regardant disparaître la figure familière, Tachyon se sentit soudain très seul : durant ses trente années de vie, Avery avait été son unique constante : précepteur, mentor, conseiller, il avait toujours montré sagesse et modération, et une sorte d'affection un peu lointaine, comme s'il craignait de trop s'impliquer émotionnellement, mais cela convenait parfaitement au jeune homme. Il aurait voulu le retenir, lui demander de rester avec lui jusqu'au moment fatidique, mais il était un adulte. Il devait être capable de faire face à n'importe qui, même à Gerald Magnus lui-même. Il baissa les yeux vers la montre relais de luxe qui pesait à son poignet. Il avait encore une demi-heure avant le rendez-vous.
Il décida de s'asseoir et de faire une dernière fois le point sur ses dossiers. La tache de directeur des prospections constituait surtout une couverture pour ses fonctions réelles, mais il tâchait de s'y consacrer avec le plus de sérieux possible. Même si l'exploitation de l'Argentium n'était pas la véritable raison de l'existence d'Aurora, c'était une source de revenus importante.
Enfin, sa montre relais lui signala que Gerald Magnus était prêt à le voir. A part Avery, il était l'unique employé d'Aurora que l'homme recevait à sa propre résidence, sans un rempart d'assistantes et de gardes du corps. Les rumeurs insistantes sur sa soi-disant parenté avec le tout puissant maître d'Aurora reposaient en grande partie sur cette proximité qui lui était imposée plus qu'offerte.
Il se dirigea vers une porte sont seuls ses talents de projeteurs pouvaient actionner l'ouverture. Elle révéla une antichambre d'un blanc stérile, qui aurait déstabilisé la plupart des visiteurs, mais pas Tachyon : cette ambiance lui était aussi familière que le regard gris sombre d'Avery.
C'était dans un environnement semblable qu'il avait passé les premières années de sa vie, même si grâce à l'influence du vieil homme, quelques efforts avaient été fournis pour rendre les choses plus riantes. Gerald Magnus, quant à lui, ne prisait ni la chaleur ni la fantaisie. Le jour où Tachyon avait osé l'interroger sur la question, il avait simplement déclaré qu'il ne souhaitait en aucune manière se laisser distraire de ses objectifs.
Il s'arrêta juste devant la porte qui ouvrait sur le bureau privé du directeur. Il n'avait pas besoin de prévenir de son arrivée : Gerald Magnus serait averti de sa présence, de toutes les façons. Le panneau immaculé s'escamota, dévoilant une pièce qui semblait contenue, à part ce seul morceau de paroi, dans un cylindre de verre. Tachyon savait que de l'extérieur, il paraissait opaque et réfléchissant, afin de dissimuler à tous les faits et gestes du tout puissant maître d'Aurora.
Sur un plateau translucide qui n'était retenu que par quatre câbles très fins tombant du plafond, une simple station d'accueil laquée de blanc constituait l'unique preuve que quelqu'un travaillait ici. Aucun décor, aucun objet personnel n'animaient cet espace - et les quelques chaises à la ligne épurée qui le meublait ne faisaient rien pour tromper ce sentiment. Quant au tube holographique où flottait, figée pour l'éternité, la figure d'une jeune femme, il avait toujours mis Tachyon profondément mal à l'aise... comme une sorte d'autel ou, pire encore, un monument funéraire, voire un cercueil. Mais ce qui n'était jadis qu'une désagréable bizarrerie lui était devenu, depuis l'accident, carrément insupportable.
Prenant soin de conserver son regard éloigné de cette non-présence, il focalisa son attention sur l'individu derrière le bureau, qui n'avait pas pris la peine de se lever. Seuls ses cheveux couleur d'acier et quelques lignes sur son visage trahissaient son âge véritable. Ses traits réguliers étaient dénués d'émotion, même quand ses yeux d'un bleu glacé se posèrent sur la forme immobile de Tachyon. Le jeune homme se garda bien d'intervenir : quand le visiteur mettait le pied dans cet espace qui était sien, Gerald Magnus décidait de son moindre geste - voire de ses respirations et de ses battements de son cœur.
« Tachyon. »
Le directeur de la prospection garda le silence : l'homme ne l'avait pas encore invité à répondre.
« Assieds-toi. »
Il obtempéra, avec la plus grande économie de gestes qu'il pouvait invoquer et posa sa microstat sur ses genoux, attendant les questions qui ne manqueraient pas d'arriver. Générales, superficielles, intéressées... sournoises. Gerald Magnus était capable d'en jouer comme d'un instrument bien rodé, pour en tirer ce qu'il voulait entendre. Ou du moins, la façon exacte dont il voulait l'entendre, car Tachyon soupçonnait qu'il connaissait déjà les réponses.
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