30 - Virée sur le littoral (deuxième partie)

Le temps était clair et dégagé ; le vent soufflait un peu plus fort qu'à l'accoutumée. Il faisait doux, comme toujours en cette saison, chaud même, mais l'air contenait une fraîcheur qui fit frissonner Lukas. À son grand étonnement, il vit Ayrith commencer à dégrafer sa tunique blanche. Son pantalon suivit, ainsi que ses mi-bottes. En dessous, il portait une sorte de combinaison marine qui laissait découverts ses jambes et ses bras.

« Qu'est-ce que tu fais ?

— Je me mets en tenue. Je ne vais quand même pas faire du planosurf tout habillé... Et si ça t'intéresse, j'ai aussi prévu une combinaison pour toi. J'espère qu'elle sera à ta taille. »

Il ouvrit l'arrière de la camionnette et lui lança un paquet gris-bleu, que le garçon rattrapa maladroitement. Il le déplia avec répugnance :

« Je n'ai pas envie de me ridiculiser, grommela-t-il.

— Comme tu veux. »

Il descendit les deux planosurfs, puis s'occupa de mettre en marche le sien. Sous l'effet des répulseurs, car elle se souleva à une vingtaine de centimètres au-dessus du sol.

« Qu'est-ce que tu vas faire avec ? demanda Lukas avec curiosité.

— Chevaucher les tourbillons. »

Le garçon porta son regard vers le littoral ou le fluide spiralait lentement sur le sable blanc, le même qu'il avait vu sous la surface quand les Paladions avaient affronté les créatures au large. Il se pencha pour y passer les doigts, s'émerveillant de sa texture soyeuse. Des minuscules cristaux scintillaient dans la lumière comme de la poussière de diamant. Poussé par la curiosité, il s'approcha des vagues opalescentes pour toucher l'étrange substance. Ce n'était pas comme mettre la main dans l'eau ni le vent. La sensation se situait un peu entre les deux. Il ne s'était pas attendu à ce que l'océan soit aussi tiède, une température parfaite qui donnait envie de se plonger dans ses profondeurs et de se laisser entourer par les tourbillons comme par un cocon sécurisant.

Il en avait presque oublié Ayrith, qui était monté sur l'engin, passant les pieds dans les courroies prévues à cet effet ; il la dirigea, en utilisant juste le poids de son corps, vers les volutes de Margarita. Dès que le planosurf se retrouva au-dessus de la surface irisée, il prit de la vitesse, entraîné par les mouvements circulaires du fluide. La planche accéléra, rebondissant de tourbillon en tourbillon le long du littoral. Lukas le regardait, bouche bée : l'équilibre du plongeur demeurait parfait, en dépit des inclinaisons insensées de l'engin. La façon dont il se penchait dans les courbes, dont il ployait les jambes, dont il se redressait et étendait les bras, donnait l'impression qu'il dansait et volait tout à la fois.

Sans s'en rendre compte, Lukas s'était assis dans le sable. Le vent ébouriffait ses cheveux ; il ressentait la même impression que lorsqu'il assistait à une course de motoglisseurs à Stellae. Une excitation mêlée d'une certaine envie. Au bout d'un long moment, il laissa son regard errer sur les nuées de nautaériens qui spiralaient dans le ciel : des rouges, petits et nombreux, des bleu pâle plus rares mais plus larges d'envergure. Il sentit quelque chose bouger à ses pieds et découvrit une bestiole plate aux multiples pattes qui semblaient à peine toucher le sol dans leur ondulation continue ; ses quatre yeux pédonculés le considérèrent curieusement. Puis l'animal, avec une incroyable rapidité, s'enterra dans le sable et disparut de sa vue.

Il s'aperçut à peine qu'Ayrith était revenu à ses côtés, la planche sous le bras. Il la posa avant de s'asseoir à côté de lui :

« Alors ?

— Ça a l'air marrant... répondit Lukas d'une voix faussement blasée.

— Plus que sympa. Maïa m'emmenait souvent ici quand je vivais dans l'Untercity. »

Machinalement, il traça des dessins dans le sable du bout des doigts.

« C'est Maïa qui les a construites. Une pour moi et une pour elle... Ce n'était pas trop le truc de Cluz, comme tu peux t'en douter. »

Il sourit :

« Au début, je n'étais trop doué... Je passais plus de temps assis dans le fluide que sur la planche. J'étais jaloux de Maïa : cela semblait lui venir si facilement. Mais il fallait dire qu'elle était plus vieille que moi. Cinq années, ce n'était pas rien à cet âge-là... Mais au fil du temps, j'ai fini par la rattraper, au point que maintenant, c'est elle qui ne veut plus m'accompagner. »

Lukas ne put s'empêcher de sourire :

« Parce que tu es meilleur qu'elle ? »

Il haussa les épaules, avant d'avouer :

« En fait, je crois que c'est plus parce qu'elle ne veut pas sembler m'encourager... »

Lukas hocha la tête : bien sûr, c'était évident.

« Ce n'est pas... risqué pour toi ? demanda-t-il d'un ton un peu hésitant.

— Comme tout le reste, répondit Ayrith d'un ton désinvolte. Chevaucher un motoglisseur. Plonger. Vivre, même... »

Le garçon pouvait comprendre ; d'ailleurs, il commençait à devenir comme l'équipe d'Armatis et comme les technotraffiquants. Un peu trop attentif...

« À part le matin et lors des tempêtes, est-ce qu'il y a des inconvénients ? Tu ne sembles pas avoir perdu tes capacités. J'ai vu tes scores à l'entraînement et ce que tu pouvais faire sur cette planche. Tu n'as sans doute rien perdu de tes réflexes.

— En effet. Une fois que les connexions nerveuses sont activées, je suis toujours aussi performant. Aucun problème avec ça...

— Il y en a... avec autre chose ? s'enquit Lukas prudemment.

— Eh bien... »

Ayrith marqua une pause, comme pour trouver les mots justes :

« Le processus est complexe. Le pontage spinal transfère les signaux nerveux à l'argentium, qui les renvoie vers les nerfs. C'est un procédé particulièrement délicat, paraît-il. »

Il laissa passer un instant de silence, avant de poursuivre :

« Les commandes des mouvements sont retransmises à la perfection. Peut-être même... mieux, qui sait. Mais d'autres signaux sont un peu moins performants. Comme ceux de la douleur. »

Lukas écarquilla les yeux, surpris :

« Tu veux dire... que tu ne sens rien ?

— Bien sûr que si ! Je perçois parfaitement les contacts, et la douleur... dans une certaine mesure. Mais partiellement. C'est pour cela qu'il faut que je sois attentif. Au moins un peu. »

Le garçon sentit l'inquiétude le saisir :

« Ça t'est déjà arrivé de te blesser sans t'en rendre compte ?

— Non, pas vraiment, répliqua Ayrith avec un sourire. Tout au moins, pas gravement. Je pense que dans ce cas, je m'en serais rendu compte. Mais il ne faut pas que je mesure la gravité à l'intensité du signal, dès qu'il s'agit du bas de mon corps. »

Son regard tomba sur la deuxième planche, puis remonta sur Lukas, brillant d'expectative :

« Ça ne te dit vraiment pas d'essayer ? lança-t-il, pas tant, manifestement, pour changer de conversation que parce qu'il pensait avoir fait le tour de la question.

— Toujours pas, grogna Lukas.

— Tu en es sûr ? »

Le garçon se mordilla la lèvre, hésitant : en son for intérieur, il en mourrait d'envie, mais il craignait de se ridiculiser. Même si le faible taux de portage de la planche était compensé par les répulseurs, le support semblait assez instable, en particulier quand il prenait de la vitesse dans les tourbillons. Rester debout sur cet engin tenait de l'exploit.

« Allez, juste une fois. Il vaut mieux que tu enfiles la combinaison, tu seras beaucoup plus à l'aise. »

Le regard de Lukas tomba sur le vêtement... Subitement, il se leva, l'attrapa et partit s'enfermer à l'arrière de la camionnette pour se changer. La combinaison n'était pas désagréable à porter : elle mettait en valeur sa taille mince et des abdominaux dont il commençait à être fier, même s'il ne possédait pas le corps athlétique du plongeur. Il regrettait malgré tout de voir ses jambes, un peu trop maigres à son goût, ainsi exposées.

Il émergea de la camionnette en tâchant de conserver une allure désinvolte, mais le sourire affiché par Ayrith avait quelque chose d'agaçant... Il était impossible de savoir si le jeune homme se moquait de lui ou s'il était juste particulièrement satisfait de lui-même – sans doute un peu des deux.

« Eh bien, c'est parfait ! Je te la mets en marche, et tu montes dessus ! »

Lukas s'exécuta ; il dut lutter un peu pour conserver son équilibre : le planosurf semblait se dérober sous ses pieds.

« Pas mal. Maintenant, tu vas essayer de la diriger par le poids du corps. C'est exactement comme une planoplanche.

— Je n'ai jamais employé de planoplanche... »

Il jeta un regard suspicieux vers Ayrith :

« Tu as essayé, toi ?

— Je m'y suis mis il y a... quelques années... Et pis ce n'est pas le propos.

— De toute façon, il suffit que quelque chose soit dangereux pour que tu t'y essayes, non ? Tu peux parler de Blue...

— Tu ferais mieux de t'appliquer au lieu de râler. »

Lukas se pencha légèrement, provoquant une accélération du planosurf. Il fonça à toute allure dans les tourbillons et opéra un cercle complet avant de basculer. Le garçon tomba dans le fluide, sentant dans sa bouche son étrange goût à la fois doux et métallique. Il roula plusieurs fois sur lui-même et finit par se retrouver assis dans le sable, environné par les courants peu profonds du littoral.

« Eh, pas mal ! s'écria Ayrith. Tu as tenu plus de trois secondes ! C'est déjà mieux que ma première tentative... »

Lukas plissa le nez à ce compliment d'autant plus douteux que le plongeur devait logiquement avoir douze ans ou moins lors de cette fameuse première tentative.

« Tu ne t'es pas fait mal au moins ? ajouta le plongeur avec une agaçante sollicitude.

— Ça va, grommela le garçon.

— Prêt pour un second essai ? »

Il jeta vers Ayrith un regard déterminé ; sautant sur ses pieds, il récupéra la planche qui flottait mollement à côté de lui et retourna sur le sable. Il remit l'engin en place et se lança de nouveau... Cette fois, il réussit à tenir debout quelques secondes de plus avant de choir dans les flots de Margarita. Mais il commençait à prendre goût à l'exercice.

Derrière lui, il entendait le plongeur lui crier des conseils :

« Redresse-toi ! Ne lutte pas contre les tourbillons, au contraire, va dans leur sens ! »

Même si au début, devoir suivre les directives du jeune homme l'ennuyait prodigieusement, il se mit instinctivement à les écouter. L'exercice devenait de plus en plus plaisant, en dépit des multiples chutes qui concluaient invariablement ses tentatives. Il se surprit à sourire de toutes ses dents, voire à rire quand il se retrouvait précipité dans les remous. Il ne se rappelait pas s'être autant amusé depuis son départ de Stellae. Ou même avant. Sans se préoccuper de ce qu'on pouvait penser de lui... Il n'aurait jamais cru pouvoir ainsi se laisser aller, d'autant moins avec Ayrith.

Brièvement, il songe qu'il s'était rarement senti aussi libre, aussi insouciant... Le monde extérieur, finalement, s'était montré moins rude envers lui que sa ville natale. Peut-être qu'après tout, un avenir l'attendait sur les rives nacrées de Margarita.

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