32 - Épilogue (deuxième partie)

« Comment s'est déroulé ton séjour dans la zone externe ? As-tu pu consacrer ton temps à superviser la prospection côtière, comme je te l'avais demandé ? »

Il prit le temps de préparer sa réponse, avant de déclarer :

« J'ai réuni toutes les informations qui me semblaient nécessaires. Il demeure quelques zones d'imprécision qui viennent du fait qu'une partie de la prospection est effectuée par des petites sociétés indépendantes, comme vous le savez déjà. J'ai pu me pencher sur le travail de quelques-unes et vérifier en détail leurs méthodes, ainsi que la façon dont elles font remonter les informations à la commission des Gisements. J'ai rédigé un rapport complet que je suis prêt à vous transférer.

— C'est prudent de ta part de ne pas l'avoir fait transiter par les réseaux.

— J'ai appliqué les méthodes préconisées. »

Magnus le vrilla de son regard glacé ; au bout d'un moment de silence, il demanda subitement :

« Pourquoi tant de retenue, Tachyon ? Si je voulais une analyse froide et dépassionnée, j'emploierais un programme d'analyse. Mets-y... un peu plus de toi. »

Il posa les coudes sur la surface du bureau et joignit les mains sur son menton, comme pour se préparer à écouter un long récit. Un léger sourire, qui n'atteignait pas ses yeux, étira ses lèvres. Une expression qui était tout sauf encourageante et rassurante. Comme s'il avait perçu l'hésitation de Tachyon à dépecer devant lui ces petites sociétés qui luttaient faiblement pour survivre au poids de plus en plus énorme d'Aurora.

« Face aux branches de prospections d'Aurora, de LucidOre et de Mercury150, elles sont de plus en plus repoussées vers le littoral. Elles ne mettent à jour que des gisements mineurs qui ne peuvent être exploités que par de petites sociétés d'exploitation. Leurs liens deviennent par conséquent de plus en plus étroits. Au point que je me suis demandé... »

Il s'arrêta, interrogeant Gerald Magnus du regard ; ce dernier décroisa les doigts et effectua un léger geste de la main :

« Continue, Tachyon... Comme je te l'ai dit, ton avis m'intéresse... »

Le jeune homme hocha la tête avant de poursuivre :

« Je me suis demandé dans quelle mesure les indépendants n'abandonnaient pas volontairement les zones médianes, parce qu'ils tombaient dans le domaine des grandes sociétés, pour créer autour de l'exploitation littorale un circuit parallèle. Elles vont jusqu'à revendiquer l'existence d'un organisme de suivi qui leur serait propre.

— Et elles ont raison, à ton avis ?

— Tout dépend du point de vue adopté, répondit-il prudemment. Il n'est même pas certain qu'elles ne soient pas appuyées dans ces démarches par certains de nos concurrents.

— Ne penses-tu pas que c'est une évidence, Tachyon ?

— Je n'en ai aucune preuve directe, répondit prudemment le jeune homme.

— Même par les nôtres ? »

Certaines des petites firmes indépendantes étaient en fait détenues secrètement par Aurora, quelques ramifications de plus au système tentaculaire mis en place en toute discrétion sur plus de trois décennies.

« Non. Nous ne tenons pas à être découverts. Mais dans les faits, la mise en place de ce système ne nous desservirait pas forcément si nous parvenons à nous y implanter par l'intermédiaire de nos relais...

— Tu n'estimes pas leur impact négligeable ?

— Tout cumulé ? Pas vraiment, non. Si l'on considère toutes les firmes de prospections, d'exploitation... voire de protection. »

Il baissa la tête, sachant que la suite allait être un peu difficile à amener :

« D'autant plus que ces sociétés sont les premières à souffrir des anomalies de plus en plus fréquentes qui ont lieu sur le littoral. Des créatures de catégorie quatre, cinq, voire beaucoup plus commencent à s'approcher des rivages de Margarita, ce qui rend le travail des petites firmes d'exploitation de plus en plus dangereux. Elles deviennent de plus en plus méfiantes vis-à-vis des grandes firmes en général. Et de nous en particulier. Nous devons être prêts à faire face à un surcroît d'accusations en cas d'accident... Comme de la part de cette firme de protection, il y a quatre ans... »

Magnus fronça les sourcils, comme si Tachyon lui parlait d'un insecte posé sur la terrasse de SB2. Mais l'homme possédait une mémoire hors norme :

« Ce n'est pas cette petite entreprise dont les Paladions avaient subi l'attaque d'un draco ? Elle a été dédommagée. Et nous n'avons plus eu d'incidents de ce type depuis...

— Cela peut constituer un précédent, si d'autres accidents graves devaient survenir.

— Il n'y a aucune preuve, répondit le directeur, ses paupières baissées voilant son regard. Si nous l'avons payé, c'était pour qu'elle se taise plus vite, et cela a fonctionné, non ?

— Mais ce n'est pas en faisant taire les victimes que nous pouvons endiguer le problème », rétorqua-t-il.

Il ne pouvait nier que les paroles du vieux barbu lui avaient laissé un arrière-goût amer. Même si leur projet transcendait les destins individuels, la mention des dégâts infligés à ses collègues lui avait rappelé l'image d'une aéronavette réduite à l'état de débris par une tempête psychophysique.

« Les petites sociétés s'insurgent déjà en raison des risques accrus qu'elles subissent. En cas de drame plus important, nous ne pourrons nier nos responsabilités. Et même si nous le faisons, nous ne serons pas crus. À terme, c'est le projet qui en pâtira... Nous savons que des créatures de catégorie sept ou huit tentent régulièrement de franchir la Digue. Et que des fragilités sont apparues... Ce ne sont plus que les extracteurs qui seront mis en danger en cas de brèche, mais les implantations humaines de toute la côte. Les autorités seront bien obligées d'intervenir et tôt ou tard, c'est vers nous que les yeux se tourneront. »

Il marqua une pause, attendant un argument quelconque, qu'il soit pour ou contre sa démonstration, mais il ne reçut que le silence.

« Je sais que vous espérez que le projet sera mené à bien avant que cela devienne un véritable souci... Mais il ne sera pas forcément possible de couvrir longtemps les conséquences. Les tempêtes se font de plus en plus violentes et altèrent le travail même des plus grandes firmes... Même si nous avons la prééminence, le Conseil élargi finira bien par les entendre... »

Le visage de Gerald Magnus demeurait insondable. Il baissa lentement les mains, les appuyant sur le rebord du bureau :

« Le problème que je rencontre avec toi, Tachyon, sera toujours le même : la logique et la morale sont mêlées si étroitement dans ton esprit qu'il devient impossible de les démêler. Je ne sais si cela est le signe de ta brillance ou tout simplement une preuve de confusion. Je n'ai pas la moindre intention de modifier mon calendrier. Mais si tu veux songer à des solutions pour la protection des implantations et des forages, je te laisse le champ libre... »

Ce qui équivalait sans doute à ramasser tout le sable de Cyrga avec une pelle et un seau d'enfant. Mais il connaissait aussi la façon de penser de Magnus : il ne lui avait pas attribué une tâche impossible ; il ignorait délibérément ce mot. Tachyon ne pouvait, une fois encore, que s'incliner sous le regard impérieux, d'une froideur brûlante, de celui à qui il devait toute son existence.

Quand il quitta le bâtiment, il se dirigea directement vers les laboratoires de SB2. Pas ceux où travaillaient les équipes scientifiques ordinaires du complexe du Nexus, mais les installations plus confidentielles dissimulées en plein cœur de la structure, auxquelles seule une poignée de personnes avait accès. Gerald Magnus, Avery Bennet et lui-même en faisaient partie. Les deux autres étaient le professeur Alvera, responsable des systèmes d'hibernation, et le docteur Tsubasa, le généticien de SB2, tous les deux au service d'Aurora depuis ses tout débuts. Pour y parvenir, il fallait emprunter un circuit tortueux dans des coursives métalliques éclairées d'une lumière glacée – mais pas autant que le regard de Gerald Magnus.

Quand il arriva devant la porte, il appuya sa paume sur le scanner génétique, attendant patiemment que l'analyse lui garantisse l'entrée. La porte-sas se déverrouilla, lui livrant passage dans l'antichambre de l'installation. Avery s'y trouvait, les mains derrière le dos, l'air pensif.

« Comment l'entrevue s'est-elle passée ?

— Comme d'habitude », répondit le jeune homme d'un ton neutre.

Son ami hocha. la tête :

« Je vois. Êtes-vous vraiment sûr de vouloir y aller ?

— Oui, répondit fermement Tachyon.

— Vous êtes bien conscient... Que cela se passera comme d'habitude ? »

Le directeur des prospections hésita un peu, avant de hocher la tête.

« Ou, Avery. Je le sais. Mais je dois y aller. »

Il baissa les yeux vers le sol laqué de blanc :

« Peut-être qu'un jour... ce sera différent. »

Avery ne put retenir un soupir attristé et s'effaça pour le laisser passer. La porte du "sanctuaire" s'ouvrit, lui donnant accès à une vaste pièce plongée dans une semi-pénombre presque aquatique. Quasiment tous les murs étaient tapissés d'écrans et d'installations électroniques dont il ne connaissait qu'imparfaitement les fonctions. Des lignes de chiffres et des voyants de toutes sortes clignotaient silencieusement, mais la seule vraie lueur qui éclairait la salle était celle, d'un blanc clinique, qui émanait d'un large tube dans la partie centrale, rempli d'un fluide transparent. Au cœur du dispositif flottait une silhouette. Celle d'une femme dont la longue chevelure bleue ondulait dans les flots de bulles qui palpitaient dans le conteneur ; un tuyau opaque s'enfonçait dans son abdomen, des fils métalliques étaient branchés sur ses tempes.

Avery s'arrêta au niveau de la porte, laissant Tachyon se diriger seul vers la forme inconsciente.

Il posa une main sur le biocrystal transparent, sentant la légère vibration des appareils de survie. Son regard glissa sur ce corps dans une éternelle jeunesse, une éternelle beauté.

Peu de chose la distinguait du reste de l'humanité : essentiellement sa peau bleu pâle, sur laquelle courait un réseau de fines lignes argentées, qui semblaient phosphorescentes sous cette lumière particulière. Sous les paupières closes, il savait que ses iris avaient la couleur d'un miroir reflétant un ciel de pluie.

Son regard se brouilla légèrement. Il devait se hâter, avant que l'émotion ne le submerge totalement. Deux fauteuils ergonomiques avaient été disposés de part et d'autre de la colonne. L'un d'entre eux, de petite taille, était prévu pour un enfant. Il posa brièvement la main dessus, luttant pour refouler sa peine, pour aller s'installer dans le plus grand. Il saisit la couronne métallique qui y était accrochée, la plaça sur son front et ferma les yeux...

oOo

C'était une immense plaine, qui s'étendait à perte de vue. Il l'avait connue couverte de tendre végétation aux teintes douces sous un ciel aux couleurs pastel, résonnant de rire... Il se souvenait d'une main chaude dans la sienne, le tirant vers un bosquet aux rameaux légers comme des plumes, ondulant dans une brise tiède...

« Allez, viens, Tach', elle nous attend ! »

Mais il était seul à présent, seul dans cette immensité qui ne supportait plus que des pousses rêches et ternes. Le vent le glaçait jusqu'aux os.

« Où es-tu ? » demanda-t-il d'une voix qui lui sembla étrangement jeune et effrayée. La voix du garçon de seize ans qu'il redevenait quand il entrait dans cette autre réalité.

« Je t'en prie, supplia-t-il, réponds-moi... Je suis sûr que tu m'entends... »

L'air en mouvement siffla autour de lui, mais il ne portait aucune voix. Ni enjouée, ni riante, ni même en colère ou indifférente. La plaine était désespérément vide, sous des cieux qui se chargeaient d'ambre grisâtre. Il se sentit tomber à genoux, les mains à plat sur le sol, tandis qu'il implorait :

« Je t'en supplie... Pardonne-moi... Parle-moi, je... "

Il essuya son visage d'un revers de manche, avant d'achever :

« Je le retrouverai. Il est en vie. J'en suis sûr. S'il était mort, je le saurais... »

Il releva la tête, scrutant l'espace à la recherche d'une présence invisible :

« Je le retrouverai, je te le ramènerai. Mais... parle-moi. Réponds-moi... »

Encore une fois, aucune réponse... Il se releva maladroitement et demeura figé, les bras serrés autour du corps, tremblant de désespoir.

oOo

Il ouvrit les yeux subitement. D'une main maladroite, il ôta le cercle de métal et se redressa. Devant lui, CM-04 flottait encore dans son système de vie suspendue, immobile, inatteignable. Il se releva et sur des jambes mal assurées, se rapprocha du tube. Ses doigts s'appuyèrent de nouveau sur la paroi tiède.

« Je le retrouverai, et nous serons ensemble de nouveau. Je t'en fais le serment... » promit-il d'une voix farouche.

Depuis le coin d'ombre à côté de la porte, Avery le regardait avec une infinie tristesse.

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